L’Aventure égyptienne – Livre IV

Alexandrie (1928-1956)

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Les années passaient et le mouvement des bateaux s’accélérait. Nous avions à bord quantité d’amis qui, comme des oiseaux de passage, apparaissaient et disparaissaient à date fixe et nous étions toujours plus attachés à notre coin charmant de Port-Tewkfik. Les saisons d’El Tor, à cause du décalage de 13 jours de l’année musulmane, commencèrent en automne puis en été. Changement d’horaires pour notre activité médicale : l’aurore nous trouvait à l’hôpital pour reprendre le travail à la nuit tombée, la journée n’étant qu’une longue sieste.
L’Égypte connaissait une ère de prospérité qui enchantait les fonctionnaires, de mieux en mieux traités, nous n’avions pas à nous plaindre.
Alors brusquement tout changea.
Mon mari fut nommé Directeur de l’Office Quarantenaire d’Alexandrie. Les yeux fixés vers le Sud pour le travail, ou vers le Nord pour les vacances, nous croyions rester toujours dans la zone de Suez en y grimpant sans impatience les échelons qui mènent aux situations privilégiées et la nouvelle de cet avancement inespéré, qui aurait dû nous enchanter, fut accueillie par un concert de lamentations.
Abandonner ce décor admirable, dire adieu à tant d’amis, ne plus voguer dans notre canot blanc sur une mer verte et renoncer aux soirées au Club, aux courses à cheval dans le désert, tout cela nous fendait le cœur.

Mon mari dut rejoindre son poste immédiatement et c’est alors que je me trouvai devant une fâcheuse alternative, ou bien rester seule à Suez, ou bien donner ma démission et partir pour Alexandrie.
Ma vie médicale pouvait s’arrêter là ; j’avais droit à une pension de retraite. J’hésitais – et puis, comme la femme doit suivre son mari, je fis encore 6 mois de service, une dernière campagne à El Tor et je quittai Port-Tewfik, la tête basse et le cœur gros… non sans une pénible sensation de désertion et de profond découragement.
Cependant cette grande décision ne traîna pas et, de même que j’avais, en 5 semaines, sauté de Paris à Port-Saïd, en quelques jours ma vie quarantenaire pris fin : 28 années de médecine totalement terminée et, comme les morceaux de brillantes étoiles s’en vont finir en petites lunes, obscures, ma science médicale, dont j’avais été si fière, allait s’éteindre peu à peu. Ce n’était plus qu’un titre sans emploi.
Mais je ne partais pas seule ; j’emmenais mes deux fidèles Barbarins, Achmed et Karrar, 3 chiens sloughis qui restaient de la meute, notre beau cheval Shetny et son saïs et, bien roulée dans le filet ma « bédouinate » qui, sans doute, n’aurait plus sa place dans un mobilier de grand luxe.
Un bédouin transporté sur la Place de l’Opéra du Caire, avec son âne et son chameau, n’aurait pas eu l’air plus dépaysé que nous ne le fûmes dans le Palais Alexandrin qui nous était destiné.
Au fond de la ville arabe, derrière l’énorme mur de la Douane, au premier étage d’une bâtisse en briques rouges, 60 mètres de corridor nous offraient une dizaine de pièces, toutes pareilles, coupées par deux rotondes ouvrant sur deux balcons… et là-dedans notre mobilier, qui semblait réduit à rien, dansait dans un beau désordre, selon le goût des déménageurs.
D’innombrables et larges fenêtres versaient une lumière crue sur des murs peints à la colle en teintes chocolat et moutarde. Nos deux fidèles domestiques erraient dans ce décor ingrat où rien ne leur plaisait, même pas la très grande cuisine, leurs chambres et leur salle de douches. Ce sont les chiens qui, les premiers, s’accommodèrent d’une piste sans obstacles et commencèrent à galoper dans l’interminable corridor.
* * * * * *
Ma première visite fut pour le Docteur Briend qui, lui aussi, trouvait notre appartement inhabitable et nous conseilla de chercher un hôtel ou une pension de famille en attendant mieux ; mais le vrai secours me vint du Pacha Zananiri qui m’autorisa à faire repeindre puisque le chocolat et la moutarde m’incommodaient si fort.
Je n’eus donc qu’à choisir : du bleu nattier, du rose buvard, un mauve jacinthe et un jaune orangé et nos tristes murs perdirent leur angoissante laideur. La cuisine même, d’un vert de prairie, me rappelait le ripolin économique des chefs du Canal. Avec tant de couleurs tendres, notre appartement rajeuni ressemblait au Palais de Dame Tartine avec ses murs « en bonbon fondant et ses plafonds de nougat blanc. »

Habitués aux longues perspectives de la mer et du désert le vide de l’appartement ne nous gênait pas ; mais par les fenêtres et les balcons le paysage ne rappelait en rien notre rade de Suez tant regrettée. C’étaient d’immenses ateliers de construction de bateaux, un bout de quai qui donnait sur le port et, presque seule au milieu d’une grande place, une toute petite mosquée, rien de rare comme architecture, mais fort gracieuse avec son minaret élancé vers le ciel.
J’errais entre mes murs ingrats, j’errais dans les quartiers populaires, si vivants, si bruyants et si puants. Je prenais le tramway pour la ville, toujours aussi étriquée avec ses quatre rues commerçantes et son bord de mer encombré d’infâmes cahutes et je rentrais sans entrain, sans projets, alors que nous nous demandions lamentablement à quoi occuper nos heures vides.
Le premier rayon qui vint éclairer notre ennui, ce fut l’achat d’une auto. L’un et l’autre nous ne connaissions rien à la mécanique et nous choisîmes une Essex bleue : moi, pour la couleur et mon mari pour la forme que l’on annonçait aérodynamique. Un chauffeur maltais fut engagé ; on l’habilla de blanc avec col et revers bleus et, dans cet ensemble d’une élégance très moderne, les intrépides cavaliers d’Arbaïn et d’El-Tor, assis sur le velours comme Pacha et Pachate, s’offrirent de quotidiennes promenades. Ce fut incroyable ce que nous découvrîmes dans cette banlieue d’Alexandrie dont nous ne connaissions jusque-là que quelques îlots privilégiés comme la villa Ruffer. Il y avait eu, durant le siècle dernier, des dons magnifiques offerts à la ville : des parcs immenses pleins de vieux arbres, des palmeraies, des roseraies larges comme des champs de blé et tout cela très bien entretenu grâce aux fellahs jardiniers. Et dire qu’à Port-Saïd j’avais cru que l’Égypte n’avait pas de fleurs.

Et puis nous sommes rentrés, par hasard, aux Sporting Clubs, car il y en avait deux aussi luxueux, aussi bien tenus l’un que l’autre : grands terrains, gazonnés et fleuris, et quantité de surfaces pour le sport : tennis, golf, polo, équitation. Une villa confortable où l’on pouvait déjeuner, prendre le thé, jouer aux cartes ; lire tous les illustrés internationaux et, si le cœur vous en disait, prendre une douche, un bain et même nager dans la piscine, tout cela pour un prix fort raisonnable.
L’atmosphère en était des plus plaisantes et en une semaine, grâce à deux parrains complaisants, nous étions inscrits au Sporting Club de Ramleh.
Nous rentrions en ville pour d’autres distractions. Il y avait une dizaine d’excellents cinémas : c’était le moment où le parlant était enfin à point et quantité de films cosmopolites excellents passaient chaque semaine sur les écrans.
Enfin, il ne faut pas oublier les pâtisseries car dans ces villes de Moyen-Orient où les cafés n’existent pas, c’est dans des salles immenses qui rivalisent de luxe et de musique, que toutes les sociétés se rencontrent. Les dames y viennent en grande toilette, la jeunesse s’y donne rendez-vous, des familles entières s’y installent autour de grandes tables. Joies des bavardages, des gourmandises, car les sucreries y sont très fines ; animation, gaieté, c’est pour beaucoup le meilleur moment de la journée. Aussi, quand nous étions assis tous les deux au retour d’une belle promenade, au milieu de ce joyeux brouhaha, nous nous regardions avec un sourire amusé en nous confiant : « pas mal du tout ces fins d’après-midi à Alex : sporting, cinéma, pâtisseries, on sait maintenant comment occuper ses loisirs. »

