1917-2017 Un siècle d’agriculture à Caours

La ferme familiale de Caours (Abbeville – Somme)

Georges Géneau de Lamarlière, agriculteur originaire du Nord, acquit en 1917 la ferme de Caours (Abbeville) pendant la Grande Guerre afin d’être en retrait du front (voir carte – ouverture du lien dans un nouvel onglet). Le conflit fut malgré tout très présent. Son fils Pierre (1899 – 1981) est mobilisé. Il reviendra après le conflit pour travailler avec son père à la ferme. En 1922, Pierre se marie avec Germaine Mayu, également fille d’agriculteurs.

Georges laisse alors aux jeunes époux la conduite de l’exploitation se construisant une maison non loin de là.

Papa-Pierre et Germaine

L’exploitation de Caours est typique pour la région et la nature de sa production sera assez stable au fil des années. Pierre de Lamarlière cultive des céréales, notamment du blé, mais aussi de l’orge et du lin. Sans oublier la betterave qui occupe une place importante dans les cultures.

Les bêtes sont nombreuses à Caours et plus particulièrement les vaches laitières dont s’occupe un vacher. S’il n’y avait pas de cochons, il y avait comme dans toute ferme un poulailler important, des lapins et bien sûr un pigeonnier. Celui-ci, devenu inutile, fut démoli à la fin des années 50. Le pigeonnier, ainsi que la remise pour les chariots à atteler et le tas de fumier, se trouvait au centre de la cour elle-même bordée de quatre corps de bâtiments. Leurs murs étaient faits de bois et de torchis sur une base de briques.

Dans les années 20, Pierre de Lamarlière labourait avec des chevaux dont l’écurie était attenante à la maison. Le charretier dormait à proximité des chevaux, notamment au moment des poulinages. La charrue pouvait être tractée par trois chevaux de front. Il n’en allait pas nécessairement de même pour les herses ou les extirpateurs (outils d’arrachage des mauvaises herbes) pour lesquels un ou deux chevaux suffisait.

Les moissons étaient des moments intenses à la ferme, animée par un grand mouvement de chariots et par la présence des saisonniers. Les trois ou quatre ouvriers agricoles permanents ne suffisaient pas pour assurer tout le travail. Le premier tracteur est arrivé en 1947, remplaçant ainsi les chevaux qui tiraient la faucheuse-lieuse.  Plus généralement, il faudra attendre 1954 pour voir véritablement se développer la motorisation de l’agriculture grâce au plan Marshall (voir sur le site du Sénat – ouverture du lien dans un nouvel onglet : La mécanisation de l’agriculture en France).

Pour achever la maturité du blé, il fallait faire des diseaux, assemblage en pyramide de groupes de dix bottes. « C’était beau tous ces diseaux dans les champs ! » se rappelle Nicole revoyant les images de son enfance non pas à Caours mais à Saint-Firmin-lès-Crotoy. « On faisait aussi des meules » précise Bernard de Lamarlière. Puis, ajoute-t-il, « une fois le blé sec et mûr, on le ramenait en chariot à la ferme pour le battre durant l’hiver ». Mise dans des sacs en toile de jute fabriqués chez Saint Frères à Flixecourt, la récolte partait généralement à la coopérative locale, coopératives qui se sont multipliées après la seconde Guerre.

De son côté, la culture de la betterave nécessitait en ce temps-là beaucoup de main d’œuvre. « Comme on semait beaucoup plus de graine que nécessaire, il fallait au printemps biner à la main des champs entiers » explique Bernard. « Il y avaient des bineurs de betteraves, c’était des emplois saisonniers ; avant la Guerre de 39-45, c’était les femmes du village, puis après, des Italiens et des Espagnols en quête de travail » précise Nicole.  Toujours à la main, en octobre, novembre, il fallait arracher les betteraves et leur ôter les feuilles. En bout de champs, les betteraves étaient entassées pour être transportées, d’abord dans des chariots à cheval, puis à l’arrivée du tracteur dans des remorques. Les betteraves étaient d’abord livrées à Saint-Riquier où se trouvait une râperie. Elles étaient râpées pour en extraire le jus. Jus qui était expédié par un tuyau, une sorte de pipe-line, vers la grande sucrerie d’Abbeville.

Pour le lait, la majorité de la production était quotidiennement collectée par la laiterie de Saint-Riquier. Une petite partie était livrée, en bidons, à quelques épiceries d’Abbeville qui le vendaient « en vrac ». Le reste servait à la consommation interne de la ferme. Germaine assurait les repas quotidiens que ce soit sur place ou dans les champs où les hommes partaient pour la journée avec leur casse-croute, généralement du pain et du saindoux. Les déjeuners et dîners étaient pris dans la cuisine de la ferme. Le potager de Caours permettait aussi de nourrir ce personnel qui fut stable et fidèle durant l’entre-deux-guerres. La tentation d’aller travailler « en ville » viendra plus tard.

