Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre VI : La chance d’Anatole
Stéphanie partit seule pour Amiens, Maman-Mère ne l’accompagnait pas : « C’est trop loin pour moi, avait-elle dit en excuse, je ne suis pas encore assez mondaine pour supporter cette accablante journée ». Mais la veille de cette visite au troisième beau-frère, Maman-Mère jugea prudent d’éclairer un peu cette jeune mariée novice sur l’importance de sa belle-sœur Aurélie.
– Comprenez, faisait Maman-Mère, ma belle-fille est née Levoir.
– Ma bonne mère, ça ne me dit rien de précis, répondait Stéphanie en riant.
– Pour nous, les Landrieu qui ne sommes que des agriculteurs, les Levoir sont de grande famille, notaires de père en fils, très considérés et surtout très riches. Aurélie, fille unique, était le plus beau parti de la région et voilà qu’elle s’est éprise de mon Anatole. Justement il ne se destinait pas à la culture, Aurélie possédait une fabrique de velours d’Amiens et c’est comme cela que mon troisième fils est devenu industriel, et c’est par lui que Charles est entré dans une fabrique de draps. Le mariage d’Anatole était si inespéré que Papa-Père a réuni ses fils pour leur annoncer la belle surprise et il leur a bien recommandé de n’avoir pour ce veinard aucune jalousie. Ils ont bien ri, car ils s’aiment tant, qu’ils ne connaissent pas ce vilain sentiment. Landrieu a dit: “J’aime mieux mon Olympe ! “. Émile a affirmé avec sagesse que la bonne fortune de l’un était un bonheur pour toute la famille. Quant aux deux jeunes, Charles et Florentin, ils ont donné de grandes bourrades à Anatole en lui chantant je ne sais quelle ritournelle : ”Il n’est pas bien dégourdi, le mari d’Aurélie ! “. Avec ces deux-là il faut toujours qu’on plaisante et qu’on rie.
– Merci, Maman-Mère fit Stéphanie, pour cette présentation en règle. Je n’avais vu, le jour du mariage, qu’une petite boulotte parlant haut et avec assurance, je comprends mieux à présent ce ton un peu dominateur.
Par une pluie battante, Stéphanie partit à l’aube pour attraper à Abbeville le train d’Amiens. Aurélie l’y attendait dans un élégant coupé qu’elle remplissait de ses rondeurs. Quelques minutes après, on entrait dans une maison riche et d’un goût affreux. Le déjeuner, très copieux et d’une cuisine recherchée, était un peu écœurant pour une future maman, déjà fatiguée par la voiture, le train, le vent, la pluie. Anatole, le père tranquille, ne parlait presque pas, par contre Aurélie était assourdissante, babillage sans intérêt, beaucoup de potins sur des inconnus. Les enfants restaient, comme leur père, silencieux et réservés. Ils étaient quatre : Louise l’aînée une vrai beauté, Georges très régulier de traits mais légèrement roux, Jules affreux presque albinos, et Gustave un bébé tout bis aurait dit Maman-Mère, qui n’aimait pas cet agneau noir dans un troupeau blond.
Dès que le déjeuner eut pris fin, Aurélie emmena Stéphanie visiter les merveilles de sa lingerie avec des piles de draps pour les lits de vingt générations au moins, puis on passa à l’office où, confitures, conserves et pâtés s’empilaient comme des livres dans une abondante bibliothèque. Aurélie, d’une voix gourmande détaillait ses trésors et ses recettes personnelles. Évidemment les cent kilos à trente ans n’avaient pas d’autre origine : « Fine cuisinière et maîtresse de maison avisée, ce sont des traditions Levoir ».
Respectueuse et muette Stéphanie l’écoutait docilement. On rentra au salon, pour y trouver le banquier Adam, qui était à présent un intime de la famille. Il avait désiré faire connaissance avec Madame Charles qu’il accable de compliments, mais malheureusement l’heure pressait, il fallait reprendre le train d’Abbeville et Stéphanie s’envola heureuse dans le joli coupé où elle avait à présent toutes ses aises.