Nous aurions bien continué cette lune de miel à 50 ans, mais quantité d’aimables Français, de confrères, avaient déposé chez nous des cartes et il fallait tout de même répondre à tant d’affabilité. Nous décidâmes alors de sacrifier 3 fins d’après-midi par semaine à ces visites protocolaires pour ne pas y gagner la réputation de vivre en ours derrière le grand mur de la Douane et de dédaigner sans raisons nos chers compatriotes, qui étaient nombreux et importants.
Chaque « Madame » ayant un jour de réception, nous fîmes des séries sur un carnet spécial pour ne rien oublier des noms et adresses et nous commençâmes la tournée que nous appelions « la promenade au Musée Grévin », car nous avons défilé ainsi devant des banquiers, des cotonniers, des juges et des avocats, des docteurs chefs d’hôpitaux et leurs adjoints, d’autres, tant d’autres ! En une demi-heure de visite nous devions saluer, sourire, parler, et surtout ne pas faire de gaffes car, en dehors du nom, de l’adresse et de la profession, nous ne savions absolument rien des idées, des convictions, de la manière de vivre de ces V.I.P. (Very Importantes Personnes). C’était donc comme au Musée Grévin : des rencontres avec des personnes en cire bien vêtues, souriantes ou sérieuses, mais ne laissant rien deviner de leur réelle personnalité.
Après avoir parlé à répétition et avec une discrétion sans défauts de la température, des projets d’embellissement de la ville d’Alexandrie, j’essayai d’évoquer en quelques mots les agréments de nos séjours au Canal de Suez et en Mer Rouge. Ce fut un fiasco complet. Le Canal; la plupart ne l’avaient jamais vu, ne s’y intéressaient guère et nous plaignaient d’avoir dû rester si longtemps parmi ce monde de « petits fonctionnaires ». Quant à la Mer Rouge, ils en avaient la terreur ! les requins, les fièvres, les coups de chaleur de la littérature les avaient détournés de ces paysages miraculeux que j’aurais eu plaisir à leur décrire.

Je laissai tomber ces sujets malencontreux et comme les gens aiment beaucoup parler médecine j’eus l’idée d’évoquer quelques épisodes de notre vie médicale, mais alors ce fut un ratage bien pire. Une dame aimable me demanda : « Alors, comme ça, vous avez pris le nom de docteur comme votre mari ? En effet, la femme d’un Général s’appelle la Générale et c’est sans doute à vivre avec un docteur que vous avez pris quelques notions de médecine ? »
Je répondis, un peu vexée : « Mais non, Madame, j’étais déjà Docteur quand je l’ai rencontré. » la dame en resta là, toute étonnée, n’en croyant d’ailleurs pas un mot.
Une autre fois, une jeune fille m’appela gentiment « Docteur ».
« Oh ! fit-elle, c’est comme cela que j’appelle ma sœur. Toujours le nez dans les traités de médecine, elle a, comme vous, son diplôme de Croix-Rouge et à l’hôpital on l’appelle Docteur car elle en remontre aux médecins et aux chirurgiens de son service d’infirmière. »
Enfin, une Mémère mieux informée, m’interpella en plein salon : « On m’a raconté que vous alliez dans la Mer Rouge soigner les femmes bédouines, comme ça, à âne, à chameau, en plein désert. Quel dévouement ! Mais que faisiez-vous quand il se présentait un cas difficile et que vous n’aviez pas un vrai Docteur, comme guide, auprès de vous ? Les interventions et les opérations sont interdites aux femmes ! »

Tout cela finit par m’agacer à un tel point que je priai qu’on ne m’appelle plus jamais « Madame le Docteur » pour que personne ne sache que j’avais fait 8 années d’études à Paris et 20 ans d’exercice de la médecine en Égypte et qu’on évite, désormais, les questions saugrenues et les comparaisons ridicules.
Nous ne nous doutions guère, quand nous avions fait ces quelques visites d’arrivée, que nous allions être lancés d’emblée, sans répit, dans la vie mondaine qui sévit dans les grandes villes dès décembre à Mai, à raison d’une succession ininterrompue de thés, de cocktails, de grands dîners, de soirées prolongées et qu’il était à peu près impossible d’y échapper. La colonie française représentait déjà une centaine de familles chez lesquelles on rencontrait des étrangers, des touristes, des artistes, des sommités de passage et chaque arrivant était prétexte à des réceptions improvisées.

Au Canal de Suez, quand on recevait un passager de choix, c’était le logement offert ainsi que la table et quelques belles promenades sur l’eau ou près des déserts. Les cuisiniers se fendaient d’un cake ou d’une tarte aux fruits pour le thé, mais à Alexandrie, pour la moindre réception, les salons étaient grands ouverts, pleins de miroirs et de lumières et sur des tables immenses s’étalaient des centaines d’assiettes de gâteaux et bonbons divers. Et puis il y avait un bar où se versaient whiskies, champagne, jus de fruits, Portos, vins de dessert, etc…
Je regrette toujours que l’on n’ait pas pris un cliché du couple Barthas au premier thé-cocktail auquel ils furent invités chez un banquier. Les yeux ronds, la bouche ouverte, nous n’osions toucher à rien, alors que des dames froufroutantes picotaient ces délicieuses nourritures qui se mangent sans faim et sans fin. Faire un choix était impossible, toute la vitrine d’un pâtissier était sous nos yeux !
Un jeune homme complaisant me passa une assiette dans laquelle il avait rassemblé un toast au caviar, un sandwich au poulet, une barquette au pâté de foie gras. J’avais à peine fini de manger ce régal qu’une dame me tendit une grande assiette de fraises des bois à la crème fouettée et un domestique portant un plateau d’argent me mit sous le nez un choix de bonbons de chocolat et de marrons glacés. Il est évident que si je m’attardais quelques minutes de plus au buffet je n’aurais pas besoin de m’inquiéter du menu de mon dîner du soir.
On dansait dans les salons, on bavardait sur de grands divans à l’orientale et j’eus l’heureuse idée de me diriger vers la salle de jeux où sévissaient le bridge, le poker et le mah-jong. Le jeu est la passion de tous les Orientaux et les 20 tables étaient pleines. On m’y trouva cependant une place et je pris dès ce jour l’habitude de rejoindre les joueurs de bridge. C’est une distraction de haute qualité et puis on y parle peu, on n’y potine pas et cela vous évite des bavardages de salon, un tas de niaiseries sur les uns et les autres, conversations dont j’avais particulièrement horreur.
J’ai vécu sept ans dans ce tourbillon mondain, je ne m’y suis pas ennuyée et même, je dois l’avouer, quelquefois royalement amusée. J’y ai glané d’excellents amis, des relations agréables et variées ; j’ai pu y faire constamment des études de races et surtout m’attacher à cette ville d’Alexandrie qui, malgré son triste aspect, avait été depuis l’Antiquité la plus reculée, un carrefour extraordinaire d’art et de culture générale.

La colonie française avait une qualité, c’était une bonne entente qui me surprit. Peu de potins, pas de scandales, on vivait en sympathie mais sans trop grande intimité.
J’ai gardé de cette courte période bien des souvenirs agréables et ce fut là que j’assistais, avec quelques regrets, plus tard, aux derniers beaux jours de la colonisation pacifique où chacun trouvait son profit. Les ouvriers qui ne demandaient que du travail pour manger à leur faim, la classe moyenne des commerçants qui y trouvaient une clientèle bien achetante, les riches qui aimaient les belles réceptions, les plaisirs variés : cinémas, théâtres, concerts, et surtout la totalité des habitants qui se sentaient heureux dans une ville animée et brillante car les Égyptiens sont, avant tout, un peuple gai pour lequel la grisaille des cités pauvres est une désolante calamité.

Notre arrivée coïncidait justement avec un bel essor d’activité et de richesse et, sous nos yeux, nous avons assisté à des transformations magnifiques. D’abord la population passant, comme dans les cités neuves de l’Amérique, de cinq cent mille à plus d’un million ; la seconde capitale méritait enfin son nom. Ensuite une fièvre de bâtir qui atteignait les coins les plus désertiques et ce qu’on appelait auparavant du sable et n’avait aucune valeur devenait des chantiers de constructions : grands immeubles dans tant de terrains vagues de la cité et villa avec jardins dans toute la banlieue, les bords de mer, si crasseux, disparaissaient pour faire place à des plages de sable fin, à des casinos lacustres, à des piscines où le bon peuple allait tremper ses sueurs d’été. Une longue corniche de 15 kilomètres unissait enfin le Palais Royal de Ras-El-Tin aux jardins édéniques d’un autre Palais : Montaza.

