La vie est belle – une jeunesse rayonnante et turbulente

Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre XVIII : La vie est belle

La cloche de l’oncle Florentin vient de sonner 7 heures, et l’on s’éveille dans un grenier, sous le toit en pente de la maison de Maman-Mère. Est-ce un débarras, un dortoir de caserne ? Cette alignée de six lits sans autres meubles. Non, c’est une nouvelle fantaisie de ces demoiselles Thérèse et Renée, c’est “le clan des Canaques”.
Après une visite au Jardin d’Acclimatation, elles ont décidé de réduire au minimum les soucis du ménage. Adieu tapis, tableaux, armoires et tables de toilettes : un lit tout simple et pour les ablutions, la méthode déjà ancienne de Papa Charles : la pompe.

Elles ont cette année-là deux amies invitées, Lily et Marguerite et deux petites nièces, cela fait six lits qu’on a empilés dans une vaste chambre du grenier au-dessous des fenêtres ouvertes au vol des hirondelles, toutes enguirlandées de vigne-vierge. Oui, mais cette collectivité a ses lois, par exemple, au premier coup de la cloche de 7 heures, toutes les six doivent se lever en même temps, du même pied, en criant : ”Aoh Kanako”. Puis ayant enfilé leurs robes de chambre sur leurs chemises de nuit, elles doivent dégringoler l’escalier pour aller faire un quart d’heure de méthode Kneipp. Pieds nus dans l’herbe et la rosée, les gosses crient, les grandes rient, c’est vite fini, elles remontent en trombe l’escalier du grenier.

C’est à 7 heures et demie qu’on a rendez-vous au tennis de l’oncle Florentin, qui vous attend avec son élève et ami Paul Oger, le frère de Jules, le notaire d’Antoinette. Ces demoiselles sont tout en blanc, elles se sont vêtues à la hâte, laissant leurs chambres dans un beau désordre !
Vite, les partenaires, très occupés par les moissons, ne disposent que de cette heure matinale. L’oncle est une bonne raquette, car il a joué au tamis dans sa jeunesse, mais Paul Oger est si amoureux de Renée qu’il fait gaffe sur gaffe et qu’on l’emploie à ramasser les balles.

8 heures et demie, le même galop ramène les sportives à la maison, c’est l’heure de la douche et tout le monde doit y passer. Thérèse a rapporté de Paris ce réservoir qui, manœuvré par la pompe, met l’eau sous pression et ce jet glacé est le bienvenu après la bonne suée du tennis.

9 heures, c’est la cloche de tante Maria, le déjeuner-flamiche. Elle seule a le secret de cette galette chaude bourrée de beurre frais qu’elle sert avec des bolées de café au lait. Personne n’y manque, les petites filles, les garçons, Philippe, Marcel et Robert Padieu, un cousin de Gustave. A peine réveillés, pas lavés encore, ils dévorent pendant que Paul Oger, qui est trop amoureux pour avoir grand appétit, ne mange rien, décidément, il est bien pincé.

La flamiche est trop lourde, le café au lait trop crémeux, mais qu’importe puisqu’on va partir à bicyclette à Abbeville. La toilette n’est pas longue, une culotte de zouave, une blouse et sur les cheveux, un coquin de petit polo… Les jeunes filles avec les jeunes gens partent à grands coups de pédales. Les peupliers penchés font une ombre légère, le vent d’ouest est un rude obstacle, mais qu’importe, on arrive à la côte de la Justice, où comme Maman jadis dans son cabriolet, on croit voler, tant la pente est rapide. Pour les boutiquiers d’Abbeville, cette arrivée a l’attrait d’un numéro de cirque, les roues qui brillent, les timbres qui sonnent et les culottes bouffantes des demoiselles les attirent sur le seuil avec des “Hé là, nin Dieu, che-t-y d’z’hommes ou d’fèmes”. Mais on n’en a cure et la joyeuse bande s’engouffre chez la pâtissière. Les gâteaux sont frais, on en avale une bonne quantité, puis on va chez la fruitière goûter les prunes et les poires. On ne paye jamais, la confiance règne. Ne sait-on pas que Monsieur Charles arrivera, les poches pleines, à la saison des chasses et sera tout fier d’apprendre que ses quatre derniers se restaurent à ses frais, après avoir parcouru en tous sens ce pays picard, où son cœur est resté accroché.

