Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre XI : La débâcle d’Anatole
L’hiver suivant, Stéphanie s’efforça de remplacer un peu Maman-Mère dans la correspondance familiale. Elle écrivit de façon régulière à ses belles-sœurs, ce qui permit de garder le contact entre parents dispersés. Les nouvelles n’étaient pas gaies : Landrieu semblait assez atteint du côté du cœur, Valentin avait eu une pleurésie et passait l’hiver à La Vierge, un hiver très froid avait gelé les arbres à fruits et tué de jeunes animaux. A L’Heure, tante Marie était toujours rebondissante, mais Paul travaillait mal et les princes charmants ne se pressaient pas de venir faire leur choix parmi les jeunes filles. Les v-i-ô-lettes n’avaient pas encore fleuri au bord des clairs ruisseaux. Tout allait très bien chez Maria et Florentin et Antoinette faisait des progrès en piano. Aucune nouvelle d’Aurélie.
Quand l’été revint, Charles ayant racheté à ses frères la maison de Maman-Mère, Stéphanie s’y fit très accueillante, ayant toujours des chambres prêtes pour des visiteurs imprévus. Les grands dîners de famille eurent lieu à L’Heure et à La Vierge, car la grande salle de Canchy aurait rappelé trop tristement l’absence de la chère aïeule. Malgré sa solitude désolée La Vierge plaisait aux enfants, on y faisait toujours des pique-niques dans les sables et des parties de pêche !
Le moulin de L’Heure était toujours plein de piano, de danses et de chansons. Il y venait en outre des cousins d’Amiens, jeunes athlètes grimpés sur des vélocipèdes qui faisaient rêver les danseuses de corde. La famille Anatole ne parut pas cet été-là.
C’est vers la fin décembre qu’arriva au Havre une sinistre dépêche qui bouleversa petits et grands :
“Prions frère Charles venir immédiatement à Amiens, situation financière grave”.
Le lendemain même, les quatre frères arrivaient ensemble à Amiens, pour trouver Anatole effondré, Aurélie plus jacassante que jamais. Une spéculation malchanceuse venait de les ruiner, Anatole se trouvait devant un déficit de cinq cent mille francs, qu’il fallait combler en quelques jours, sinon c’étaient la faillite et le déshonneur. L’usine de tissage valait deux cent mille francs, il fallait donc trouver immédiatement trois cent mille francs, car le beau-père Levoir refusait tout secours.
Landrieu avec sa claire intelligence, expliqua à son frère le danger de ces coups de bourse pour lesquels il n’était nullement compétent :
– Mais ce n’est pas moi, gémissait Anatole, qui me suis lancé dans cette voie, c’est Adam qui m’y a entraîné, quand il a vu que mon usine, malgré l’apport de ses capitaux, ne faisait que de médiocres bénéfices. C’est lui qui a tout manœuvré et je me suis contenté de signer pour me retrouver dans ce pétrin.
Émile, qui lui aussi était engagé dans des spéculations de farine avec des capitaux Adam, essaya de défendre son banquier :
– Moi, dit-il, j’ai fait avec Adam de très bonnes affaires, c’est une vraie malchance pour ce pauvre Anatole !
A ce moment Charles commença à parler. Il évoque le souvenir de Maman-Mère à qui on avait promis de s’entraider si jamais l’un des cinq frères se trouvait menacé. Il ajouta qu’il fallait tout faire pour que le nom de Landrieu ne soit pas inscrit au tableau des faillis :
– Anatole, fit-il très ému, tu ne seras pas déshonoré, car nous sommes là. Donne ton usine à Adam pour les deux cent mille francs qu’il propose de t’avancer, je m’inscris pour deux cent mille francs, Émile pour cinquante mille, Landrieu et Florentin pourront aller jusqu’à vingt-cinq mille chacun. Dans huit jours tes dettes seront payées.
– Moi, dit Florentin, je peux vendre deux champs, mais ce que Maria va être méchante.
– Je reste auprès d’Anatole, fit Émile, je me charge de tout arranger, repartez très vite et envoyez moi les fonds.
Quand on apprit à Aurélie que l’affaire semblait en bonne voie, elle retrouva son sourire et offrit à ses sauveurs un déjeuner excellent, servi par son personnel stylé et les frères se quittèrent affectueusement tandis que Charles redisait avec force : “Comme cela, il n’y aura aucune tache sur notre nom de Landrieu !“.
Hélas, ce fut beaucoup plus tragique auprès des quatre épouses, qui n’étaient pas aussi férues de l’honneur des Landrieu et à qui on arracha de force des économies sagement amassées, de petites dots conservées pour l’avenir des enfants. Mais c’est Charles qui se trouva, après son beau geste, dans la situation la plus difficile. Il donna sa dot entière : cent mille francs. Mais pour se procurer la même somme, il dut faire appel à sa femme. Le vieux père Letellier, en Normand avisé, avait marié sa fille sous le régime dotal. Elle devait donc donner son autorisation et sa signature pour qu’on puisse en aliéner une partie. Stéphanie hésita, son père lui conseillait de ne pas signer, Madame Letellier lui interdisait de consentir à cette folie pour son beau-frère qui, disait-elle, s’était montré incapable et maladroit. Mais elle vit les larmes de Charles, elle pensa à la chère famille Landrieu, à tous ces Picards si honnêtes et joyeux et qui baisseraient une tête chargée de honte, si l’un des leurs était déclaré en faillite…. elle signa ! Ceci, les Letellier ne le lui pardonnèrent jamais. Une certaine méfiance intervint entre Madame Letellier et son gendre et successeur, elle le considéra comme un petit sauteur et tout l’avenir devait s’en ressentir.