De plus, le port Est d’Alexandrie, maintenant barré d’une longue digue offrait toute sécurité aux plus grands paquebots. Le train blanc prenait les passagers à quai et les menait en 2 heures au Caire. Là dans la même gare, un autre train blanc partait pour Louxor
Et Assouan. C’était un trafic intense où tout avait été prévu et nous en avons souvent usé pour passer des semaines de repos dans l’ancienne Thèbes, dont on ne vantera jamais assez l’incroyable richesse sortie des sables. Tant de temples comme la salle hypostyle ou le Ramesseum et Deir El Bahari, où, en zone profonde comme les tombeaux des rois et des reines. Par-dessus tout nous avons aimé Assouan pour son paysage magique où le Nil tumultueux coule entre les îles de granit noir, où la végétation est celle du centre Afrique, luxuriante dans un air léger et parfumé et où l’on va en barque sur un lac bleu admirer Philae, qui n’est pas morte heureusement, mais trempe dans un mètre d’eau claire le bas de ses colonnettes de marbre blanc.
Eh oui ! J’ai abandonné la seule base solide sur laquelle je me tenais ferme et sûre de moi : la médecine, pour adopter un tas de métiers divers pour lesquels je manquais un peu d’assurance. Sportive ? hé-hé ! Femme du monde ? ho-ho ! Jardinière et Botaniste ? peut-être. Pour le moment comme il fallait se décider à faire, sous notre nouveau toit, un « home » plaisant à habiter, je devins décoratrice ! Pour cela je me mis à fréquenter les antiquaires, les ventes à la criée, les caves où l’on entasse toute la défroque des mobiliers de seconde main et ce fut passionnant. Car ce que je découvrais, dans la poussière et le désordre, c’étaient – comment dirais-je ? – des antiquailles cosmopolites. Les acajous ravissants des fonctionnaires anglais qui étaient morts sans héritiers, les meubles vénitiens du temps où Venise était la reine commerçante de la Méditerranée, les coffres de toutes provenances et, avec cela, un tas de bibelots qui venaient de Turquie, de Perse, des Indes et même de Chine et du Japon.
Je rentrais chaque jour avec ce butin et ce n’était pas folie ni temps perdu car ces collections de meubles et d’objets on ne les retrouvera jamais.

Pour parer au plus pressé, il y eut, pour nous, deux chambres et une salle de bains et puis, pour mon mari, un bureau et pour moi un studio.
Le bureau fut brun et jaune avec, comme rideaux, des linceuls, tissé main, à carreaux jaunes et bruns. Le studio, que j’appelais « printemps normand » fut voué au vert et mauve comme les prairies normandes quand fleurissent violettes, iris et pervenches. Puis il y eut pour la famille, les amis, les touristes, les hôtes de passage, « l’hôtel des voyageurs »: deux chambres encore et une salle de bains.
Une rotonde pavée de rouge avec balcon fut réservée aux chiens, à la Bédouinate, au piano. Fraîcheur, intimité sans façon, mais il nous restait encore à réaliser le grand décor des réceptions, la salle à manger et le salon.
Après tant d’exploits, pleins de promesses, mon cerveau et mes facultés créatrices semblaient épuisés ; j’avais besoin de glaner des idées nouvelles et je partis pour Paris. J’allais y lécher les vitrines, traîner à Primavéra, passer des heures au Salon d’Automne et je revins riche d’idées pour grouper, utiliser, tout ce qui restait encore de mes nombreuses trouvailles et achats. La salle à manger fut tout simplement remplie par mes beaux vieux meubles saintongeais, sur fond de mur rose buvard. Vaisseliers, buffets, table avec huit plateaux de loupe d’orme. Qu’aurait dit le douanier de Suez qui les avait méprisés s’il les avait revus bien astiqués et remplis d’étains bleutés ? De grands rideaux fauves et gris argent les encadraient et les chaises. Quant au grand salon, qui fut vraiment une réussite originale, c’était une vaste rotonde dont les murs étaient bleu-nattier et tous les rideaux rouge géranium en voile de coton : c’était léger et cela filtrait la lumière trop intense de tant de grandes fenêtres.
On aurait pu le nommer « le théâtre en rond »: tous les canapés et fauteuils étaient en cuir bleu nattier ; deux tapis rouges et bleus de Samarkande et d’Afghanistan étaient assortis aux murs et aux rideaux et là-dedans des coffres, des tables basses, des berceaux sculptés pleins de fougères et partout des cuivres, des potiches, des pendules, du bleu, du rouge, égayé de l’or des cuivres et des rayons de soleil passé au rouge. Pour asseoir de nombreux invités, une collection de selles de chameau faisant des tabourets avec leurs coussins brodés, un peu usés, mais assez douillets.
Je dois l’avouer que c’est Paris qui m’avait initiée à l’attrait de ces mélanges heureux : tout était aurore et azur.

Quand tout fut terminé et que, prenant place dans quelques bons fauteuils, nous jetions sur nos ensembles « le coup d’œil de la finition » comme on dit dans la couture, une seule chose fâcheuse arrêtait notre regard : c’étaient les cheminées, car nous avions une cheminée dans chaque pièce. Elles étaient peintes en ripolin marron et, quand on y allumait quelques brindilles, elles fumaient et le feu s’éteignait. L’architecte consulté se mit à rire : « Les dames grecques qui ont habité ici, avant vous, dit-il, aimaient beaucoup le ripolin ; vous l’avez constaté partout ; vous n’avez donc qu’à faire décaper vos cheminées dont le dessous est en marbre rose moucheté de blanc. Quant au tirage, il est volontairement bouché au ciment car vous ignorez que c’est par les cheminées que Satan envoie les Djinns, esprits malins, qui viennent tracasser les pauvres humains et leur jouer mille farces bien désagréables. »
Comme je n’étais pas superstitieuse, après un bon coup de pic dans le ciment nous eûmes la joie de belles flambées pendant les quelques mois où le Delta nous offrait un hiver froid et humide.
* * * * * *
Je n’aurai garde d’oublier une des premières visites que je reçus dès mon arrivée. Ce T.I.P. (très important personnage) était un vrai fellah, en galabieh bleue, turban blanc et pieds nus qui me salua très bas m’offrant des œillets d’Indes (que je déteste) en me disant : « Ana guenaîni betak (je suis ton jardinier). » « Pourquoi, un jardinier, répondis-je, puisque je n’ai pas de jardin ? »
Chaque fois qu’il y avait un terrain à cultiver auprès des Offices Quarantenaires on engageait en effet un ou plusieurs jardiniers mais ce majestueux fellah me semblait pas nécessaire pour travailler un coin en friche derrière une barrière blanche. J’y descendis cependant avec « mon jardinier » et je dus reconnaître que ce « jardin » était très cocasse. Grand comme un mouchoir de poche, avec un palmier et deux petits arbres verts, sa surface était à peine plus étendue que celle de mon salon bleu dont il avait copié la forme ronde. Mais puisque mon jardinier était prêt à se mettre au travail selon mon goût, il comprit très vite que la mode croton-œillets d’Inde avait fait son temps. Il aimait la terre comme j’aimais les fleurs, nous étions faits pour nous entendre. Je connaissais la formule : « bêchage et arrosage sont les deux miracles de l’Égypte », je lui laissai toute liberté et ne donnai que quelques conseils. Au bout d’un an, il y eut là une petite pelouse ronde de fin gazon, une allée sablée tout autour, des massifs ronds, de minces plates-bandes et une petite tonnelle toute couverte de fine fougères. Selon les saisons je recevais de charmants bouquets faits de deux roses, de trois œillets mignardises, d’un arum entouré de violettes. Il restait cependant un défaut dans le décor de mon jardin de poupée c’était l’affreux mur de la Douane en briques grenat qui en faisait le fond. Je n’attendis pas longtemps car mon chef de culture découvrit des boutures de bougainvilliers rouge-orangé qui poussèrent rapidement et ce feuillage luisant, ces belles grappes fleuries semblaient un rideau de cretonne au lieu d’un mur de prison.