A la gare, où l’on doit prendre un colis, tous les amis s’empressent. Pour le chef de gare et ses employés, quelle joie dans une vie monotone que l’arrivée de cette cavalcade endiablée ! Justement un train entre en gare et l’on y découvre un des jumeaux, Maurice. Vite ! qu’on descende sa bicyclette et on l’emmène déjeuner à Canchy, il prendra le train suivant.
Toute la petite bande rentre par la route de L’Heure, pas de côtes, rien que des chemins ombreux, accompagnés de rivières, Drucat et Neuilly-l’Hôpital et les voilà de retour.

Quel appétit pour le déjeuner : belles viandes, légumes frais, fruits choisis. A présent le boucher vient tous les jours, Anna et une fille de cuisine ne suffisent plus à la besogne. Les laveuses au baquet abattent des monceaux de linge et Tci’Tiote et sa fille, plusieurs fois par semaine, repassent pour la famille et pour les invités.

L’après-midi s’annonce très chaude, Maman demande un peu de repos, les garçons vont dormir dans l’herbe et c’est, pour ces demoiselles, le moment de la musique et des déclamations. Marguerite et Renée chantant comme des alouettes heureuses, Thérèse joue à quatre mains avec Lily… Sous les tilleuls qui embaument, on répète une comédie et une opérette qui sont sur chantier et tout se termine par des chœurs et des scies de boulevard, auxquelles viennent se joindre les voix des garçons réveillés par ce tapage.

4 heures déjà, vite il faut appeler Osias, car c’est le moment de se mettre en route pour Maison-Ponthieu où Antoinette donne un dîner ce soir. Les quatre amies vont y aller en charrette anglaise et c’est Thérèse qui conduira.
Tante Maria emplit la caisse de la voiture de tartes magnifiques et l’on part à 5 heures en grande tenue, robes d’organdi, chapeaux fleuris, pour prendre la route de St-Omer, où Myrrha, la jument, va donner son trot magnifique.
14 kilomètres, c’est un peu long et à mi-route on décide de s’arrêter à l’ombre d’un gros chêne, mais on a faim vraiment, alors on tire une des tartes de tante Maria et séparée en quatre, on n’en parlera plus.

On arrive à Maison-Ponthieu, le couple est charmant, la maison fraîche et confortable, le dîner exquis. Les Padieu y sont venus de Dompierre, les Pétain du Boisle et il y a encore deux cousins Padieu, dont l’un Paul fait des grâces à Lily et dont l’autre, Albert, regarde Thérèse avec des yeux frits. Au dessert Antoinette s’excuse de ce que sa mère n’a envoyé que trois tartes, mais Renée affirme avec aplomb qu’après un si copieux dîner, le dessert est bien suffisant. La soirée au clair de lune est fort gaie, on chante, on rit, on bavarde jusqu’à onze heures du soir. C’est la dernière limite, la charrette est attelée et il faut repartir. Les gens sérieux trouvent que ce n’est pas prudent de laisser quatre jeunes filles courir les routes à cette heure tardive, mais on leur rit au nez. La campagne, en effet, est déserte, tout dort dans les villages. Myrhha trotte bien et Thérèse a trouvé malin de faire un détour par la chapelle des “quatre cent coups”. C’est là que, selon la légende, sont enterrés quatre cent braves, tués à la bataille de Crécy. La chapelle, perdue dans les champs de betteraves, est toute petite et les quatre cent corps exigent que sa porte en reste toujours ouverte et accueillante. “Car, dit-on dans le pays, s’il plaisait à quelqu’un de la fermer, à minuit les quatre cent fantômes se lèveraient pour la rouvrir”. Thérèse descend, arrête la charrette devant le cimetière, Lily tremble, Marguerite apeurée supplie qu’on reparte bien vite, Renée n’est pas du tout rassurée. Thérèse descend et d’un pas tranquille va fermer la porte qui était ouverte, selon l’usage. Alors on entendit sonner les douze coups de minuit à un lointain clocher et la porte de la chapelle s’ouvrit lentement… dans un galop affolé Myrhha heureusement s’éloignait et les quatre toquées ne furent heureusement poursuivies par aucun fantôme.

