Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre II : La tournée de Papa-Père
Olympe et ch’z’hommes traversèrent les cours, les potagers, le verger, entours de hauts murs, protégés de tous les vents. Le soleil de juin en faisait des serres chaudes d’où montait une bonne odeur de fruit mûrs. La dernière barrière ayant été ouverte, tous s’arrêtèrent, extasiés, devant un large espace, tout couvert de moissons. Les blés jaunes, les avoines vertes, les trèfles à fleurs roses et les hautes œillettes bleues s’étendaient sur une pente qui semblait monter vers le ciel et là, une barrière d’arbres fermait l’horizon, l’orée de la vaste forêt de Crécy. Cimes hautes, branches touffues, refuge d’oiseaux et de gibier, cette tache sombre sur l’immense plaine était le seul reste des immenses forêts qui jadis avaient couvert toute la Picardie.
Papa-Père et ses fils marchaient lentement, s’arrêtant à chaque nouveau champ, tâtant un épi, égrenant une avoine, secouant un pavot.
– Belle moisson, fait Émile, mais qu’avez-vous planté dans ce carré ? Des navets ?
– Non, répondit Papa-Père, c’est un essai de Florentin, des betteraves à sucre, on dit que c’est une culture d’avenir et je le laisse faire.
– Peuh, fit Landrieu, c’est pas beau, du tracas sans profit, je n’en ai pas planté malgré les encouragements des journaux agricoles.
– Les blés et les avoines sont drus, dit Anatole.
– Oui, répondit Florentin, l’année a été exceptionnellement sèche, si nous évitons les orages et la grêle, il y aura de belles moissons.
La marche lente continuait sous le soleil implacable.
– Arrêtons-nous au Bosquet, demanda Charles, j’ai envie d’entendre chanter les oiseaux.
Le Bosquet était un bois minuscule au milieu des champs, quelques vieux hêtres, des chênes, des noisetiers, on peut s’allonger là, à l’ombre, dans l’herbe fine. Papa-Père enlève son grand chapeau de paille, Charles l’évente avec une fougère, Landrieu lutine Olympe avec des folles avoines, Florentin lance à la volée dans le dos de ses frères des herbes collantes, Charles le nez en l’air a repris son air d’écolier joyeux.
– Chut, fait-il, écoutez ! Une mésange à tête noire, et là dans le buisson, un roitelet.
– Vieux Charles, dit son père, tu as beau arpenter les boulevards et passer ton temps dans les tissages d’étoffe, la vie de la forêt est toujours dans ta tête.
– Oui Papa, je suis resté votre élève, est-ce un geai ou un pic, écoutez ?
– Et qu’est-ce qu’on dit sur les boulevards, interrogea Anatole ?
– La politique n’est pas belle, répondit Charles. On n’aime pas l’Impératrice, Napoléon III n’est qu’un endormi. Moi d’ailleurs, je suis républicain.
– Oh, fit Anatole, si Aurélie t’entendait ! Elle qui rêve de la cour de Compiègne.
– Et Marie qui prie tous les jours pour le Comte de Chambord !
– Et Olympe qui est restée fidèle à son brave Louis-Philippe.
– Avec une pareille entente en famille, lança Florentin, vous voyez bien qu’il nous fallait un républicain !
Joyeusement on se remit en route, le tapis des moissons continuait à se dérouler. Dans les champs de seigle fraîchement fauchés, on avait déjà parqué les moutons. Le berger était là, dans sa petite maison, car pour lui il n’y avait jamais de dimanche.
– Tous ces Mossieu Landrieu, fit-il de sa voix chantante, en v’là un bieu troupeau !
On admire les moutons, on compte les agneaux, belle laine, bonne viande, et au revoir berger, la promenade continue.
Voici “Les Hayettes”, autre petit bosquet, sans grands arbres ni ombre profonde, rien que des buissons, des arbustes à fleurs et à baies sauvages, une grande haie comme son nom l’indique, réserve d’oiseaux et de gibier. Une silhouette noire se profile sous un sorbier tout rouge :
– Les voilà, mes cinq fainéants, où qu’elle est ma baguette à taper sur les doigts.
– Ba, be, bi, bo bu chantèrent-ils d’une seule voix, not’ maître a trop bu.
– Venez ici, mauvaises têtes, que je vous reconnaisse. Voilà mon Landrieu et mon Émile : deux fortes cervelles. Voilà Anatole mon endormi et Charles l’étourdi qui n’écoutait pas la leçon quand il y avait un loriot qui chantait dans les lilas. Enfin voilà Florentin, le petit dernier, le plus gâté…
Assis, debout, tous entourent “not’ maître”, comme on est content de retrouver ce brave homme.
– Alors, fait Charles, vous vous reposez, not’ maître, vous êtes satisfait d’être à la retraite ?
– Non croyez-vous, fit le vieil homme, ça me manque des petits ânes à instruire. Et puis le métier n’est pas toujours ingrat, regardez pour vous cinq, vous avez pu me quitter pour le lycée d’Amiens, faire votre Droit à Paris, c’est toujours moi qui vous ai appris à lire.
– Vous venez avec nous jusqu’au moulin du haut, not’ maître, demande Florentin ?
– Non je ne peux plus grimper, je peux tout juste venir à petits pas chauffer mes rhumatismes au talus des Hayettes. Adieu mes bambins.
– Adieu, not’ maître. Et les bambins s’éloignèrent.
