Canchy, un village pas comme les autres

Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre XXI : Pélerinage

La guerre de 1914-1918 a passé sur la France, la famille a fait son devoir ; il y a eu des tués, des grands blessés, des rescapés ; il y a eu des fortunes inespérées, des ruines totales. Occupation ennemie, fournitures militaires, ce sont les pâtissiers, les aubergistes et les cafetiers d’Abbeville qui sont devenus les propriétaires et les rentiers de Picardie.

A l’automne 1920, Thérèse, Renée et Marcel, enfants de Charles, se rencontrèrent à Paris et décidèrent d’aller voir ensemble leur village de Canchy, ses fermes de briques et de pierres, ses forêts profondes et ses vastes plaines, avec leurs moulins en tour de garde. Bien modestement, ils prirent le train en 3ème classe, emportant en poche des sandwichs démocratiques. Ils passèrent  au buffet d’Amiens, où les mêmes compotiers de fruits ornaient les comptoirs, mais les pêches y étaient affichées à 50 francs.

A Abbeville, personne ne les reconnut et, prenant un petit train local, ils débarquèrent à Canchy. A pied, ils se dirigèrent vers le village, longeant d’immenses champs de betteraves, mais sur les coteaux, les moulins, hélas, ne tournaient plus. Celui d’en haut avait perdu ses ailes et n’était plus qu’une tour en ruine. Ils arrivèrent à la route du bas :
« Si ça roule en bas, dirent-ils en riant, c’est les de ‘l’Heure' », mais ils savaient bien que rien ne roulerait plus de ces vieux omnibus de famille avec leurs charges d’enfants empilés. Démodés ces omnibus, comme les sveltes charrettes anglaises, les cabriolets aux roues étincelantes, tout était aux automobiles.

En entrant dans le village, l’horloge sonna onze coups. Vieux souvenir, cette horloge était un cadeau de Charles à Canchy.

La ferme Landrieu s’étalait intacte avec ses beaux bâtiments de briques, sa marre centrale et ses tilleuls rabougris. Les coqs y chantaient comme jadis, mais le fléau s’était tu car on y battait à la machine ! Lorsque les yeux des touristes sentimentaux se tournèrent vers la maison de Maman-Mère, ils s’arrêtèrent saisis d’horreur. Une longue bâtisse de briques rose cru, plus de vigne vierge, à cette époque où elles flambaient rouge autour des fenêtres, plus un arbre dans l’avenue des tilleuls d’où s’exhalait en juin l’odeur des fleurs surchauffées, les grands marronniers qui semaient l’or dans les allées, coupés eux aussi laissant à nu un demi-kilomètre de grilles rouillées. Se peut-il que ce perron aux marches en déroute soit le piédestal où Maman-Mère recevait en audience son petit monde d’enfants ? Il y a encore la pompe où Charles faisait à grande eau sa toilette du matin et, dans un coin, un vieux banc vermoulu où l’on s’asseyait des tartines de pâté à la main.
« Partons vite, fait Marcel, tout cela est si cruellement abîmé qu’il vaut mieux en rester à nos souvenirs. Allons faire la tournée de Papa-Père ».

Ils traversèrent la cour, les vergers, retrouvèrent les champs, le Bosquet, les collines, les Hayettes, mais au lieu de monter vers le moulin déserté, ils gagnèrent la forêt. Elle au moins n’avait pas changée, plus parée que jamais de tous les tons roux et or de l’automne, elle leur offrait comme jadis ses allées majestueuses de hêtres et de sapins géants, ses hautes futaies et ses sentiers capricieux, et pour eux seuls, à chaque coin, un souvenir d’enfance ! Les cabanes de Robinson, les clairières où l’on faisait la dinette,l’étoile où l’on jouait à la bataille de Crécy… et l’on s’attendait à voir apparaître Emily appelant :
« Enfance, enfance, just the time, venez mange ».
Bien modestement, ils sortirent leurs sandwichs et leur thermos et prirent leur déjeuner, riant comme des enfants, revivant le passé, ayant tout oublié du présent : âge, soucis d’avenir, études graves.

