Note d’Anne-Marie Dupont
Que dire des années qui suivirent 1882 ? Si ce n’est qu’elles furent, pour Maman, les étapes de la voie douloureuse.
1884 – Départ de l’Heure – Déchirement profond.
Installation à Abbeville, situation diminuée.
1885 – Départ de Gabrielle pour le séminaire des Filles de la Charité, rue du Bac.
1886 – Sérieuse, calme, peu mondaine, elle ne désire pas se marier de suite.
Refus de plusieurs beaux partis.
Son frère Paul entre dans les ordres.
1887 – Inquiétude des Mère et Grand-mère : l’aînée doit être mariée en premier.
Présentation d’un jeune homme, toutes garanties : famille, honorabilité ; situation, bien physiquement. Reprend une grosse affaire : fabrication de fers pour construction.
Impossibilité d’un refus. Obligation stricte d’accepter. Elle s’incline avec larmes, par devoir.
1887 – Mariage. De suite, multiples souffrances intimes avec la belle famille.
Mon père a vite compris que l’affaire est mauvaise. Prend en mains la direction, voit le néant de ses efforts.
Ma naissance à 7 mois dans les larmes. Je pèse 1 kg 1/2.
On me baptise 4 fois, croyant me voir mourir, et on m’appelle l’enfant du miracle.
Maman est très malade d’une pleurésie.
1890 – Naissance de mon petit frère Jean qui vit une heure.
1891-92 – Luttes. L’affaire est liquidée. Naissance d’un 3ème enfant qui ne vit pas.
Mariage de Mathilde à Paris.
1893 – Retour du ménage à Abbeville, chez ma grand-mère.
1894 – Chagrin profond de sa sœur Jeanne : le jeune homme qu’elle aime, atteint de tuberculose, se retire et ne fait pas de demande officielle.
Vies brisées, offertes à Dieu, pour sa plus grande gloire et le bien des âmes.
Sa sœur Gabrielle est envoyée en mission au Chili.
Vie d’incertitudes, de démarches, de situations prises et abandonnées.
Santé toujours plus chancelante.
Elle est soignée, durant quelque temps, à Amiens.
1895 – Entrée de sa sœur Jeanne au noviciat des petites Sœurs de l’Assomption, rue Violet, et de son fiancé dans les ordres. Il mourra prêtre.
1896 – Tentative de départ dans le Nord où une situation est offerte.
Retour au bout de 6 mois après un cruel échec.
Mon Père n’avait qu’une vocation : l’armée, contrecarrée par les siens, rien dans la vie ne l’intéresse vraiment.
1897 – Enfin, à Amiens, offre d’une situation acceptable et parfaite. Sous-direction d’une banque belge. Installation à Amiens.
Son frère Paul y est nommé vicaire.
Mère et Grand-Mère s’y fixent également.
Pierre achève sa préparation au baccalauréat.
Le foyer semble se reconstruire. Nous habitons assez près les uns des autres.
Les vacances nous ramènent à l’Heure, à l’Abbaye. Je suis mise au couvent.
Mes heures de liberté s’écoulent assise près de Maman, contre son chevalet ; je l’aime, je l’admire et je sens confusément que je suis nécessaire à sa vie. Je surveille avec des yeux extasiés l’éclosion des fleurs rutilantes de lumière qui naissent sous son pinceau.
Maman a la grande joie de pouvoir prendre à Paris quelques leçons avec Rivoire et Madame Faux-Froidure.
1898-99 – Son frère Abbé, très entreprenant, grand Seigneur, vrai d’Hangest !
Orateur, musicien excellent, très social avant le temps, fonde des œuvres diverses : patronage, bibliothèque, théâtre, fanfare ; organise des marches avec retour à travers Amiens au pas cadencé. Précédé de la fanfare, le patronage défile. Les fêtes se succèdent. On monte des pièces très belles : « La Fille de Roland », « Pour la Couronne », « La Passion », etc. Mon père s’y donne corps et âme.