Retour silencieux, pas très fières ces demoiselles rentrant dans leur grenier pour y retrouver les bébés endormis. C’est la fin d’une seule journée de vacances, journée suivie de beaucoup d’autres, sans rien de sérieux, ni ménage, ni cuisine, laissant à une Maman bien fatiguée la lourde charge de cette maison toujours ouverte aux amis de la famille. Succession de journées joyeuses, les bicyclettes roulent, Myrrha mène son trot léger et le vieil omnibus rapporte de pleines fournées d’invités et des paniers de provisions débordants de victuailles. Le piano chante, des roulades s’envolent par toutes les fenêtres, les fruits mûrissent, les géraniums font des guirlandes rouges autour des vignes-vierges qui flambent sur les murs : la vie est belle !

Mais cette heureuse inconscience n’allait pas sans quelques critiques du côté des gens sérieux de la famille et c’est mues par de bonnes intentions que les trois tantes débarquèrent un après-midi d’une victoria de louage. Tante Olympe, tante Aurélie et tante Marie venaient avertir Stéphanie qu’on parlait avec quelque sévérité de la conduite de ces demoiselles Charles. Maman trouvait en effet que tout n’allait pas pour le mieux, mais elle était si fatiguée, ses yeux pâles, ses bandeaux neigés et sa figure émaciée disaient assez sa lassitude et ses soucis. Cependant, elle n’accepta pas ces dures critiques contre une jeunesse rayonnante et turbulente qui l’entourait de tant de gaieté et d’amour. Elle écouta d’abord Olympe lui dire timidement que ses grandes filles pourraient la décharger des soucis du ménage. Elle ne répondit rien, mais quand Aurélie et Marie attaquèrent ces mêmes gosses à propos du tennis, de la douche et des promenades à bicyclettes et de la réprobation de Monsieur l’Archiprêtre au sujet des culottes de zouave, (Aurélie y mettait le comble en qualifiant cette éducation de protestante…), Stéphanie, si douce jusque-là, y alla d’une ironie cinglante en pleine figure de ses belles-sœurs. Elles en restèrent stupéfiées.
– Parlez donc d’éducation, vous qui ne comprenez rien à la jeunesse actuelle, ces sports si sains, cette fréquentation journalière de leurs cousis et de leurs amis, sans arrière-pensée galante. Ah ! Je vous conseille de parler, vous Aurélie, qui avez sacrifié votre Louise à vos intérêts, vous Marie, écrasée par des superstitions religieuses, qui avez détourné deux enfants délicats d’une voie brillante pour les ensevelir dans des cloîtres.
– Stéphanie, faisait Marie suffoquée, je n’entendrai pas un mot de plus et je fais atteler !
– Tout cela, continuait Stéphanie, c’est de la jalousie, parce que mes petites sont heureuses, parce que leurs aînées sont bien mariées, il faut que vous en preniez ombrage.
– Stéphanie, roucoulait Aurélie, Marie a raison, il faut atteler.
– D’ailleurs, continuait Stéphanie, laissez-moi vous donner un conseil : mêlez-vous de vos propres affaires, car les donneuses de conseils acides et les bonnes tantes qui accréditent des potins stupides et se croient obligées de les répéter, ne sont autres que des chipes !
C’en était trop, Marie donne l’ordre d’atteler et l’on vit s’éloigner sur la route d’Abbeville les perruques, les chapeaux en bataille et la petite capote noire de la tante Olympe qui avait cru bien faire.

Thérèse et Renée qui, de leur grenier avaient entendu la scène, dégringolèrent en riant pour embrasser la championne de la jeunesse moderne.
– N’empêche, dit Maman sérieuse, qu’elles n’avaient pas tout à fait tort, vous méritez des critiques et je vais m’efforcer de réformer vos instincts d’indépendance et de désordre.
– Oh Stéphanie, fit Thérèse en secouant les boucles d’une perruque imaginaire, c’en est trop, un mot de plus et je fais atteler.

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