La noce d’Antoinette – 1888

Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre XV : La noce d’Antoinette

Trois lumières s’étaient éteintes dans l’horizon picard : d’abord celle d’Amiens, qui avait émigré vers les Flandres, puis la plus brillante, celle du moulin de L’Heure et enfin celle de La Vierge, perdue dans des sables infinis sous le vent salé de la mer. Heureusement le sort avait enrichi les deux derniers frères et ils pouvaient, avec toute la prodigalité désirable, continuer les dîners de famille et les invitations de vacances.

Chez Florentin tout prospérait : culture intensive de betteraves, beau bétail, volaille de choix, grâce surtout à la fermière modèle qui en assumait la surveillance.
Quant à Charles, un tantinet vaniteux, il s’attribuait une réussite due surtout à l’intelligence peu commune de Madame Letellier qui avait tout prévu, tout compris du nouvel essor des grands magasins. Ses amis Revillon et Laguionie étaient ses conseillers habituels et l’entraînaient dans un sillage de gros achats et de ventes réclames. Ne connaissant rien à la comptabilité, il en laissait toute liberté à ses caissiers, se contentant de recevoir le 31 décembre un petit papier sur lequel était inscrit le chiffre du bénéfice total de l’année. Il annonçait alors fièrement à toute la famille : soixante-dix ou quatre-vingt-dix mille francs, et c’était tout. Tout au long de l’année, il puisait dans la caisse sans compter, Stéphanie en faisait autant et quand un ami avisé lui demandait prudemment s’il faisait des économies, il riait joyeusement en répondant : “Mes économies ? C’est l’héritage de ma belle-mère. Le père Letellier s’est méfié de moi et les a déposées en des mains où elles ne risquent pas d’être écornées“.

En Picardie, après ces deuils répétés, l’oubli venait et l’on revit des visages souriants, des robes de couleur et de gaies réunions dans le hall aux vieux meubles, si joliment décoré par Stéphanie. Un trio de jolies filles attirait dans cet humble village des jeunes gens qui villégiaturaient sur les plages de la Somme. Les premières bicyclettes avaient fait leur apparition et, sous le prétexte de découvrir la forêt de Crécy, permettaient des haltes prolongées à Canchy.

C’est l’hiver suivant qu’on annonça trois mariages, comme on disait alors…. inespérés ! Madeleine épousait un jeune chirurgien de Rouen, “beau garçon et riche“ roucoulait tante Marie. Antoinette avait fait la conquête du fils du notaire Maître Oger, tout semblait assorti, âge, éducation, familles. Le village entier y donna son approbation. Enfin, Suzanne s’adjugea, sans avoir l’air plus satisfaite que ça, Gustave Padieu, l’Hôtel à Amiens, le château historique de Dompierre-sur-Authie et les fringants attelages de la cousine Clémentine. Il avait voulu l’hérétique et devait l’épouser, malgré l’évêque, dix abbés, le chœur des vieilles dévotes, amies de sa grand-mère qui menaçaient toute la famille Padieu-d’Hangest-de Hollande, des feux de l’enfer.

On devine avec quelles figures épanouies les dames se rencontrèrent aux dîners de famille. Tante Olympe et ses deux laiderons se réjouirent du bonheur des Charles et de Florentin. Tante Marie reconnut, avec un soupir, que les princes charmants hantaient encore les villages et les forêts, mais qu’ils ne se dirigeaient pas vers ses filles. Jeanne qui avait espéré le fils Oger et bien désiré le fils Padieu, se résigna une fois de plus à être demoiselle d’honneur.