Le docteur Briend vint voir le chef-d’œuvre et m’apporta des quantités de graines pour en augmenter la variété et en manière de plaisanterie le Pacha Zananiri m’offrit une feuille d’impôts que le fisc envoyait aux grands propriétaires terriens dont les cultures avaient plus de 100 hectares, mais à l’endroit où j’aurais dû écrire la superficie totale de mes possessions il avait écrit : 10 Pics ! mesure agraire qui en arabe représente 10 m².
Nous voilà donc installés, presque luxueusement dans l’appartement qui au début nous avait paru si lamentable, et quand nous écrivons à nos amis pour les inviter à s’y installer en passant par Alexandrie nous en vantons le confort en style pompeux comme dans les réclames des agences immobilières.
« Appartement grand Standing. Dix chambres. Trois salles de bains. Garages. Chauffage et Jardin. Belle réception. « Mais nous n’insistons pas sur les mesures respectives du salon immense et du jardin minuscule.
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Quand on arrive dans le Grand Monde à Alexandrie, on est un peu éberlué devant un luxe surprenant d’équipages ou d’autos qui encombrent les rues autour d’une villa somptueuse, pleine de lumières, d’une nombreuse domesticité et de buffets admirablement servis avec bars où tous les alcools vous sont offerts. Les robes et les chapeaux des Dames invitées y sont d’un goût impeccable ; les Messieurs y sont déférents, empressés et, en vous présentant les uns et les autres, ce ne sont que Comtes, Barons, Marquis, au point qu’on est tout surpris de voir, au moins là, une vieille noblesse qui a su s’enrichir.
Mais si l’on s’assied, par hasard, auprès d’un vieux Pacha qui connaît bien son peuple d’Alexandrie et a gardé quelque mémoire, il vous enlève toute illusion au sujet de tant de titres qui vous ont quelque peu impressionnée.
« Quand on a un compte en banque à plusieurs chiffres, dit-il, rien n’est plus facile que de devenir noble à son tour. Il y a le Pape pour les Comtes d’abord, puis l’Empereur d’Autriche pour les Barons et d’autres pays moins coûteux pour les Marquis. Mais il y a meilleur marché encore. Si l’on a l’esprit de famille et un frère aîné Comte, Baron ou Marquis, eh bien on se fait faire des cartes de visite avec Comte Baron ou Marquis. N’est-on pas de la même lignée que le cher frère ? »
« Ana conta kamam (je suis comte moi aussi) » et le tour est joué – puisque je suis son frère.
C’était bien ce qui arrivait pour les diplômes de docteur en médecine ou d’avocat dans une famille nombreuse.
Je ne leur reproche certainement pas d’avoir gagné beaucoup d’argent par leur intelligence et leur travail, mais pourquoi s’affubler de titres qui n’ont rien à voir avec leurs activités ? Comte, Baron, Marquis, ça se gagnait au service de la Patrie, mais surtout aux armées dans les pays occidentaux où ces appellations avaient une réelle valeur, tandis qu’acheter cela comme une auto de luxe ou un manteau de vison, c’était les déprécier même lorsqu’elles étaient valables.
Aussi, après très peu de temps, l’on n’était nullement impressionné pas des contes à dormir debout, des simili-barons et des marquis de pacotilles et l’on s’intéressait beaucoup plus à la qualité de leurs cocktails, à l’excellence de leur table et à la solidité de leurs possibilités financières.
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Je demandais un jour à un Professeur, venu de Paris pour des conférences médicales, ce qui l’avait le plus séduit pendant son séjour en Égypte et il me répondit avec le plus grand sérieux : « Les ânes et les petits enfants. »
Et c’était vrai ; après 45 ans passés là-bas j’ai toujours même plaisir à évoquer cette sélection asine et humaine qu’on rencontre partout, à tous les coins de rue, dans les villages comme dans les champs.
Les ânes sont magnifiques, gris perle, les yeux clairs, de petites oreilles et une belle ardeur au travail ; ils sont, en outre, infatigables et sans vices. Ce sont des purs sangs. Leurs maîtres, lorsqu’ils sont pauvres, les aiment bien, mais quand ils sont riches ils les régalent de coup de bâton.
A Louxor j’ai vu des ânes par centaines, aidant le travail des archéologues et rapportant dans leurs grandes corbeilles tout ce que les fouilles profondes mettaient à jour. En longues files, sans brides ni mors, ils marchaient dans d’étroites pistes entre les temples écroulés et n’arrêtaient pas de toute la journée sous un soleil ardent, si vaillants qu’ils semblaient pris eux aussi de la fièvre de la découverte.
Quant aux petits enfants, ce sont les « Waleds », des garçons, car les filles restent à la maison, et ils s’en vont par bandes, les grands de 8 à 10 ans entraînant les plus petits et se donnant la main, ils dévalent par les rues, les boulevards, les bords de mer, au milieu des passants, des voitures, des autos et des tramways. On doit les mettre dehors dès qu’ils savent se tenir debout. Ils ont de beaux yeux ; des dents neuves et brillantes et comme ils sont de bonne humeur, ils sourient toujours durant cette promenade sans but, qui semble pour eux, si déshérités, une grande joie.
Comme des volées de moineaux, dont ils sont les frères, ils ont toujours faim et, picorent tout ce qu’ils trouvent sur les trottoirs et ne s’en portent pas plus mal. Comme vêtement, ils n’ont sur leur pauvre corps nu qu’une galabieh trop longue ou trop courte, ni souliers ni chaussettes, ni bonnets. S’il fait froid, ils trottent pour se réchauffer et l’été, par la grosse chaleur, ils trouvent un coin d’ombre pour y dormir. La rue où ils cheminent du matin au soir leur réserve un tas de belles surprises : des vitrines pleines de jouets qu’ils n’achèteront jamais, les étalages de gâteaux, de fruits, de légumes, qu’ils ne mangeront jamais et de temps en temps un petit bakchich : une orange, une banane, que leur offre un marchand. Le chef de bande fait la distribution à ses protégés assis sur leurs talons en couronne autour de lui. Ils acceptent ce don mais ne mendient jamais.
A 10 ans on les met en apprentissage. Nous avons déjà vu les petits Barbarins à la cuisine et chez le repasseur, mais dans la multitude d’artisans spécialisés de toutes sortes de métiers, que ce soit le menuisier, le plombier, le matelassier, le frotteur de parquets ou le repasseur de couteaux, le patron arrive toujours à son travail accompagné d’un miochon à l’air sérieux, qui porte les outils, le matériel de travail, et nettoie parfaitement dès que la réparation est terminée. C’est ainsi qu’il apprendra son métier. Lui aussi il a toujours faim et c’est le petit backchich d’un client satisfait qui lui procurera son maigre déjeuner.
Quand mon cuisinier fait son marché le matin au Bazar, il s’assied tranquillement au café, appelle un petit bonhomme de 8 ou 10 ans qui va se débrouiller pour faire à sa place tous les achats. Il a ses fournisseurs, ce microbe, et avec son grand panier aussi haut que lui, il court de boutiques en boutiques : c’est un acheteur remarquable ; il y gagne une petite piastre et le backchich en nature du marchand : un oignon, une salade, un bout de pain, et voilà sa nourriture assurée.

Dans le dogme de la religion musulmane, il y a l’aumône aux pauvres et voilà la scène à laquelle j’assistai un jour. Je m’arrêtai devant une grande maison en construction dont tous les ouvriers étaient allés déjeuner dans un café voisin ; seul le petit maçon de 10 à 12 ans gardait le chantier. Il était assis sur un tas de briques, mangeait un pain arabe et une petite assiette de « fouls » (les fouls sont des fèves – dans ce temps on en avait une grande assiette pour une petite piastre, soit 2 sous) avec une abondante sauce brune. A côté de lui vint s’asseoir un tout petit de 5 à 6 ans, apportant la gargoulette pleine d’eau. Le petit maçon lui passa la moitié de son pain et, tandis qu’il mangeait lui, gloutonnement, ses haricots, le petit invité trempait timidement des bouts de pain dans la sauce. Je demandai, curieuse: « Qui est ce petit ? ce n’est pas un apprenti maçon ? » « Non, me répondit gentiment le plus grand, c’est seulement mon pauvre ! ».

Pendant la 2ème guerre, au moment où nous fûmes copieusement arrosés de bombes italiennes, le marchand de yaourt, qui passait à dix heures du soir, n’interrompit pas sa tournée. Suivi du gosse qui portait l’espèce de cage en toile métallique où étaient rangés les petits bols de yaourt, il s’en allait tout tremblant dans la nuit terrible éclairée de projecteurs alors qu’éclataient sur terre les bombes et dans le ciel les projectiles de la DCA. Impossible de rester à l’abri car pour vivre et pour manger il fallait ravitailler en yaourt, les clients tassés dans les caves. Le patron qui criait: « yaourt, yaourt » fut pris d’une extinction de voix et tomba malade et c’est le petiot qui dût courir les rues et annoncer la marchandise. Alors de sa petite voix enfantine il criait « yaourt » à son tour, mais c’était la plainte d’un pauvre chat apeuré ; on devinait ses yeux pleins de larmes et le tremblement de ses petites jambes. Pourtant pas un soir il ne se déroba à la terrible corvée et durant toutes les hostilités il continua, sans faillir, cette infernale tournée dans la nuit.
Oui, ils sont magnifiques ces ânes et ces enfants si vaillants et si gais, mais hélas c’est une élite pleine de modestie qui bientôt aura disparu. Les ânes ne circulent plus à cause des autos qui ont tout envahi, les waleds ne traînent plus sur les trottoirs : ils sont en classe où ils apprennent à lire et à écrire, mais ils n’ont plus ces figures joyeuses, ces yeux émerveillés et ces dents brillantes dans une bouche pleine de sourires. Nos petits moineaux de trottoirs se sont envolés pour toujours.