Le moulin de haut est le point culminant des collines, tout en pierre, comme une tour de vigie, avec ses immenses ailes blanches tournant au vent. Le meunier est là tout blanc lui aussi devant sa porte :
– Bonjour messieurs Landrieu et mon Dieu voilà aussi Mossieu Charles.”
– A chaque visite au pays, vous le voyez meunier, je ne manque jamais de monter jusqu’au moulin, fit Charles, c’est la plus belle vue de la contrée.
Le meunier était radieux, là aussi on tâta le grain, on fit glisser la farine entre ses doigts.
– Bonne année, bien sèche, redit-on en se quittant.
On redescend vers le village, et voilà le deuxième moulin. Celui-là, en bois comme les moulins de Flandres. Là, les ailes sont arrêtées, mais le meunier est là et de sa lucarne salue les visiteurs.
– Et voilà aussi Mossieu Charles, dit-il comme l’autre meunier.
Charles est en effet le grand favori.
On rentre enfin au village, suivant des maisonnettes propres, rangées en file le long de la grand’ route d’Abbeville à Hesdin. Des figures gaies se montrent aux fenêtres, des voies familières appellent en plaisantant l’un ou l’autre de ces Messieurs, puis on arrive aux terrains de jeux où la foule est massée pour un concours de tamis. Tous les joueurs sont des camarades de classe et l’on s’appelle :
– Vous venez-t-y jouer avec nous Mossieu Charles ?
– Pas le temps aujourd’hui, je pars ce soir, mais une autre fois bien sûr.
– Qu’est-ce qui gagne ?
– Ceux du Plessiel, Canchy n’est pas fameux à c’t’heure.
Le jeu reprend, c’est une espèce de longue paume qui se joue sur un tambour en forme de gant avec une balle dure.
– Alors pour le bal ce soir vous viendrez mie, fait une belle fille.-”
– O n’viendrons mie, répond Charles avec regret.
Maman-Mère les attend, elle a préparé la collation : du pain, une motte de beurre et de cidre frais. Papa-Père et ses aînés s’asseyent sur de grands fauteuils, mais qu’est-ce que font encore Charles et Florentin ?
Charles est allé au grenier dénicher un vieux banc et Florentin est descendu à la cave d’où il revient avec une terrine. Maman-Mère rit de bon cœur car ce qu’ils rapportent c’est ch’banc des enfants et ch’pâté ! Ce fameux pâté picard, toujours en réserve pour l’hôte inattendu, tout pétri des plus fins morceaux du porc gras.
Sans se donner le mot voici les cinq fils installés par rang d’âge sur le vieux banc
– Vos avez-t-y vot coutieux, demande l’aîné ?
Chacun tire de sa poche un couteau plié et Charles montre fièrement le sien, qui est en nacre avec ses initiales en or, rapporté quand il a eu 10 ans de la foire d’Abbeville. Ils ont coupé la miche en gros croûtons, ont fait un trou dans la mie, l’ont rempli de pâté et, bien proprement, ils mangent leur tartine.
Maman-Mère est tout attendrie :
– Les voilà, dit-elle, mes cinq retour de l’école. C’est sur ce banc que je les installais par rang d’âge ! Et toi Florentin, je t’ai toujours défendu les trop grosses bouchées.
C’est au milieu des rires joyeux que les deux dames, retour des vêpres, font leur entrée. Marie, un peu ébouriffée, a son chapeau de travers, Aurélie s’arrête suffoquée devant le banc et la dégustation de pâté.
– Quel manque de tenue, crie-telle de sa voix pointue, vous avez l’air de moissonneurs à l’embauche.
– Moi je les trouve très gentils, dit Marie, et s’il y avait de la place j’irais manger ch’pâté en leur compagnie.
– Nous allons d’ailleurs rentrer, fait Papa-Père, car voilà le notaire.
En effet, Me Oger, accompagné de son clerc, fait son entrée. Tout le monde se retrouve autour de la table de la grande salle. Les formalités ne sont pas longues, l’acte de donation est lu, les fils y apposent leur signature, l’entente est parfaite. Il ne reste plus qu’à remercier les bons parents par un baiser et à offrir à Me Oger et à son clerc quelque verre d’une liqueur de ménage, dont Maman-Mère a le secret.
Le notaire s’excuse de partir très vite, mais un client l’attend dans son cabriolet : un nommé Adam, banquier à Amiens. Un juif nouvellement installé et qui, avec des capitaux abondants, achète des terrains dans le pays. On dit qu’il a le bras long avec les ministres d’Empire.
– Adam, fait Aurélie très intéressée, mais je connais sa femme. Monseigneur vient de la convertir; elle fait déjà partie de notre patronage. Anatole, va le chercher, je vais vous le présenter.-”
Anatole ramène en effet un bonhomme au teint gris, au long nez et dont on voit d’abord une masse de cheveux crêpés. Sa discrétion, sa politesse vont jusqu’à l’humilité. Il se déclare émerveillé de la ferme et les compliments les plus exagérés sortent en foule de sa bouche mielleuse. Papa-Père est un peu interloqué, mais ses fils se laissent prendre à cette flatterie. Ce n’est pas souvent que dans ce pays rude et franc l’on vous envoie comme cela des éloges en phrases fleuries et de quelle qualité, quand elles viennent d’un banquier riche. A peine rentré, il est déjà reparti et un silence se fait autour de la table. Alors on entendit la voix de Maman-Mère qui déclare :
– Il ne me plaît pas ce garçon-là. Il a un nez et des lèvres comme une vieille chèvre, des cheveux comme un mouton noir, des yeux de veau et puis il est bis, je n’aime pas ces peaux-là !