Pierre et Germaine auront deux garçons, Raymond (1923 – 1957) et Bernard (1926) qui grandissent dans l’ambiance animée de la ferme et au rythme des travaux saisonniers. Tous les deux font leurs études à Amiens, pensionnaires au lycée la Providence, la « Pro » pour les initiés. La seconde Guerre éclate en 1939 et la « Bataille d’Amiens » (mai, juin 1940) bouleverse la vie picarde. La « Pro » qui est bombardée et incendiée le 19 mai n’est plus en mesure d’accueillir les élèves. Les deux enfants de Lamarlière sont envoyés à Abbeville. « Je me souviens que plusieurs fois, nous nous sommes couchés dans les fossés lors de survol d’avions allemands et même anglais !» se rappelle Bernard. Il n’est plus alors question de poursuivre des études et Raymond et Bernard rejoignent leur père à la ferme. Ils apprennent ainsi, sur le tas, le métier d’agriculteur, avec l’appui de cours théoriques par correspondance. Les réquisitions de denrées étaient régulières et de plus en plus nombreuses durant cette période d’occupation. « Nous faisions des colis pour envoyer aux prisonniers, mais on ne savait pas s’ils arrivaient vraiment à destination ! » se rappelle Nicole en pensant à sa ferme familiale de Saint-Firmin qui connaissait le même sort. « Nous étions très surveillés » précise Bernard qui ajoute « les Allemands, on ne cherchait pas trop à entrer en contact avec eux !».

Bernard et Nicole

À la Libération, la vie dans la ferme est plus paisible, Raymond et Bernard prennent les choses en main. En 1949, Raymond rencontre la fille d’un agriculteur du Vimeu, et l’épouse. Tous deux reprennent la ferme de ses parents située à Tours-en-Vimeu. À Caours, Papa-Pierre passe complétement la main à Bernard. Celui-ci rencontre Nicole Landrieu. Ils se marient en 1953 et emménagent dans la maison principale de la ferme. La famille s’agrandit avec l’arrivée de Béatrice en 1954, de Marc en 1955 et de Pierre en 1956. La maison, très ancienne et inconfortable, sera détruite et remplacée par la maison actuelle construite en 1964. Un bâtiment résolument moderne qui contraste avec le bâti traditionnel des différents corps de ferme. La nouvelle maison est spacieuse et largement éclairée par de grandes baies vitrées.

L’exploitation aussi se modernise. Si au début des années 50 un rudimentaire tracteur valait le prix d’un cheval, de nouveaux matériels agricoles arrivent dans les fermes. Commence alors une course à l’équipement. Bernard, en agriculteur avisé et ouvert aux nouvelles techniques accueille de nouveaux engins : tracteurs, semoirs, moissonneuse… La traite est mécanisée. Les Chambres d’Agriculture incitent d’ailleurs les agriculteurs à s’équiper.

La nature des cultures connaît peu de changements. Il y a toujours une très forte dominante céréalières (blé, orge…) et la betterave. Bernard refait du lin comme son père en faisait déjà avant la guerre pour le vendre aux Belges.

Les vaches laitières, en moyenne une trentaine d’Hollandaises, seront présentes jusqu’en 1968. Bernard se tourne alors vers les vaches à viande, des Charolaises. Ce changement soulage ainsi l’exploitation de la lourde contrainte qu’est la traite et surtout de la difficulté croissante de trouver du personnel compétent pour cette tâche.

La physionomie de la ferme change. En écho de la nouvelle maison et de son jardin d’agrément, l’aspect de la cour se modifie et devient un espace dégagé. Après la démolition du pigeonnier, c’est la remise à chariots qui est démontée et remontée un peu plus loin. De nouveaux hangars en tôle sont construits pour accueillir une nouvelle organisation des bêtes et le matériel agricole nécessaire à l’exploitation.

La configuration de l’exploitation change aussi par l’achat ou la location de nouvelles parcelles de terres. Bernard acquiert des pâtures du côté de Neufchatel-en-Bray pour ses vaches qui y restent tout l’été. L’hiver, il les ramène à Caours. A partir de cette époque, le territoire d’une ferme qui s’agrandit va progressivement se composer de terres séparées les unes des autres en fonction des opportunités, comme le rachat d’exploitations en cessation d’activités.

En 1985, Bernard et Nicole se retirent et s’installent dans une villa de style moderne à quelques centaines de mètres de la ferme. Cette nouvelle demeure de plain-pied est agréable à vivre, lumineuse. « On y est bien » précise Bernard. Cette maison est aussi à proximité de la mairie de Caours où Bernard occupa pendant plusieurs années la fonction de maire (1985-2001).

