Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre IV : La Vierge
– Maintenant que nous sommes devenues des globetrotteuses enragées, disait Stéphanie, nous voilà prêtes pour entreprendre la tournée de famille. Comme ce sera intéressant pour moi de rendre visite chez eux, dans leurs domaines à des beaux-frères si différents, m’a appris Charles, tous pourtant, vivant dans le même département.
– Nous commencerons par mon aîné, Landrieu, annonce Maman-Mère, sa ferme s’appelle “La Vierge”, nous l’avons hérité d’un oncle de mon mari, elle est au bout du monde, près de la mer, au milieu des dunes.
Et c’est ainsi qu’un beau matin de juin, le cabriolet, conduit cette fois par Athanase, le cocher de Florentin, emmenait deux belles dames, au trot d’un cheval fringant. C’était le premier grand voyage, le trajet durait deux heures et demi à travers plusieurs villages, de gros bourgs, et l’on passait du Ponthieu dans le Marquenterre. Malgré le soleil, l’air devenait de plus en plus vif, la lande de plus en plus rase s’étendait à perte de vue, les arbres rares, tous penchés dans le même sens indiquaient que le vent de mer y soufflait sans obstacles. On était déjà loin des gras pâturages de Canchy, si bien abrités par le rideau de l’immense forêt de Crécy. Maman-Mère et Stéphanie se pressaient frileuses sous la grande couverture et abritaient leurs mains dans de vastes manchons.
On s’était mis en route à 10 heures et c’est seulement à midi et demi qu’on devina dans le lointain les immenses toits de la ferme de “La Vierge”. Là encore, la brique régnait comme dans une usine agricole et les arbres y faisaient totalement défaut. Quel accueil aimable les attendait : Landrieu et Olympe, bras dessus bras dessous, sont sur le pas de la grande porte avec leur quatre enfants. Olympe a toujours ses beaux yeux noisette, ses petits bandeaux bien tirés et son sourire de bonheur. Landrieu, qui comme Florentin aime à rire, accueille ses invitées avec de bonnes plaisanteries.
– Voyez, dit-il, ce que cette Havraise a fait de notre vénérable douairière : une gommeuse dans un cabriolet avec attelage de grand luxe. Maman-Mère chérie quelle joie de vous voir ici avec votre Stéphanie qui va révolutionner la Picardie !
Bons baisers à la picarde, tendre accueil, vraiment ce couple distille la joie. Leurs quatre enfants sont aussi pleins de sourires et d’amitié, mais malheureusement ils sont tous les quatre affreusement laids. Deux fils et deux filles, deux roux, deux bruns, des nez cassés, des teints grêlés de taches de rousseur, une des filles louche et la dernière est obèse et baveuse. Mais tout cela court et crie autour des parents, avec deux chiens affreux, une chèvre favorite et un cochon gâté.
Le déjeuner, surveillé par Olympe, est excellent. Landrieu parle doucement en confidence avec sa mère : les affaires ne sont pas brillantes, les récoltes sont maigres et les vaches n’engraissent pas. La ferme est trop loin des villes pour le beurre et les laitages. Mais qu’importe ! Landrieu regarde son Olympe et le bonheur est écrit sur sa figure. Olympe pendant ce temps confie à Stéphanie que son Landrieu a une petite santé, que Valentin a eu une pneumonie, que Raoul s’est cassé le nez, que Marie est à moitié aveugle et que Charlotte ne peut pas respirer. Qu’importe, elle aime tant son Landrieu !
Après le déjeuner, on fait le tour des propriétés, c’est vite fait, il n’y a rien à admirer dans ce sol ingrat. Mais l’omnibus de famille s’avance, car on a promis aux enfants de montrer les dunes et la mer à tante Stéphanie et l’on part en grand cortège. Stéphanie, qui est née au bord de la Manche, la retrouve là, sous un aspect désolé, avec des kilomètres de sable, une végétation décolorée où rien ne vit qu’un ciel miraculeux d’un bleu noir où courent des nuages chargés d’or et de feu. Les enfants courent pieds nus dans le sable, péchant des crabes et des crevettes, Olympe allume le feu et Landrieu sert à chacun des tartines pour accompagner cette cuisine chaude et savoureuse. Stéphanie participe à tous ces jeux, elle court, elle pêche, elle mange de bon appétit et semble plus jeune que les enfants.
– Comme j’aime ce sable avec la couleur vert foncé de la mer, dit-elle.
– A propos de sable, répondit Landrieu, je vais vous raconter une curieuse histoire. Le notaire de Rue est venu me proposer un achat, tout ce sable, cette lande désertique est à vendre pour vingt mille francs. Il y a même dans le lot un village appelé Le Touquet. Je pensais l’acheter, avec la dot d’Olympe, puis j’ai hésité et comme le notaire insistait j’ai écrit à Anatole pour qu’il me renseigne auprès de gens compétents. Il a consulté son ami Adam, ce banquier juif que Maman-Mère n’aime pas. Celui-ci a répondu immédiatement, avec la plus grande complaisance, qu’il me déconseillait cet achat, tout juste bon, disait-il, pour y élever des lapins de garennes que les braconniers me chiperont.
– C’est Adam qui t’a répondu ça, fit Maman-Mère défiante, ce bis ne me plaît pas.
– Aurélie en fait un grand cas, fit Olympe pour la rassurer.
– Mais, attendez le plus beau, continua Landrieu. J’ai refusé l’achat. Le notaire m’en a blâmé et je viens d’apprendre qu’Adam vient de tout acheter pour son propre compte.
Une heure après le cabriolet filait sur le chemin du retour, Stéphanie confiait à Maman-Mère :
– Quelle bonne journée et comme vos aînés sont sympathiques.
– Oui, fit Maman-Mère, ils sont heureux, mais la santé n’est pas brillante. Le Bon Dieu ne peut pas tout donner à la fois.
Florentin les attendait avec un bon sourire, pour les aider à descendre.
– Eh bien, cria-t-il, comment vont ch’z’amoureux ? Et comme Maria s’avançait vers les voyageuses et le frôlait en passant; il eut un geste de recul, fit une mine offusquée et dit en se défendant: “Maria, bas les pattes, tu m’agaces !“.
Tout le monde éclata de rire et Maria pour la première fois lui répondit par un sourire amusé.