Et moi aussi j’ai mon « waled » et je m’en félicite. Il m’est arrivé, par surprise de son village natal au Soudan, avec son oncle mon premier domestique. J’avais remarqué, en effet, qu’un seul homme de suffisait pas pour entretenir notre appartement, ses corridors et ses multiples fenêtres sans compter le service de table et le ménage des chambres et je décidai de lui donner un aide. Comme il partait en vacances dans sa « balad » (village natal), il m’assura qu’il trouverait là-bas un second domestique. Au retour il me présenta un mioche qui avait tout au plus 10 ans.
« Qu’est-ce que c’est que ce moucheron, » dis-je ? « Il est bien trop jeune. Pourquoi l’as-tu ramené de si loin ? »
« On me l’a mis dans le bateau le jour de mon départ. Sa mère est veuve, il a trois sœurs et c’est lui seul qui doit travailler pour les nourrir. Je vais l’entraîner au travail, il pourra peut-être m’aider. »
Et c’est ainsi que ce vénérable chef de famille de 10 ans entra à notre service. Il était sérieux, obéissant et travailleur. Il se servait d’un petit balai, d’un petit torchon et d’un immense plumeau et toute la journée il frottait les carreaux, faisait reluire les planchers et grimpait sur une échelle quand il était trop petit pour atteindre le haut des armoires et le dessus des cheminées. Je l’avais habillé d’une galabieh blanche avec ceinture rouge, babouches rouges et petit bonnet blanc et il avait l’air d’un enfant de chœur servant la messe quand il apportait les plats derrière son grand-oncle. A la fin du mois je lui donnai 50 piastres de gages, il était si heureux que ses yeux se remplirent de larmes et il courut à la poste pour en faire l’envoi aux dames de sa famille sans garder une piastre pour lui. Il avait chaque soir sa récompense c’était de promener les chiens. Dès que les ouvriers avaient quittés les ateliers, notre quartier était vide et il pouvait courir et jouer avec les 3 sloughis qui nous restaient puis il les ramenait en laisse, menant tout fier cet attelage après une promenade aussi bienfaisante pour lui que pour ses 3 amis.
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Je crois qu’aucune ville ne comporte autant de linguistes remarquables que ce carrefour du monde que l’on nomme Alexandrie. La plupart des gens baragouinent 4 à 5 langues courantes, sans un grand vocabulaire c’est certain.
Mais ce qu’il y a de curieux, c’est que de tout petits enfants et quelles que soient leur nationalité, parlent couramment arabe avec les domestiques, grec avec les commerçants, italien au marché et vont tour à tour à l’école anglaise et française, et ils ne mélangent jamais les mots comme nous le faisons constamment. Les marchands ambulants sont, à ce sujet, très amusants ; ils reconnaissent à vue d’œil la nationalité de la cliente et ils l’appellent dans sa langue sans se tromper : « Yes Missis, you want some potatoes ? (Oui Madame, vous voulez des pommes de terre). « J’ai de bons radis, Mameselle » « Que vole la signora; data, pomma ? (Que désire la signora). » « Ia waled fi badigan (Mon garçon j’ai des aubergines) ».
J’ai connu un jeune italien qui plus tard entra dans la diplomatie. Il y fit une carrière magnifique; il parlait 6 langues, fut nommé dans plusieurs capitales, à Paris c’était un parisien ; à Londres, à Berlin, à Madrid, il était chez lui. A Rome, naturellement et au Caire, il fit un discours apprécié de vrai arabisant.

