La mort de Maman-Mère – 1882

Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre X : La mort de Maman-Mère

Beau Dimanche de vacances, mes fils, ma couronne de petiots, murmurait Maman-Mère en s’endormant, le soir du dîner de famille. Hélas, ce dîner devait être le dernier événement de sa longue vie qui, à son heure, allait s’éteindre.

En fin septembre, elle prit un rhume qui s’aggrava : “Mélie, allez me chercher une bouteille de sirop de gomme dans ma réserve et préparez-moi un tilleul bien chaud”, dit-elle. Puis elle arriva toute frissonnante chez Stéphanie :
– Je viens m’asseoir au coin de votre grande cheminée, elle chauffe bien, ma chaufferette ne me suffit plus, je suis glacée.

Le lendemain, Maman-Mère resta couchée avec un pénible point de côté. On fit d’abord venir Monsieur Hequet, l’officier de santé du village, puis le docteur d’Abbeville.
– Tout cela ne servira à rien, disait Maman-Mère résignée, mais ma bonne Stéphanie, restez près de moi, vos mains sont si douces. Mélie me soigne avec dévouement, mais ses gestes sont rudes et maladroits. Je demanderais bien Maria, mais elle a tant d’autres choses à faire.

On a fait partir tous les enfants. Tante Marie les a pris à L’Heure où chaque matin un messager vient apporter des nouvelles, qui ne sont pas rassurantes. On est très heureux au cher moulin, on s’amuse énormément, mais on interrompt souvent les jeux pour des prières en commun. Mais l’état s’aggrave. Alors de tous côtés, du Havre, d’Amiens, les fils se sont mis en route. Ils se trouvent bientôt tous réunis dans la petite salle auprès de la chambre où la malade haletante leur envoie de loin un pauvre sourire convulsé. Elle les entend et les reconnaît encore en posant sa main sur leurs têtes inclinées.

Stéphanie ne l’a pas quittée, mais un soir qu’elle se sent plus oppressée :
– Allez vous reposer ma fille, chuchote-t-elle, et prévenez Maria pour qu’elle aille me chercher Monsieur le Curé.
– Mais Maman-Mère, ce n’est pas si grave que ça, vous allez guérir.
– C’est plus prudent, de faire sa petite préparation quand on a encore sa tête. Je sais que nous n’y attachons pas grande signification, mais il faut que je pense à mes belles-filles, qui ne me pardonneraient jamais ce départ sans un petit billet d’absolution, pour arriver tout “dret ach’paradis”, comme dit Mélie.
Et souriant encore quoique bien essoufflée :
– Le Bon Dieu, je n’en ai pas peur, mais c’est Papa-Père qui est capable de mal m’accueillir, très mal, comme lorsque je voulais voyager un peu “Reste à la maison, me disait-il, j’irai voir ce qui se passe là-bas et je te raconterai !”. Elle eut un petit rire brisé :
– Vite, ma chère hérétique, allez dans la petite salle pour consoler un peu ch’z’hommes.

Au moulin de L’Heure, ce matin-là, on jouait dans le jardin. Jeanne et Suzanne avaient installé une corde raide à un mètre de terre et après beaucoup d’essais, commençaient à se tenir en équilibre avec une ombrelle comme balancier. Les petits les regardaient béats d’admiration. Thérèse, assise sur le pont bleu, péchait des épinoches avec un filet à papillons et Philippe se lavait les pieds à l’eau froide avec du cresson. Tout à coup, on entend un roulement léger dans la cour sablée, ce n’est pas le messager habituel, non, mais dans le cabriolet de Florentin, il y a trois hommes qui pleurent. Émile et Charles ont les yeux gonflés et les joues rouges, personne n’a jamais vu des papas et des oncles pleurer comme cela. C’est que Maman-Mère est morte cette nuit.

On vient chercher les enfants pour qu’ils puissent la revoir encore une fois et les voilà empilés dans deux omnibus et précédés par le cabriolet. C’est comme une gaie procession, s’en allant pour une noce ou un dîner de famille, suivant les jolis chemins creux où les rivières débordées par les dernières pluies, les accompagnent de leurs cascades.
Dès leur arrivée, Mélie organisa les équipes qui vont garder Maman-Mère pendant la journée. Ils sont trente qui réclament ce triste devoir. Les petits veulent en être aussi et l’on décide qu’ils veilleront une demi-heure l’après-midi. Les voici, peureux, inquiets, se tenant par la main, derrière la porte que Mélie va leur ouvrir. Maurice chuchote : “Je n’ai jamais vu de morts” et Gaston ajoute : “Moi j’ai vu un noyé, c’est terrible !”.
Mais non, quelle exagération ! Ce n’est pas terrible du tout. Tante Stéphanie l’a si bien arrangée, que c’est une très belle Maman-Mère, toute blanche qu’on leur présente. Ses cheveux sont tout frisés, elle a un grand nœud de mousseline autour du cou, sa plus belle matinée de dentelle et devant sa figure un voile de tulle blanc, comme une mariée.