Marc et Hélène

C’est Marc, l’aîné des garçons qui reprend alors la ferme de Caours. « Pour moi, ce fut naturel » dit-il, lui qui avait appris le métier en accompagnant son père sur le terrain. Tandis que sa sœur Béatrice et son frère Pierre, devenus pharmaciens, s’installent, l’une avec Bruno Crozet, son mari, à Conty (Somme) et l’autre avec Chantal Depret, sa femme, à Saint-Pol-en-Ternoise (Pas-de-Calais).

Marc obtient son BTS agricole à Genech (Nord) en 1977. Il va poursuivre la modernisation de la ferme dont la production est assujettie à différents types de quotas, dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC). Les céréales produites sont livrées à la coopérative, alors appelée La Laborieuse, ainsi qu’à un négociant privé, M. Hermand. Tandis que les vaches pour la viande sont vendues à Jean Ducrocq, un cousin du côté Landrieu qui est « marchand de bestiaux » à Noyelles-en-Chaussée. C’est ensuite Henri Ducrocq qui succède à son père dans ce négoce de bovins.

Pour Marc, les relations professionnelles dans le monde agricole sont simples. « On travaille en confiance, on se met d’accord par téléphone et c’est vendu ! ». Ceci est valable autant pour le blé que pour les bêtes. Marc apprécie ainsi cette qualité du métier d’agriculteur.

Dans les années 80, se rappelle Bernard, un hectare de blé donnait environ 60, 70 quintaux. Aujourd’hui, selon Marc, le même hectare donne entre 90 et 100 quintaux. L’apport d’engrais a considérablement augmenté. Si à l’époque il y avait peu d’interventions sur le blé, soit environ deux pour les engrais et deux ou trois pour les intrants (herbicides), aujourd’hui on est passé à dix ou douze interventions par an !

La mécanisation se développe et les engins deviennent de plus en plus performants. La ferme des années 80 se voulait autonome et possédait son propre matériel. Marc revoit, en souvenir, le parc d’engins agricoles stationnés dans les hangars de la ferme. Images d’un passé révolu car à partir de la fin des années 90, la tendance est à la mutualisation. « Nous nous mettions à plusieurs pour acquérir une moissonneuse-batteuse » précise Marc.

En 1979, Marc épouse Hélène Garçonnet. Ils se sont rencontrés en classe de seconde au lycée Saint-Pierre d’Abbeville. Hélène, fille d’agriculteur à Melleville (Seine-Maritime), connaît bien le monde agricole et prend activement part à la vie de la ferme de Caours. Elle accompagne la modernisation d’une exploitation dont la superficie ne cesse d’augmenter, passant d’environ 180 hectares quelques années auparavant à plus de 330 aujourd’hui. Ceci fut rendu possible par le rachat d’exploitations trop petites pour être viables. Le territoire de la ferme d’aujourd’hui n’est plus limité à la périphérie immédiate du village. La plus grande rapidité dans la mobilité et le confort des tracteurs permettent des déplacements de plus en plus éloignés du corps de ferme. Une plus grande superficie et de nouveaux équipements technologiques sont devenus indispensables au développement d’une exploitation moderne.

La ferme de Caours est ainsi caractéristique des mutations qui marquent le monde agricole tant en Picardie que dans une grande partie de la campagne française au tournant du millénaire. L’informatique arrive, d’abord pour la comptabilité, puis, de plus en plus dans la gestion des sols, des semailles ou, encore des stocks et de ventes.

Si le type des cultures demeure assez stable, blé, orge, lin, betteraves, c’est l’organisation de la production qui change. De nombreuses de tâches s’automatisent comme les semailles, l’entretien des parcelles ou encore et surtout les modes de récolte. La mécanisation grandissante a rapidement exclu des champs les interventions manuelles.

Traditionnellement, les récoltes étaient directement vendues à des coopératives locales, puis, progressivement les ventes font désormais l’objet de contrats avec les industriels de l’agro-alimentaire. Par exemple, Caours vend ses betteraves à Terreos, à Saint-Louis Sucre ou encore à Cristal Union. L’agriculteur est devenu un gestionnaire de marchandises et un négociateur. Il travaille presque seul. À la ferme, Marc n’a plus qu’un seul ouvrier agricole.