Quand je retrouvai Alexandrie pour y vivre définitivement, ce qui me frappa surtout dans les boutiques ou dans les bureaux c’est que tous les jeunes employés parlaient français. Un français levantin, avec des expressions à eux, traduites du grec ou de l’italien, avec des R roulés au centuple, mais on pouvait s’entendre en donnant un petit coup de pouce à la grammaire et à la prononciation. C’est que les écoles françaises s’étaient multipliées autour du grand Lycée (Français) et de l’immense école des Frères (Collège Saint-Marc). De simples petites écoles de quartier n’enseignaient pas grand-chose, mais avec la maîtresse ou la bonne sœur on jabotait pendant l’enfance des petites phrases faciles, on écrivait des dictées et, avec leur facilité incroyable, tous ces petits égyptiens en savaient assez pour se débrouiller dans le commerce et les boutiques. Cela m’amusait beaucoup de voir avec quelle attention les employés qui me servaient, ayant reconnu que j’étais française, s’essayaient à reproduire mon accent et mes phrases en me répondant.
J’achetais un jour du tissu de laine et je dis ; « Non, pas celui-là, il est trop épais. » en faisant sonner la liaison. « Oh ! non Madame, il n’est pas si « pépais » que ça me répondit sérieusement le petit commis.
Une autre fois, je me plaignais d’un retard dans une livraison : « Il était tard quand je l’ai reçue. » « Non, Madame, pas si « tétard » que ça ! »
Aux Galeries Lafayette j’achetais des cadeaux de Noël et je m’arrêtai devant une vitrine d’animaux en peluche pour admirer un pingouin très bien imité, tout blanc avec son manteau noir. « Mademoiselle, je voudrais un pingouin. » La vendeuse réfléchit un moment : « Madame, le pain c’est pas ici, c’est à la boulangerie et le gouin nous n’en avons plus en magasin. »
La petite pâtissière me servait des éclairs, des babas, des choux à la crème. Je vis alors un carré très appétissant moitié chocolat, moitié pistache, une création nouvelle du pâtissier.
« Comment appelez-vous celui-là. » demandai-je ? « Celui-là, fit-elle très sérieuse, il s’appelle… un gâteau. »
Un autre jour j’entrai chez un quincaillier pour acheter une lampe à alcool. Le commis redisait : « Lampe, alcool, je vois pas Madame de quoi vous parlez. » Le patron qui était à la caisse leva les épaules et cria : « Et tu dis que tu sais le français ! Mais, crétino, la Madame elle veut une lampe spirituelle ! ». En effet, l’étiquette portait en anglais « Spirit lamp » et, en traduisant, cela faisait « spirituel » au lieu « d’alcool à brûler. »
Mon mari cherchait un veston d’appartement bien chaud car les soirées d’hiver – dans de grandes pièces ouvertes à tous les vents – étaient assez fraîches. Un jour nous passions rue Chérif devant les vitrines où les étalages manquaient d’originalité quand au beau milieu d’un déballage de tricots et caleçons nous découvrîmes un splendide veston d’appartement, beige à brandebourgs marrons, l’air bien douillet et bien fourré et nous entrâmes aussitôt, dans la boutique. Le marchand était aimable, la vendeuse souriante et nous demandâmes un veston d’appartement. Les figures prirent un regard fixe et désolé : « Regrets, fit le patron, nous n’avons pas cette chozze. » « Mais oui, dis-je d’un ton assuré, vous en avez un en vitrine ; il est beige avec des brandebourgs. ». La demoiselle intervint d’un ton un peu revêche et me répondit. « Ca, qui est en exposition, c’est pas ce que vous demandez, ça s’appelle un « coing de feu ».
Dès qu’il arriva dans l’atmosphère alexandrine, mon petit domestique essaya, lui aussi, de parler français. Il me reprochait de ne pas lui avoir appris le langage quand il n’était qu’un petiot. « Tu comprends, me disait-il, quand on est jeune on a la cervelle molle et tout y reste, mais en vieillissant la cervelle devient sèche et l’on n’apprend plus facilement. »
Pourtant il retenait de petites phrases dans son service et au lieu de dire comme avant « Alesta el yakoul (Le manger est prêt). » pour annoncer que la table était servie, il disait « Madame est servie. »
J’avais une nièce espiègle qui l’attrapa un jour et lui dit : « C’est pas du tout correct, Madame est servie; je vais t’apprendre bien mieux. » Le lendemain j’avais à dîner prié d’une dizaine d’invités et, au moment de passer à table, Mohamed Ibrahim, impeccable, galabieh immaculée, tarbouche rouge, ceinture rouge et babouches rouges, se présenta à l’entrée du salon et lança d’une voix claire: « M’ssieurs et dames, on va bouffer. »
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Je dois avouer que si je parle couramment l’arabe, mon langage n’a rien à voir avec la richesse d’expressions d’un pur arabisant. J’emploie une sorte d’argot, de patois, de pigish, de slang, qui a cours parmi les domestiques et les vendeurs des marchés. Avec ça on se débrouille partout. La plus part des étrangers, d’ailleurs, n’en savent pas plus long.
Les jeunes Égyptiens, surtout les étudiants, sachant que presque personne ne comprend leur langue choisie en profitent souvent pour faire des réflexions peu flatteuses sur les gens qui les entourent. Cela, en Égypte, n’est pas bien méchant mais ils l’exagèrent joyeusement à l’étranger et voici ce que me raconta l’un d’eux de retour de Paris. Ils étaient trois jeunes gens installés au Bouillon Duval, à une table à quatre et ils espéraient que la quatrième chaise serait occupée par quelque jolie et jeune parisienne, mais ils virent s’avancer vers eux une grosse dame à l’air imposant.
« Aïe, cria notre ami, s’adressant à ses copains en égyptien, je te parie que cette « gamousse » (vache-bufflesse) va prendre la place vide. »
La dame eut un fin sourire, et, dans la pure langue d’un lettré d’El Ahzar, lui répondit: « Non jeune homme, car dans mon pays d’Égypte les gamousses ne mangent pas à la même table que les cochons. »
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Mais la véritable vedette de notre propagande française fut réellement un petit bout de bébé qui nous arriva, dans des circonstances bien tragiques. Une nièce blonde et jolie avait passé le Canal de Suez il y avait à peine 2 ans, portant dans ses bras un poupon nouveau-né. Elle allait à Madagascar rejoindre un mari impatient et nous craignions que sa frêle poupée ne trouve là-bas un climat dangereux.
Héla ! Ce fut la jolie Maman, pleine de santé, qui mourut et la petite nous fut réexpédiée seule parmi les passagers d’un grand bateau des Messageries Maritimes. J’allai chercher cette orpheline de deux ans à Suez par une nuit de février dans une rade en furie. Mon fidèle gardien, Khalil, descendit ce petit paquet, sauta entre deux vagues dans mon canot prêt à chavirer et le bébé arriva sans dommages à Suez, puis à Alexandrie.
En quelques jours sa mine s’éclaircit, elle commença à sourire et, bien installée avec une nurse diligente, elle prit l’habitude de passer la matinée au jardin d’enfants du Sporting. C’est là qu’elle connut tous les succès. « Une petite française, une vrrraie, comme disaient les enfants autour d’elle. » Toute gracieuse dans ses robes de mousseline, elle menait ses admiratrices de sa petite voix volontaire.
« La pitite fifille veut courisser. » Et deux grandes la prenant par les mains la faisaient courir.
« La pitite fifille veut le bisquoui. » et on lui cédait sans discuter un biscuit ou un macaron.
Elle n’avait d’amour que pour une affreuse poupée, réclame de Nescafé, qu’elle appelait, on ne savait pas pourquoi : « Bébécodo » et toutes les amies répétaient : « Je voudrais un bébé Codo comme celui de la pitite fifille. » On l’embrassait, on la câlinait, s’était le joujou du jardin d’enfants, si bien que, pour avoir été la coqueluche de ces autres petites filles, elle nous revint à la maison avec une belle coqueluche.
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Un peu partout, actuellement, on s’évertue, sous prétexte de modernisation, à laisser tomber les belles « vestures » de jadis pour les remplacer par des tenues bien banales et souvent mal adaptées au pays et au climat surtout. Qui ne regrette les coiffes bretonnes, bien amidonnées, dans une lande de brume et de vent ? Les jolis bonnets des provençales coiffant leurs cheveux relevés, luisants au soleil et encore les jupes plissées-soleil des pêcheuses de Boulogne ou des Sables-d’Olonne, avec de longs bas de laine et de coquets sabots cirés ?
Quand je suis arrivée en Égypte toutes les femmes musulmanes du peuple ne portaient qu’une tenue noire : robe longue et immense voile noir dont elles s’enveloppaient entièrement. Leur figure était voilée de dentelle noire, tenue en dessus du nez par une bobine dorée. Elles n’avaient ni formes, ni âge, mais elles marchaient gracieusement, habituées depuis l’enfance aux pieds nus et à porter sur la tête les charges les plus lourdes.
Si elles avaient un nouveau-né, elles le tenaient à deux mains sous le voile et, dès qu’il avait un an, il se tenait tout seul à cheval sur leur épaule.
Les hommes portaient la longue galabieh en toile de couleur avec dessous un long caleçon assorti. On ne pouvait imaginer un meilleur ensemble pour supporter la chaleur et l’hiver ils y ajoutaient des gilets brodés ou des tricots de laine. Les jours de fête ils portaient un manteau de drap, noir ou bleu, dont nos curés ont gardé le modèle avec leur soutane. Comme coiffure un turban bien roulé autour du front pour éponger la sueur et tenir contre le vent.
Mais les plus pittoresques étaient encore les Bédouins qui avaient réalisé un ensemble couleur de sable et de poil de chameau. Leur galette était une sorte de grande houppelande à raies longitudinales beiges et brunes, à manches raglan et ils la complétaient par une vaste écharpe brune dont ils ne se séparaient jamais. Roulée autour du cou c’était un cache-nez contre le froid, sur la tête une ombrelle contre le soleil ; ils l’étendaient par terre pour dormir et c’était encore le linceul du dernier sommeil ; elle servait de table pour manger, de tapis pour y prier. Leur coiffure, un mouchoir couleur sable et orange tenu par une couronne de crins de cheval : et c’était tout ! Ils pouvaient ainsi traverser pendant des jours le désert sans jamais d’autre bagage qu’un chapelet dans leur poche.

Peu à peu j’ai vu ces tenues si saines et si pittoresques se désagréger.
D’abord le turban a été remplacé par le tarbouche (ce que nous appelons un fez s’appelle en Égypte un tarbouche), qui venait de Turquie, surchauffait la tête et n’abritait pas les yeux. Puis les vestons européens ont remplacé les grands manteaux soutanes sur la galabieh, si bien que nos élégants avaient l’air d’un Monsieur qui a mis sa veste sur sa chemise de nuit ; puis, la galabieh a elle-même disparu pour des pantalons mal coupés. Les petits fantômes noirs ne se voilent plus, mais sont encore maladroites pour s’attifer d’un chapeau « mode de Paris » sur leurs admirables chevelures ; la jupe entravée gêne leur souple démarche et leurs souliers tournent sur leurs talons pointus. Il n’y a plus que les vieilles Mamans pour s’envelopper de noir et, quand elles sont restées minces, pour paraître une jeunesse même quand elles ont 60 ans.
Quant aux uniformes militaires n’en parlons pas. Le kaki moutarde a envahi les casernes, les casquettes et les bérets sont aussi gênants que le tarbouche et les souliers noirs, les bottes, en cuir sont un supplice pour les pieds nus sans chaussettes.
Il n’y a plus que nos garde-frontières qui galopent toujours à chameau dans leur bel uniforme Bédouin. Pieds nus avec les mollets serrés dans des leggins. Mais il est certain que le dernier Bédouin disparaîtra avec le dernier chameau.
JARDINS D’ÉGYPTE QUE VOUS ÊTES BEAUX !
Je me rappelle encore avec quelle mine désabusée j’avais cherché, à mon arrivée à Port-Saïd, un petit jardin fleuri, un grimpant décoratif sur une grille. J’avais cru que personne n’aimait comme moi les fleurs ou que le climat ne permettait pas d’en cultiver en massifs, en arbrisseaux et d’en faire des bouquets pour illuminer et parfumer la maison. Derrière le grand palais du Canal il y avait cependant quelques essais de pelouses mais un jardinier, sans direction, n’y plantait que d’affreux crotons et des œillets d’Inde qui y poussaient comme de la mauvaise herbe.
J’avais eu une première vision réconfortante devant le vieux parc Ruffer, ou à Port-Tewfik, dans le jardin de Miss Russel et la verdurette de Monsieur Speakman m’avait totalement réconfortée. Comment aurais-je pu deviner qu’au milieu de tant de progrès que l’Égypte doit aux Européens, les terrains verts, les surfaces de gazon, les belles moissons de fleurs allaient naître partout et que les fellahs allaient se révéler des jardiniers modèles pour aider à cette éclosion miraculeuse. Il fallut 20 ans à peine ; on peut à présent se promener dans tous les beaux quartiers du Caire, dans toute la banlieue d’Alexandrie et même au milieu des petites boutiques et du Bazar, de mars à décembre, c’est partout une débauche de fleurs, de feuillages, avec des jeux d’eau qui en entretiennent la fraîcheur. On s’est mis à vivre au jardin, à y faire salon et à y recevoir ses amis. Et ce n’est pas comme pour les garden-parties d’Angleterre et de France, avec la menace de la pluie ou d’un coup de vent, car le temps immuablement beau l’été, le ciel éternellement bleu, ne réservent pas de désagréables surprises.