– Vite, fait Mélie, il faut la bénir, voici l’eau et le rameau de buis. Ne lui jetez pas l’eau sur la figure, comme ces sottes du village, mais sur ses doigts pleins de fleurs, ça les rafraîchira. Et maintenant asseyez-vous et faites une petite prière.
Les voilà assis, tous en rang : Philippe, Maurice, Gaston, Thérèse, Renée, Marcel et Pierre. Ils poussent des soupirs, c’est long une demi-heure, sans bouger, dans une demi-obscurité. Au bout d’un quart d’heure, Marcel et Pierre sont endormis. Mais les autres tiennent bon. Voici d’ailleurs de la distraction : d’abord les repasseuses, Ch’Tiote et la fille à Tiote qui, toujours bavardes, s’adressent à l’assistance : “Ah, qu’elle est belle et blanche, le Bon Dieu n’en recevra pas de meilleure ! C’est moi qui lui ai repassé sa cravate, ajoute la fille”, puis elles s’en vont pour laisser la place aux laveuses du baquet. Elles sont si émues que pour une fois, elles ne disent rien mais leurs sabots font clac-clac et elles pleurent dans leurs mouchoirs.

Un gros bourdon, pris dans le rideau, fait zouzouzou : “C’est peut-être son âme, fait Philippe”, “Il faudrait lui ouvrir la porte, ajoute Thérèse”, mais Renée fait la grimace.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demande Mélie.
– J’voudrais pleurer, répond Renée, j’ai du chagrin, j’me force mais je peux pas y arriver.
Enfin la demi-heure est terminée : “Vous allez quitter Maman-Mère pour toujours, dit Mélie, embrassez la, elle est froide mais très douce et dites-lui une petite parole qu’elle emportera au ciel.
– Adieu, Maman-Mère, au revoir au paradis, priez pour nous.
Et Renée arrive à son tour : “Maman-Mère, vous ne me donnerez jamais plus vos bonnes petites pastilles de menthe” et elle éclate en sanglots.
Marcel et Pierre s’approchent un peu endormis : “J’peux pas l’embrasser, elle est trop haute”, dit Marcel.
– Alors, fait Mélie, embrassez lui seulement la main, bien doucement.
Les deux petits s’approchent, se mettent à genoux, donnent un gros baiser à la fine main blanche et d’une voix enrouée par le sommeil : “Bonne nuit, Maman-Mère, dormez bien !“ et ils s’en vont.

On remet dans l’omnibus de L’Heure, tous les enfants. Ils ne verront ni le cercueil, ni le service à l’église, ni le repas de famille de quatre-vingts couverts dans la grande salle car les parents vont venir de partout. Les tristes Brocquevielle de Maman-Mère, les Maillet d’Olympe, les de Hollande et les Padieu d’Amiens pour Marie, les Levoir d’Aurélie, les Dubois, les Petain, les Picard de Maria et même le frère Letellier du Havre. Parmi ces parents se glisse une figure huileuse et bise : Adam, qui se répand en compliments mielleux et en condoléances exagérées, pour cette incomparable famille, mais trouve peu d’échos dans les amis sincères de la défunte. Florentin confie même à Stéphanie : ”Pourquoi est-il venu celui-là, Maman-Mère ne l’aimait pas ?”.
Pendant ce temps, les enfants sont rentrés au moulin de L’Heure, tout réconfortés par la vue d’un grand feu, d’une bonne soupe, tandis que le moulin continue son joyeux tic-tac. Ils ont tout oublié de cette journée de deuil et de larmes et vont se coucher en fredonnant la vielle chanson de Paul:
“Tic-tac, c’est la roue qui tape, tape
Écoutez ce joyeux refrain
C’est le cœur du vieux moulin”.

Puis Thérèse dit tout à coup : “Le cœur du vieux moulin il bat encore, celui de Maman-Mère il s’est arrêté”.
Renée ajouta avec un soupir : “C’est bien triste de mourir”.
En silence tous les enfants se couchèrent et quand tante Marie vint voir s’ils étaient sages, elle les trouva endormis avec encore de grosses larmes sous leurs paupières.

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