« Si nous étions au printemps, dit Renée, les oiseaux chanteraient et cela nous rappellerait Papa imitant l’un ou l’autre et disant : « ça, c’est une mésange à tête noire, ça, c’est un chardonneret ». Pauvre père, sa vie d’enfant dans cette forêt calme et enchantée l’avait bien mal préparé à la lutte parmi les hommes ».
« Et puis, ajouta Thérèse qui buvait son café chaud, quelle idée de diriger cet enfant des bois et des champs vers la grande ville. L’école de Not’Naître manquait de mathématiques spéciales et le lycée d’Amiens préparait de bons cultivateurs mais pas des financiers ».
« Hélas, dit Marcel en chantant Péléas, « il va falloir sortir de cette forêt » car l’unique train passe à 16 heures et c’est le denier de la journée ».
« Oh, dit Renée, passons par le château du Rondel, je désirerais tant savoir ce qu’est devenue la vieille fée de notre enfance, sa canne incroyable et ses beaux équipages ».
Justement, la concierge était devant sa porte.
« Min Dieu, fit-elle de sa voix chantante et aimable, c’est-y mie point les petits de Monsieur Charles ? ».
Oui, c’était eux : docteur, doctoresse et mère de famille. On devait vendre le château et le bois du Rondel, mais tout avait été arrêté par le petit-fils de Monsieur le marquis, à la veille de faire un mariage inespéré : il épousait… la petite fille unique du banquier Adam, une demoiselle bise, pas belle, mais riche, riche…

L’heure pressait, on quitta la bonne femme.
« Je ne me soutiens plus, récita Renée, ma force m’abandonne et mes genoux tremblants se dérobent sous moi ».
« Le marquis et la fille Adam, continua Thérèse, ils auront des enfants bis dont le grand-père aura vendu des « roba-vecchia » dans les rues d’Alexandrie ! Madame d’Antan si réellement noble et dédaigneuse, mélangera le pur jus de son sang français avec des chiffonailles d’Afrique ! ».
« La noblesse a toujours fumé ses terres, assura Marcel ».
« Oui, mais avec du fumier français, conclut Renée ».
Thérèse rêva un moment :
C’est qu’elle est colossalement riche l’héritière. Rien que dans le domaine Landrieu, son fripon de père refit : l’usine Levoir, le moulin de l’Heure et les immenses terrains de sable où s’étalent à présent, dans un luxe anglais, Le Touquet et Paris-Plage. Pour un « roba-vecchia », toute cette défroque Landrieu et d’autres sans doute, bonne aubaine ».
« Espérons, fit Marcel, que le joli marquis aura les dents longues et fera sauter rapidement ce bien mal acquis ».

« J »entends le tortillard, cria Renée, il s’époumone en sortant de la forêt, dépêchons-nous ! ».
« Mes sœurs, garez-vous à droite, hurla Marcel en attrapant Thérèse et Renée par l’épaule ».
Une grande auto qui occupait à elle seule tout le chemin qui menait à la gare venait de les frôler à toute vitesse, mais pas assez vite cependant pour qu’on n’ait pu y reconnaître le nez provocant et la tignasse frisée du vieil Adam.
« Quelle ironie, fit Thérèse, les descendants des Landrieu de Canchy, les premiers possesseurs de ces champs, à pied avec trois sous en poche et qui manquent d’être écrasés par l’importé qui roule en auto de luxe, après les avoir tous roulés ».
« Avez-vous vu, dit Renée en riant, qu’il avait des armoiries peintes sur sa portière ? Les armes Adam : deux pommes et un serpent… ».
« Sur mon prochain tacot, plaisanta Marcel, je ferai peindre les armes des Landrieu : sur fond de gueules, avec très peu d’or, je vois l’arbre de la forêt originelle, le dé symbolique de la Dame Letellier et la caravelle de son mari, l’armateur ».
« Nous y ajouterons le serpent Adam prêt à tout avaler, pour résumer l’œuvre de la troisième République, ajouta Renée en grimpant dans le train. Adieu Canchy, fit-elle à la portière, en agitant son grand bouquet de feuillages et de fougères ».

Thérèse à côté d’elle énumérait les villages et les routes : la route d’Abbeville, Le Plessiel, Drucat, la rivière de l’Heure, les pâtures, le moulin. Et les braves paysans empilés dans l’unique wagon s’émerveillaient d’entendre ces voyageurs étrangers redire tous ces noms familiers. L’un d’eux conclut :
« Ché parisiens y sont point bêtes, y connaistent tout comme si qu’y seraient d’z’effants du pays ! ».

« Des enfants du pays, t’as raison pépère, fit Marcel. On a beau avoir été élevés au Havre, avoir vécu de longues années à Paris, vivre à présent à Metz, à Saintes, en Égypte, la partie la plus tendre de notre cœur est restée accrochée à ce village (?), à ces horizons monotones, à ces routes plates, et nous resterons pour la vie des enfants fidèles du pays picard – ave Picardia nutrix – ! ».

Une réflexion sur “Canchy, un village pas comme les autres

  1. Mireille Bonfils Landrieu 28 septembre 2015 / 20 h 20 min

    Je viens de lire ces lignes avec grand intérêt et j’en remercie ceux qui nous les ont livrées sur ce site.

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