Pourtant ma fragile et délicieuse Maman est soucieuse. Je surprends des conciliabules entre elle et ma Grand-mère.
Mort de Bonne-Maman de Hollande qui, impotente, avait près d’elle une religieuse depuis 15 ans.
1900 – Tante Gabrielle rentre du Chili, très malade.
Tante Jeanne, la Petite Sœur de l’Assomption, est au plus mal.
Je me prépare à ma Première communion qui a lieu le 20 mai.
La réunion de la famille n’arrive pas à secouer la chape de tristesse qui paraît recouvrir la maison.
Mort de Tante Jeanne.
1901 – Maman, seule et frêle, fait tête à l’orage.
Les œuvres ont absorbé la fortune de Grand-mère, l’héritage de Bonne maman et bien au-delà !
L’évêché ne soutient pas mon oncle qui, désespéré et violent, s’échappe et fuit … Où ?
Tous les souvenirs de famille, les beaux meubles… tout est dispersé et Grand-mère accablée de douleur, trouve asile chez nous.
La banque dans laquelle est entré mon Père, suspend ses paiements et croule. Ce qui nous restait s’évanouit dans cette débâcle… et il faut vivre.
Heureusement Grand-mère est avec nous et a gardé l’Heure, propriété inaliénable, mais elle est horrifiée de rester à Amiens. Moralement elle souffre mille morts… toujours sans nouvelles de son fils, elle n’a qu’une idée : partir, partir, se terrer, loin d’un pays qui l’a connue heureuse et fière de ses enfants.
1902 – Offre d’une place à Reims. Acceptation contre le gré de ma mère.
Sans doute pressentait-elle la rude montée du calvaire.
Après tant de revers et d’épreuves, mon Père révolté, ne pratique plus et paraît avoir son énergie brisée.
Nous partons dans l’inconnu.
Pierre sort du régiment, plus de fortune, pas de situation. Il pense partir coloniser au Congo.
Devant le chagrin de Grand-mère, il part en Angleterre.
1903 – Au bout de quelques mois, situation perdue. Il semble que tout est égal à mon Père.
Grand-mère tombe gravement malade en Picardie.
On l’opère, elle reste une année bien malade, usée par tant de peine.
1904 – Après une seconde opération, Grand-mère meurt à Amiens.
Pourtant une dernière joie lui est accordée.
Paul, très malade à Tunis, a demandé un prêtre. Les Pères Blancs, lui redonnent force, courage et foi pour vivre.
Pierre se fiance en Angleterre.
1905 – Terrible lutte contre la misère grandissante.
Mon Père ne fait rien, je vois l’angoisse et les larmes cachées de Maman. Elle s’amenuise plus encore.
Mon Père paraît se désintéresser absolument de ce qui se passe chez nous et je sens que de tragiques évènements sont à la veille de se produire. Bien souvent Maman se prive et prétend n’avoir pas faim pour que je puisse déjeuner. Elle s’est mise à travailler et vend les jolies aquarelles qu’elle peint avec tant de courage et de talent.
Sa santé est mauvaise, elle fait peine à voir, elle tousse à fondre l’âme, depuis des mois, mais reste sur la brèche avec toute sa volonté tendue.
Pourtant une croix est venue s’ajouter à celle si lourde déjà. La mère de mon Père, ruinée par son gendre, s’est installée chez nous.
C’est une femme hautaine, dure, qui ne nous aime pas. La vie est pénible et Maman, sur laquelle tout retombe, garde son inaltérable douceur. Chaque jour à la messe de 7h elle refait provision de foi. Pourtant, certains soirs, je sens croître son angoisse. Il se fait tard, mon Père ne rentre pas… Derrière la fenêtre je surveille la rue et du plus loin que je l’aperçois, je rassure la maison…
Ici s’achève ce texte. La suite ne nous est pas parvenue…
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