C’est charmant de jouer aux cartes les pieds dans le gazon vert, tout autour une floraison de lys et d’amaryllis multicolores, de prendre le thé dans une tonnelle couverte de pois de senteur et de tomates minuscules (dites « grains de corail ») que l’on croque avec sa tartine, de bavarder sur une terrasse, le nez heureux, les yeux ravis, sous un plafond de seringas et des murailles de jasmin.
Chacun invente un décor nouveau et je me rappelle un midi-fleuri, sorte d’invitation de midi à une heure, dans un jardin au mois de juin. Des tables étaient posées autour d’un bassin où nageaient des poissons japonais aux belles queues de mousseline bleue ; les roses, les œillets, les héliotropes, les fressias, donnaient de partout le maximum de leurs parfums condensés et l’on nous servait, non pas des alcools forts mais des jus de fruits, des gazeuses et, sur d’immenses plateaux, une variété de ce qu’on appelle « des mézés » qui sont originaires du Liban, un peu comme les zakouskis le sont de Russie, et ce sont des amuse-gueules délicieux. C’est tout simplement un rond de pain, fin, comme une dentelle sur lequel un cuisinier, plein d’imagination, a posé un petit rien très savoureux : un anchois, une sardine maniée de beurre, une chipolata, un peu de roquefort recouvert d’une noix, une olive verte sur une langue de jambon, une crevette mayonnaise, trois petits pois sur un fond d’artichaut. Ce n’est ni un lourd sandwich, ni un hot-dog, c’est léger et ça se mange d’une seule bouchée. Et puis, le nom est délicieux. « Monsieur, donnez-moi un mézé, je vous prie. » « Mon voisin est si aimable qu’il me régale de mézés. » « Je ne veux pas un mézé sec, Madame, j’aime mieux un mézé tendre. »
Tandis qu’on picorait ces délicieuses fantaisies, un invité a commencé à fredonner ; « Un mézé c’est bien peu de chose. » Alors chacun a rivalisé d’inventions chantantes. Un vieux monsieur enroué a roucoulé : « Encore un mézé veux-tu bien, un mézé qui n’engage à rien. » Un jeune homme a démarqué Verlaine: « Sur votre jeune sein, laissez rouler ma tête, toute sonore encore de vos derniers mézés. » Mais celle qui a emporté le succès, c’est une jeune fille qui, s’en allant vers la sortie, a lancé le grand air de Louise : « Je crois rêver sous l’ciel d’Alexandrie, l’âme encore grisée, par ton dernier… mézé ! ».

J’avais aimé le lazaret de Port-Saïd : son silence dans le grand désert au bord du Canal et ses couchers de soleil merveilleux ; j’avais aimé le lazaret d’El Tor, son immensité et sa solitude au pied du massif montagneux du Sinaï, mais le lazaret d’Alexandrie, où je retrouvai Madame Broadbent, était beaucoup plus vieille Égypte, souvenir des Mamelucks, des descendants de Mohamed Ali, car c’était d’abord un palais en ruine, en friche, plein d’arbres centenaires : le château de la Belle au Bois Dormant, au milieu d’une banlieue moderne, affreuse, consacrée au coton : richesse de l’Égypte et qui se nomme Gabari.
Étaient-ce les Turcs, les Persans, les Mamelucks qui avaient construit ce palais d’été ? Personne ne le savait. Le plan en était très bizarre car, pour clore le parc du château, il n’y avait pas un mur ou des grilles, mais un anneau régulier, une ceinture de petites chambres innombrables où devaient loger les gardes de leurs Altesses. Ceux-ci fuyaient Le Caire et sa chaleur, pas très rassurés, ne se déplaçaient qu’avec une véritable armée de soldats prêts à les défendre en cas d’attaque.
Le service quarantenaire ayant trouvé ce palais vide et abandonné, avait vu d’emblée la merveilleuse utilisation de ces 300 chambres closes à l’extérieur mais ouvertes largement sur le parc, pour y loger les nombreux passagers d’un bateau en cas d’épidémie. Les chambres remises à neuf étaient réservées d’un côté aux malades et de l’autre aux bien portants en surveillance. Les grands salons et les cuisines du palais servaient de réfectoire.

On avait concédé à Mme Broadbent quelques chambres, une véranda et un petit bout de jardin. Toujours efficiente, il fallait voir le délicieux asile quelle y avait aménagé. Le jardin était un paradou joliment dessiné et plein de fleurs en toutes saisons, mais ce qu’il y avait de rare et surprenant c’est que dans la friche du parc elle avait déniché des objets échappés aux destructeurs et qu’elle avait utilisés. Une immense coupe de faïence de Coutaya un peu ébréchée était pleine de renoncules doubles ; une baignoire en pur marbre blanc présentait des roses trémières, un chapiteau de grés rose creusé en son milieu servait de cache-pot à des capillaires débordantes : deux lions de marbre qu’on avait martelés avaient une crinière de lierre et de géraniums grimpants… et la véranda, à l’ombre, était une vraie serre pleine de fougères de palmes : une forêt vierge de verdure…
Cette amie était si accueillante que si l’on arrivait le matin on était obligé d’y passer la journée. Déjeuner improvisé excellent ; une sieste dans une chambre fraîche, un thé dont elle cuisait les gâteaux en un tour de main. Elle ne vous renvoyait que le soir, dans sa victoria et l’on traversait la ville endormie où toute activité avait cessé, le nez dans un bouquet odorant pour ne pas sentir l’odeur d’oignons, de sueur et de crottin.
Madame Broadbent disait gentiment : « Mes amis sont bien dévoués de venir me voir si loin et de traverser cet affreux quartier », mais nous adorions toutes ces Gabari’s parties chez « The Gabari princess ! »
Pour moi seule il y avait à Gabari autre chose que des fleurs et des réceptions amicales. Il y avait un souvenir presque récent d’un héros pour lequel j’avais un culte constant : Ferdinand de Lesseps.

C’est là, dans ce palais maintenant en ruine mais où subsistait les belles allées, où roulaient jadis les berlines royales, que Mohamed Saïd, khédive, Vice-Roi d’Égypte, accueillit son hôte et ami de Lesseps. C’est là que le projet du Canal des Deux Mers fut examiné et discuté avant de le présenter aux ministres ; 1854 une date, 1869 une réalisation. Entre ces deux chiffres, 15 ans de luttes, 15 ans d’un travail dur et forcené mené par un maître qui ne lâcha jamais son bel œuvre, surmonta tous les obstacles moraux et matériels et donna à l’Égypte, qui ne lui dit même pas merci, un Canal maintenant en plein essor, en même temps qu’une affaire financièrement saine et riche.
Je m’arrête souvent au pied des trois marches de marbre blanc, j’évoque la rencontre des deux amis et, au moment du départ le cadeau que le khédive offrit à son visiteur, un magnifique cheval pur-sang arabe, nommée Aziadé, avec lequel de Lesseps allait accompagner au Caire le cortège du Vice-Roi, pour obtenir l’acceptation définitive de son projet sur le Canal des Deux Mers.
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Que j’aime ces fêtes païennes que, depuis des millénaires l’humanité a dédiées aux merveilles de la nature. L’arrivée du printemps qui éclate brusquement, avec toute la magie orientale ; fleurs, moissons, chants d’oiseaux se célèbrent par une journée de repos, en plein air et dans des vêtements neufs. C’est ce qu’on appelle « Cham-El-Nessim » qu’on peut difficilement traduire par « Va respirer le souffle du Printemps » et l’on ne s’en prive pas. Riches et pauvres, tout le monde est dehors. Des légions d’enfants roulent par les rues dans des robes ou des galabiehs de couleurs brillantes. D’autres sont entassés dans des charrettes, dans des victorias et même dans des voitures à bras. Des marchands ambulants sont partout avec des monceaux de radis blancs, de salades nouvelles. Enfin, c’est la journée du mouton rôti, cuit sur la braise en plein air et que l’on dévore jusqu’au dernier cartilage.