Ces évolutions de la ferme et du métier vont aussi changer profondément la place et le rôle de la femme de l’agriculteur dans l’exploitation. « Elle participe différemment au développement de la ferme » précise Hélène qui représente la nouvelle génération. Pour beaucoup d’épouses d’agriculteurs, fini, la gestion d’un poulailler ou d’un potager ! Ces deux espaces n’existaient d’ailleurs plus à Caours déjà depuis le début des années 70. Et la ferme devient plus coquette et ordonnée. « Il faut absolument se diversifier » affirme Hélène avec conviction. L’ouverture de chambres d’hôtes en 1992 dans le bâtiment de l’exploitation donnant sur la rivière (d’où le nom de la Riviérette http://www.de-lamarlierem.com/), s’accompagne au début d’une activité de vente de produits en lin (linge de maison). Cette activité en lien direct avec la production de la ferme était un circuit court avant la lettre.

Là ne s’arrête pas l’idée de la valorisation du site. En 2005, Hélène et Marc ouvrent dans un autre bâtiment aux poutres apparentes et murs en briques une salle de réception de cent couverts.

Ces nouvelles utilisations d’espaces devenus surdimensionnés en regard des besoins agricoles actuels modifient l’image et la fonction même de la ferme qui n’en demeure pas moins active. Profitant de locaux vacants, surtout depuis le départ définitif des bêtes, et répondant à la nécessité de se diversifier, l’évolution de Caours illustre le passage entre une agriculture « traditionnelle » vers une exploitation de plus en plus automatisée où la place de l’homme est réduite. Marc est quasiment seul entre ses ordinateurs et tracteurs « intelligents » et Hélène gère l’activité « services ». Ceux-ci s’inscrivent dans une réalité économique contemporaine qui voit la ferme devenir un lieu d’accueil pour le loisir rural : chambres d’hôtes en face des pâtures et des canards, lieu de réception pour noces et banquets, garage pour camping-cars.

L’activité agricole demeure néanmoins la composante essentielle de l’exploitation dont les produits se vendent dans le monde entier. De Rouen et de Dunkerque, le blé embarque pour l’Egypte ou le Maghreb, alors que la Chine achète du lin. Les cours mondiaux des céréales sont suivis quotidiennement en temps réel par Marc qui gère sa production en fonction d’une demande internationale. Il garde dans ses hangars du blé et spécule dans l’attente de prix de vente avantageux.

L’outil Internet occupe désormais une place centrale dans la gestion de l’exploitation. Si déjà il permet depuis longtemps le suivi météorologique, il participe aujourd’hui à l’organisation directe de la culture, à la gestion des divers apports pour les sols ou encore à l’ensemble des moyens de production. Une technologie de plus en plus sophistiquée robotise et pilote les travaux des champs, par GPS notamment. En 2016, pour traiter un champ, Marc, de par l’automatisation de son tracteur connecté, n’a plus besoin de le guider avec le volant. La conduite de l’engin sur le terrain est d’abord paramétrée par lui, puis se fait automatiquement par relais satellite. La main de l’homme ne touchant presque plus la terre permettant ainsi de garder les doigts « propres » pour taper sur un clavier (J).

Aucun des quatre enfants d’Hélène et de Marc n’a suivi de filière agricole, rompant ainsi avec une tradition familiale. Jeanne (1981) a étudié à l’Institut d’Etudes politiques de Paris (SciencePo), Juliette (1987), a fait de même, Louis (1983) est diplômé de l’Ecole supérieure de Commerce d’Amiens (Sup de Co Amiens) et François (1992), pour des raisons de santé, n’a pu suivre d’études.

Exploiter une ferme aujourd’hui implique de nouvelles compétences notamment en matière de gestion (« on est envahi de paperasse » ajoute Hélène avec le sourire) et de connaissances technologiques. L’usage de l’anglais est devenu indispensable pour s’inscrire dans un mouvement dépassant largement le canton d’Abbeville. Par l’automatisation des tâches agricoles, le labeur est physiquement moins pénible que du temps de Papa-Pierre. Le parc de machines tend aussi à se réduire et il n’est plus nécessaire aujourd’hui de disposer de sa propre moissonneuse-batteuse, même mutualisée avec d’autres agriculteurs. Des sociétés de prestations externes apparaissent et assurent de plus en plus avec leurs matériels les travaux des champs. Introduisant peu à peu la sous-traitance au sein des exploitations. Sans doute une solution, si l’on n’exploite plus soi-même, pour conserver son patrimoine.

Propos recueillis par Karine Picot (1.7.2.1.2 / 5.3.4.1.2) et Alain Snyers (1.7.2.1.1 / 5.3.4.1.1) auprès de Nicole (1.7.1.2) et Bernard de Lamarlière et Hélène et Marc (1.7.1.2.2) de Lamarlière

Une réflexion sur “1917-2017 Un siècle d’agriculture à Caours

  1. Landrieu 19 février 2017 / 17 h 41 min

    Très instructif, pour moi ayant vécu jusqu’à mon adolescence dans la désert égyptien. Félicitations

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