La noce d’Antoinette eut lieu la première de tant de cérémonies annoncées. Il y a des fêtes réussies où tout concorde : le beau temps, la jeunesse, un décor de village qui, depuis des générations, avait connu même défilé devant des paysans extasiés. C’était le printemps, le soleil brillait, la ferme était en beauté, les animaux luisants, parés de fleurs dans leurs étables ouvertes et la cour bien balayée était décorée de guirlandes. Dans un grand pré, une tente était dressée pour le banquet et la danse, si bien que la maison avec ses meubles et ses cuivres luisants restait intacte comme une salle d’exposition. Le cortège s’en alla à pied vers l’église, la mariée, voile flottant, longue traîne, et son père Florentin, très jeune encore, avec sa jaquette bleue et son pantalon gris, mèche au vent et moustache blonde avait tous les succès auprès des bonnes femmes du village. “Qu’il est bieu not’maire, bien pus bieux qu’ch’marié !“. En effet, le fils Oger était très brun et ce “bis” ne plaisait pas. Le défilé était superbe, car il est rare d’aligner cinquante couples aussi élégants. La famille de tante Maria était au complet, ces Dubois, ces Pétain, ces Picard, tous ces gens arrivés et que Maman accusait autrefois de manquer de sensibilité. Pour le service d’honneur, rien que des cousins et cousines. Les demoiselles étaient toutes en rose avec des bouquets de fleurs de pommiers. Tante Stéphanie en avait rapporté l’idée de Paris et Paul de ses doigts agiles chiffonnait les rubans et attachait les bouquets aux corsages. Les deux laiderons de La Vierge étaient venues en demi-deuil, blanc avec des boutons noirs, et Paul les retournait avec dégoût : ”Rien à faire pour les fleurir, disait-il, elles sont déguisées : double-six et la dinde truffée”. Thérèse et Renée avaient pour cavaliers Maurice et Gaston, et Marcel et Pierre, tout en blanc, faisaient deux petits pages immaculés.

Le dîner commençait, la tente embaumait le chèvrefeuille et le lierre dont elle était garnie et l’on se délectait d’avance à la succession de plats annoncés sur le menu. Quatre cuisinières travaillaient depuis deux jours, les pâtisseries venaient d’Abbeville et, régal tout à fait nouveau, on aurait des glaces au dessert. Jeanne en avait mangé à St-Valéry, Madeleine à Paris, et comme la petite classe demandait à Valentin comment ça se mangeait, il répondit : ”C’est rose, vert et blanc, ça se tient tout raide et c’est si froid que ça vous brûle la langue si on la mange trop vite”.
Quatre curés étaient assis au haut de la table avec les enfants, car Madame Oger mère était très pratiquante et elle avait désiré des bénédictions sur le couple nuptial. Mais ces quatre bons campagnards n’inspirèrent aux enfants qu’un fou-rire continuel. Au début du repas, quand le garçon vint offrir des morceaux de glace pour rafraîchir les boissons, un petit curé très myope s’empara d’un morceau avec une pince et ne sachant qu’en faire le posa au milieu de la sauce blanche. Le suivant prit un gros morceau avec ses doigts, le posa sur la nappe à côté de lui et essayait en vain de l’attraper avec sa fourchette, ce qui faisait sauter le glaçon comme un crapaud. Le troisième curé, ayant énormément bu et mangé se leva, l’œil égaré, à la fin du repas et commença : ”Et maintenant il est l’heure de bénir l’âme du défunt”. Le silence n’était heureusement pas complet et Gaston eut le temps de le tirer par sa soutane et de lui crier : ”Monsieur le curé, ch’é pas un défunt, ch’éd’z’épouseux”. “Ah, mon Dieu, fit le pauvre curé, j’ai tellement l’habitude des De Profundis. Prions, cria-t-il d’une voix glapissante, pour le bonheur de ces jeunes gens !”. Et comme sa mémoire nébuleuse ne lui fournissait aucun autre vœu : “Jules, rendez-la heureuse, rendez-la heureu-reu-reuse Jules, lança-t-il de sa voix chevrotante”. Et toute la tablée reprit en chœur : “Jules, rendez-la heureu-reu-reuse”.

Après le dîner, grâce aux enfants de L’Heure et à tante Marie, le piano se fit entendre, alors on dansa, on chanta. Le soir vint, on remangea, on re-dansa, on re-chanta. La tente était éclairée par des centaines de bougies aussi blanches que la plus pure électricité. Les omnibus ne repartirent pas cette nuit-là, car il y avait un lendemain. Une messe solennelle, où les malheureux mariés reparaissaient, lui en redingote, elle en dame avec une petite capote nouée sous le menton par de grands rubans, lui un peu migraineux, elle la figure défaite et les yeux las, puis on déjeunait des restes exquis du festin de la veille.