– Comme je suis heureuse d’être rentrée, disait-elle, quand elle se retrouva dans un bon fauteuil au coin d’un grand feu à côté de Maman-Mère.
– Je vois, répondit Maman-Mère, que le luxe d’Aurélie ne vous a pas tourné la tête.
– Oh ! non et je puis vous affirmer que je ne serai jamais jalouse de la chance d’Anatole !
– Vous n’avez pas bien déjeuné ?
– Oh oui, tout était même trop recherché pour mes goûts sobres de normande, mais j’ai été tour à tour roulée dans les mauvais compliments d’Aurélie et dans les flatteries au miel d’un nommé Adam, ça fait la douche écossaise.
– Peuh, fit Maman-Mère, le front silencieux, il était là, ce bis.
– Oui, c’est un ami intime et d’après ce que j’ai compris, il a avancé des capitaux à Anatole et est associé dans ses affaires.
– Je n’aime pas ça, soupirait Maman-Mère, mon mari s’est toujours passé de banquier, il paraît qu’à présent ce n’est plus possible.
– Enfin, continua Stéphanie, pour ce Monsieur je suis belle, jeune, élégante et intelligente…. j’en passe. Pour Aurélie, au contraire, je m’habille trop jeune, pensez donc, j’ai 22 ans, j’ai des cheveux naturels trop frisés, elle m’a conseillé la perruque, enfin mon deuil n’est pas assez sévère, et ma jolie ceinture de moire lui a déplu. Voilà le résultat de ma journée à la famille n°3, je préfère les un et deux et je suis bien contente d’avoir fini la tournée.
Florentin et Maria, curieux, arrivaient à la soirée. Il fallut recommencer le récit en détails de la réception, des richesses des armoires et du luxe des voitures, mais quand on arriva à l’intimité nouvelle avec le banquier Adam : « Justement, dit Florentin, sa banque vient de m’écrire pour m’offrir des capitaux gagés sur mes propriétés ».
Maman-Mère avait levé les yeux et son regard était inquiet et fixe, mais avant qu’elle eut dit un mot, Maria avait dressé sa petite tête volontaire et lançait :
– Tu as répondu non, j’espère ?
– Naturellement, fit Florentin un peu décontenancé, mais Anatole sait que je veux lancer la betterave en grand, il me conseille de réfléchir.
– C’est tout réfléchi, annonça Maria d’un ton sec, ni emprunts, ni banquiers dans nos affaires. Je travaille avec toi, j’ai donc droit de regard dans tes finances. Nous vivrons modestement, notre avenir sera peut-être sans fortune, mais jamais de dettes, c’est un principe Dubois.
– On t’obéira, ma femme, fit Florentin sur un ton résigné. Je serai digne Dubois dont on fait les flûtes. Et tout finit par de joyeux rires.
Pour changer la conversation, Stéphanie raconta son attente au buffet d’Amiens, car le train avait eu du retard :
– Je m’ennuyais, dit-elle, j’étais devant des compotiers remplis de pêches et je n’ai pas pu résister, j’en ai mangé deux.
– Combien coûtaient-elles, demanda Florentin curieux ?
– Dix sous chaque, croyez-vous, fit Stéphanie en éclatant de rire.
Mais Maria ne riait pas.
– Dix sous chaque, fit-elle avec des yeux pleins de reproches, alors que chez moi vous en auriez eu dix pour rien ! Mais Stéphanie, c’est insensé !
– Mea culpa, fit la coupable.
– Vous êtes pardonnée ma fille, dit Maman-Mère, je sais qu’elles sont très tentantes, ces pêches en pyramides du buffet d’Amiens. Savez-vous ce que je répondais à mes enfants quand ils voulaient que j’en achète : « Elles sont si froides qu’il n’y a que les fous et les Anglais qui puissent les manger ».