La Vierge sauvée – la mort de Florent

Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre XIV :La Vierge sauvée

Elles avaient raison, ces dames Landrieu, de ne pas liquider leurs robes noires et leurs longs voiles de crêpe.
Émile était mort à 56 ans et l’hiver suivant Landrieu tombait foudroyé par une hémorragie cérébrale. Un jour d’hiver et de grand vent, il s’abattait dans un champ de betteraves, mort sur le coup.
Valentin n’avait pas terminé ses études, Raoul arrivait à peine à se suffire, les deux jumeaux s’instruisaient encore à l’école du village. Des dettes, des monceaux de dettes, tel était le passif et faible actif, une ferme sans grand rapport. La pauvre Olympe se débattait dans tout cela, trouvant le coffre vide alors que le pharmacien, le boucher, le tailleur, les pompes funèbres, les domestiques, réclamaient un argent qu’elle ne savait où trouver. Les yeux pleins de larmes, serrant à deux mains son pauvre cœur crevé de chagrin, car elle ne devait jamais se consoler de cette séparation brutale du plus aimé des maris, elle empilait les factures en disant : “Nous sommes perdus, mes pauvres enfants !” et les jumeaux pour la réconforter lui disaient : “Ne vous désolez pas Maman, nous allons nous placer à Rue, garçon épicier et garçon boucher, comme cela vous aurez de quoi manger ?”.

Le banquier Adam s’offrit à sauver la situation, en rachetant la ferme. Il en proposait cinquante mille francs, par amitié pour la famille, ajoutait-il. Les frères se consultèrent, on attendait un secours qui pourrait venir d’Anatole, mais sa réponse fut négative. Il ne pouvait rien rembourser, rien offrir, car tout ce qui lui restait appartenait à Aurélie. Charles et Florentin vinrent donc seuls au conseil de famille. Et, sans y avoir été priées, Stéphanie et Maria s’y trouvèrent aussi. Comment ces Messieurs Landrieu, si exclusifs dans leur qualité des mâles, pour tout décider de ce qui touchait à la succession de leur défunt frère, laissèrent-ils se glisser à leur côté ces deux indésirables ? C’est qu’elles y arrivèrent en soutenant à droite et à gauche la pauvre Olympe et qu’une fois assises auprès d’elle, elles ne firent pas mine de se lever et qu’avant qu’on leur eut imposé silence, elles prirent la parole. Stéphanie avait acquis, c’est vrai, une grande autorité dans la famille. Était-ce à cause de sa grosse fortune ou bien plutôt parce qu’elle avait fait preuve à maintes circonstances d’une intelligence peu commune. Quant à Maria, elle aussi, intelligente et capable, elle suivait sa belle-sœur et la soutenait en toutes occasions.

Stéphanie commença d’une voix ferme :
– Nous avons lutté pour que le nom de Landrieu reste propre et sans tache, mais aujourd’hui nous avons décidé que le nom de Landrieu ne doit pas déchoir. Je n’accepte pas un garçon épicier, ni un garçon boucher parmi les cousins bien aimés de mes enfants, encore moins parmi les descendants de notre chère fiérote de Maman-Mère. J’ai six enfants, je peux pour quelques années en prendre deux de plus et me charger des jumeaux. Je les ai consultés : Maurice désire être pharmacien et Gaston agriculteur. Dans six ans, Olympe, je vous les rends. Charles trouvera des situations à Raoul et à Charlotte, si bien que dans une vie très réduite, vous pourrez végéter ici avec Marie en gardant la ferme intacte jusqu’au retour de Gaston. Cela vous convient-il ?
– Merci, merci, faisait Olympe tremblante, mais toutes ces dettes ?
– Nous les rembourserons, ajouta Stéphanie, vous accepterez cela comme un prêt d’honneur, que vos fils nous rembourseront quand ils auront fait carrière.
– Stéphanie a raison, fit Maria d’un petit ton décidé, pas de déchéance et surtout nous ne voulons plus voir le banquier maudit, mettant une fois de plus sa main croche sur un domaine Landrieu.

Ces Messieurs sidérés n’avaient pas encore ouvert la bouche, mais Florentin, entraîné par ce programme, si clair et si généreux, y donna son adhésion sans critique en assurant :
– J’aiderai ma belle-sœur autant que je le pourrai, je ferai les marchés, je surveillerai le personnel, elle peut compter sur moi.

Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que le programme que Stéphanie venait presque d’improviser, se réalisa en tous points. Six ans après Raoul était colon au Canada, Charlotte travaillait au Havre, Maurice sortait d’une école de pharmacie et Gaston d’une école d’agriculture. Maurice se mariait richement à Hesdin où, dans la maison de l’Abbé Prévost, il avait installé sa moderne Manon. Gaston reprenait la ferme Landrieu qui avait marché au ralenti et, la guerre d’abord, puis le voisinage des plages de la Somme lui assuraient une vie d’abord prospère et une grosse fortune après.
Ces enfants, qui avaient bonne mémoire, n’oublièrent pas la tante Stéphanie, à qui ils devaient leur réussite et vénéraient son souvenir.
Il n’y eut qu’une petite lacune, ils oublièrent totalement de rembourser le prêt d’honneur.
La bonne Olympe se plaisait à rappeler avec émotion le jour où Stéphanie avait pour ainsi dire présidé le conseil de famille et elle ajoutait, en s’appuyant fièrement sur ses deux jumeaux devenus des hommes importants :
– Savez-vous comment s’est terminée cette séance ? Je sortais toute émue de tant de bonté et je m’excusais d’avoir eu ces deux jumeaux encombrants, qui compliquaient toute ma vie, elle m’a répondu de sa bonne voix joyeuse : “Sait-on jamais ! Ce sont quelquefois ces ravisés indésirables qui sauvent toute la famille !“.

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