Enfin le départ des mariés avait lieu, dans une jolie charrette anglaise, pleine de paniers de victuailles et de bouquets. La mariée rougissante et très émue, le marié bourré de coups par de grands garçons qui rigolaient en lui donnant des conseils pour l’entente du ménage, et ils disparaissaient en apothéose pendant que les parents essuyaient une petite larme. Les omnibus et leurs lourds dadas s’en allaient à leur tour, emportant des estomacs fatigués, mais des langues aux bavardages intarissables.

La Vierge emmenait sa cargaison d’horreurs, égayés par l’esprit si drôle de Valentin et de Marie. Abbeville, l’omnibus de tante Stéphanie emportait une petite troupe découragée : Paul et Jeanne mélancoliques et Pierre endormi. Les Valenciennes, ayant hérité de la maison Levoir, rentraient à pied chez eux et les Charles, au grand complet allaient passer la soirée à la ferme, pour entourer l’oncle et la tante bien solitaires, après le départ de leur fille unique.

– Eh bien Stéphanie, demandait tante Maria toute fière, ai-je bien fait les choses ? “
– Ma bonne Maria, j’avoue que votre nouvelle manière est pour moi une révélation. Allons, soyez franche, votre prodigalité, pour ces dépenses somptuaires, vous a bien fait souffrir ?
– Mais pas du tout, répondit Maria, j’ai carrément refoulé depuis un mois tous mes instincts de fermière modèle et je me suis dit “Ça y est, je suis Stéphanie”. Alors, bourse ouverte, j’allais chez les fournisseurs, avec cette seule formule : “Faîtes pour le mieux, je ne regarde pas à la dépense”. La couturière n’en revenait pas : 12 mètres de bengaline et toutes mes dentelles. Chez le cordonnier, la meilleure qualité : 30 francs sur mesure. Écoutez tous, mon chapeau valait douze poulets, deux oies et un dindon.
– Une vraie coiffure de cocotte, fit Florentin qui se tordait.
– Soyez sérieux, mon beau-frère, répondit Stéphanie en riant, surveillez Maria, dépensière, prodigue, prise de par la coquetterie, elle va vous faire des folies.
– Ça lui arrivera le jour où vous deviendrez économe, lui lança Florentin.
– Au fond, dit Maria pensive, une fois dans la vie, ça peut passer quand on marie sa fille, mais cela ne me plaît guère et je devine avec quel plaisir je reprendrai demain ma vie étroite et mes bouts de chandelles. Ah, j’y pense, ce seront des bouts de bougies, car vous pensez bien que tout ce qui reste de mes fameux lustres sera utilisé pendant de longs mois d’hiver. D’ailleurs, mon équipe de domestiques est bien de mon avis. Je leur avais donné hier un vrai festin, gigot, rôti de veau, salade et dessert, ce matin ils sont venus me remercier tout contrits :
– Pourquoi, bonne Madame, ne nous avez-vous pas fait comme chaque jour une soupe au lard, mais une belle soupe avec beaucoup de lard et de légumes ? Ça nous aurait autant plu, et ça vous aurait coûté moins cher ?

La noce d’Antoinette, printemps lumineux, robes roses, fleurs de pommiers, une ère sociale et familiale si totalement disparue de la vie moderne qu’on se demande s’il n’y a pas trois mille ans que s’en allaient sur les routes picardes ces omnibus, qu’on ne trouve plus que dans les musées, transportant des dames dans un deuil éternel avec les nuées d’enfants qu’elles avaient mis au monde. On se targuait d’être une grande famille, fière de son rang social, le présent était confortable, l’avenir semblait assuré et les cortèges de noce défilaient entre une double haie de paysans affectueux et dévoués et qui considéraient comme une des grandes joies de leur existence d’avoir pu assister à cette brillante pantomime.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.