Florentin eut toutes les peines du monde à calmer Maria, mais il vendit deux beaux champs sur la route de Domvast, plus loin que les Hayettes, et cela aussi fut, pour l’avenir, un marché désastreux.
Les vacances revinrent, seuls les enfants apportaient quelque gaieté dans les pique-niques à la campagne, les visites aux cousins, les grandes randonnées dans les bois. Dès que les mères se retrouvaient ensemble, ce n’était que plaintes et gémissements, on jugeait sévèrement l’égoïsme de ces Messieurs Landrieu et l’on avait des mots acerbes sur le peu de cas qu’ils faisaient de leurs épouses et de leurs enfants. Pourtant chez les Émile l’année avait été superbe et au Havre la direction de Charles s’avérait un grand succès.
Aurélie ne parut pas, mais elle écrivit à ses belles-sœurs qu’ils venaient d’acheter une affaire d’épicerie en gros à Valenciennes. Oh ! Ce ne serait plus la situation d’industriel à Amiens, dans la meilleure société, mais on leur assurait que c’était une maison d’avenir. Il y avait trois succursales dans le département, réservées aux trois fils et Louise prendrait la direction de la caisse. Louise se prépara donc à apprendre la comptabilité et demanda à sa tante de venir au Havre pour y suivre des cours. Modeste et gentille, avec son teint frais et ses beaux yeux bleus, elle plut beaucoup à quelques jeunes gens. Un lieutenant Bridoux se déclara même très épris et Charles venait d’écrire à Monsieur Levoir, pour savoir s’il avancerait les trente mille francs de la dot réglementaire. Mais avant que soit arrivée la réponse, un ordre impérieux venu de Valenciennes réclamait Louise, qui était indispensable au succès de l’entreprise. Et c’est ainsi que s’orienta cette jeune vie, qui avait connu tous les succès, tous les espoirs ! Ni mari, ni enfants : le grand livre. Ni rêves, ni projets : les calculs interminables de kilos de morue et de paquets de chicorée. Elle se fana peu à peu, parut en vieille fille aux mariages de ses jeunes cousines, et indispensable à la prospérité de la maison de commerce, s’enfouit pour toujours dans la comptabilité et les bonnes œuvres.
Deux après, Aurélie reparut de nouveau dans un dîner de famille. Elle arriva de Valenciennes, toujours richement nippée et perruquée et n’ayant rien perdu de son babil de perruche. Les belles-sœurs, toutes durement éprouvées par leurs sacrifices forcés, attendirent quelque allusion au rôle bienfaisant de leurs maris durant les mauvais jours, un petit merci leur aurait fait plaisir. Mais il ne fut question que de bénéfices croissants de la maison d’épicerie, des fils capables et de la fille dévouée. Maria, curieuse, se décida tout-à-coup à demander :
– Mais avec quels capitaux avez-vous pu acheter une si grosse affaire ? Monsieur Levoir vous a aidés, sans doute ?
– Non, j’avais encore ma dot, répondit fièrement la grosse dame : trois cent mille francs, avec contrat de régime dotal. J’ai carrément refusé ma signature à Anatole.
– Vous avez refusé de signer, fit Stéphanie, qu’une émotion subite semblait étrangler.
– Bien sûr, assura Aurélie, en agitant ses boucles et faisant tinter ses bracelets, je m’en fichais bien des créanciers, j’ai gardé mon argent pour les enfants.
Les quatre belles-sœurs se regardaient pétrifiées. Elles qui avaient tout sacrifié, donné leurs économies, écorné leur capital et vendu des pièces de choix de leur beau domaine, venaient d’apprendre que la première bénéficiaire de tout ce renoncement était la seule, qui, égoïstement n’y avait pas contribué. Et comme le silence hostile semblait troubler la quiète digestion d’Aurélie :
– Le passé est le passé, roucoula-t-elle, Anatole et moi, nous vous avons été bien reconnaissants de ce que vous avez fait pour nous, mais il vaut mieux n’en plus parler et attrister nos bons rapports par des souvenirs sombres !
Puis elle ajouta, avec un rire retenu, dans sa gorge grasse :
– D’ailleurs, comme dit Papa Levoir : “La reconnaissance, c’est un fruit amer à avaler, mais heureusement ne laisse aucun goût”.
Le fruit avait été avalé, le goût amer en avait rapidement disparu et chose extraordinaire, de cette importante donation, il ne devait rester aucune trace. Pas un reçu, pas un accusé de réception, pas même une lettre de remerciements… Il y eut cependant des déplacements de capitaux, des envois de numéraire, des ventes de terrains, mais les frères durent s’entendre pour en faire disparaître tout souvenir tangible. Même après leur mort, ni dans leurs coffres, ni dans leurs testaments, on ne put retrouver la preuve de ce tour de passe-passe par lequel trois cent mille francs, une somme énorme à cette époque avait passé de la poche de ces quatre frères généreux dans celle d’un seul, Anatole, qui plus tard se garda bien d’en conserver le souvenir.
Les questions d’argent flétrissent à jamais l’amitié, disaient ces Messieurs Landrieu, or tout le monde savait qu’ils étaient capables de tous les renoncements pour garder intacte leur amitié fraternelle.