Ce jour-là nous étions invités chez un ami avocat, à Aboukir, qui n’était alors qu’une bourgade de banlieue où quelques Alexandrins, aimant la mer et la solitude, avaient bâti des villas. Les palmeraies y étaient touffues et la baie immense, mais vide, évoquait la défaite de la flotte française au 1er septembre 1798 alors que les frégates coulées gisaient encore par le fond.
Au milieu du jardin un énorme mouton, suspendu par sa broche était posé sur une énorme table et paré de couronnes de roses, des roses dans les narines et des bouches d’oreilles en fausses perles bleues – et il nous regardait d’un air lamentable de ses yeux frits ; il était entendu que les nombreux invités apporteraient le supplément d’un déjeuner copieux…. On arrivait donc avec des paniers de bouteilles, de légumes verts, de salades, de fruits, sans compter le pain, le sucre, le café – et je m’étais engagée pour un kilo de thé. Mais la pièce de résistance était certainement cette masse de viande, pas assez cuite pour mon goût et qui sentait la chair fraîche et le sang. Tous les ogres invités, armés de longs couteaux, se mirent à débiter les cuisses et les épaules et les dames les plus élégantes tendaient leurs assiettes pour recevoir des tranches plus bleues que rouges, qu’elles avalaient avec délices !
Cette boucherie me donnait des nausées et me rappelait une leçon d’anatomie qui n’était pas celle de Rembrandt. Je me contentai des excellentes salades, artichauts, radis et petits oignons verts que j’allai manger au fond du jardin loin de l’odeur, l’affreuse odeur de viandaille.
Derrière les grilles des gosses Bédouins regardaient avec extase les heureux qui partageaient le méchoui, mais je savais que notre avocat était généreux et qu’ils auraient de bons restes.
Au départ chacun devait reprendre ce qui subsistait de ses provisions et comme je me dirigeais vers mon paquet de thé qui n’avait pas été entamé, je vis une dame grecque qui s’en emparait et le filait dans son panier.
« Oh ! pardon, fit la voleuse, je pensais que vous seriez heureuse d’échanger votre thé contre mon plat de macaroni froid. »
Je lui assurai que je détestais les pâtes chaudes et encore plus les froides et je la quittai fraîchement. Mais je la vis de loin qui attrapait un kilo de café et posait à la place une petite assiette où traînaient encore quelques bouts de macaronis. Avec ces rafles successives elle dut faire bonnes provisions pour son dîner du soir. Quant à moi j’allai « respirer le printemps parfumé » au bord de la baie et je pus offrir mon paquet de thé intact aux soldats du poste quarantenaire. J’aime toujours le Cham-El-Nessim mais je gardai, de ces agapes sanguinolentes, longtemps, très longtemps, le dégoût de la viande de mouton que ce soit l’épaule boulangère ou le gigot Dubarry !

J’aimerais qu’après Cham-El-Nessim il y eut, en Égypte, une autre fête répondant aux beautés de la nature en l’honneur de la floraison miraculeuse de ces arbres qu’on nomme avec raison « les flamboyants ». C’est au moment où, très chaud presque dur, le soleil de juin commence à faner les délicieuses parures de printemps. Tout à coup ces arbres, assez lourds avec d’épaisses branches, se mettent à fleurir rouge, mais d’un rouge ardent qui gagne tout, si bien qu’on ne voit plus qu’un tronc lisse supportant un immense bouquet qui flambe, c’est le mot, de toutes ses grappes pressées couleur de braise en feu et c’est beau et ça sent bon. Quand l’arbre est complètement fleuri, avant qu’il ne soit fané, les pétales doucement se détachent, tombent à terre : il neige rouge. Alors les allées de flamboyants ont l’air d’avoir étalé un épais tapis rouge comme on en met pour les réceptions royales. Jusqu’à la fin de juillet on a sous les yeux cette fête écarlate.
Nous avons une telle adoration pour cette floraison sous le soleil de juin que nous sommes capables de retarder notre départ en congé pour ne pas la manquer. Car, lorsqu’il a fini ses enchantements, le flamboyant est un arbre assez banal. Ce n’est pas un « ever green », il perd ses feuilles de bonne heure et tout l’hiver tend vers le ciel ses bras nus alors que les filaos, les lebbaks sont encore si décoratifs. Un de nos amis avait planté une allée de flamboyants dans son jardin et, comme c’était l’hiver, il nous emmena pour nous montrer ce qui contenait tant d’espoir de beauté, pour l’été suivant.
« Hélas ! lui dit une dame très déçue, ce sera peut-être très fleuri dans 6 mois, mais pour le moment vous ne nous présentez qu’une exposition de porte-manteaux. »
* * * * * *
Nous avons chez nous, ce printemps, deux adorables gosses, jolies, gaies et assez espiègles ; c’est du soleil dans la maison. Deux petites nièces, Nicole qui vient de France et Françoise qui vient d’Ismaïlia. Leur meilleur passe-temps consiste à me faire enrager. Par exemple en mettant sur le pick-up, 10 fois par jour Le Beau Danube Bleu que je déteste, en jouant à la chasse à courre avec les chiens dans nos interminables corridors. Elles ont décidé, en outre, qu’il leur faut un cadi pour ramasser leurs balles ; le vieil Ahmed résiste mais Mohamed Ibrahim se laisse entraîner. S’il est en train de cirer le plancher, Nicole l’appelle:
– « Mohamed, vient jouer à la balle. »
– « La, la (non, non) Madame elle vient fâchée. »
Alors, Françoise crie: « Allo ! attrape la balle » et Mohamed est trop content d’abandonner brosses et cirage.
Mais le soir, quand l’oncle rentre, ces jeunes émancipées semblent très calmes et parfaitement sages.

Un jour nous recevons une invitation qui intéresse spécialement nos deux poupées. Un pique-nique dans le grand parc de l’Usine Lebon : Gaz et Électricité.
Le directeur et sa femme ajoutent à la formule d’invitation un mot spécial pour que nous amenions nos deux pensionnaires. C’est très aimable, mais j’ai quelques craintes sur le comportement de ces gamines, lancées sans surveillance dans le « Grand Monde ». Très amicalement on me répond, au téléphone, que mes gamines charmantes mettront un peu d’ambiance parmi les Excellences.
Le programme de la fête est très complet ; arrivée à midi : apéritifs et mézés; déjeuner à 13 heures ; repos entre 15 et 17 pour les gens d’âge, sports et jeux pour les jeunes ; five o’clock-tea et retour vers 18 heures.
Ces réjouissances sont vraiment exceptionnelles. Nous partons donc avec nos deux invitées, l’une toute rose, l’autre toute bleue. Les petites filles devraient toujours être habillées en robes d’été, bras nus, cous nus, leurs cheveux mousseux tout frisés. Elles répètent depuis le matin les formules de politesses avec lesquelles elles vont saluer nos amis à l’arrivée et elles s’entraînent à leurs petites révérences ; un kniks rapide. Elles saluent ainsi le cuisinier, le vieil Ahmed et même le jardinier.
Nous arrivons dans le magnifique parc : grands arbres et massifs fleuris et les deux petites s’en vont vers le buffet tandis que je m’assieds à l’ombre avec des amies. Au bout d’une demi-heure Françoise me revient seule et me glisse dans l’oreille : « Peux-tu venir, Nicole est très malade. Elle est dans l’auto. »
L’auto, heureusement, est garée derrière des catalpas géants qui cachent notre belle bleue en train de vomir. J’apprends alors qu’elle a bu deux verres de bière, un amer picon et un zibib, sans compter qu’elle a mangé quantité de mézés. Je la mets au repos sur les coussins de l’auto, elle ne déjeunera pas et je lui ferai porter un thé au citron… Françoise seule présidera la table des enfants ce qu’elle fait avec une dignité de princesse royale.
A 15 heures, alors qu’un peu trop repus nous sommes écroulés dans des fauteuils de jardin, on entend des cris et des rires : ce sont les jeux et les sports qui commencent et mes deux gamines sont de nouveau ensemble, Nicole très reposée, la mine fraîche, organise une partie de volley-ball. Elles ont choisi comme partenaires, non pas des petits garçons de leur âge, mais trois vieux messieurs très importants et chefs de grandes administrations. La partie est animée et comme ces demoiselles commandent le mouvement, elles ont baptisés ces vieux copains de diminutifs charmants : Morin devient « Momo », Raminger « Rara » et Begue « BéBé », et il faut voir l’entrain de la partie :
« A vous la balle, Momo »
« Courez plus vite Bébé »
« Vous l’avez ratée Rara »
Il y a tout autour un public amusé et la maîtresse de maison m’assure que mes gamines charmantes ont déridé les Excellences.
Au moment de partir notre amphitryon offre à Françoise un bouquet de roses assorties à sa robe et nous emmenons dans l’auto deux pies jacassantes, délirantes de gaieté.
« Oh ! c’qu’on s’est bien amusées à la balle » – et, vous savez, c’est des « monsieurs » très bien avec qui qu’on a joué! » « D’abord, Momo il est dans la banque et si on a besoin d’argent en voyage, il m’en donnera » « Et puis, Bébé il conduit tous les tramways » « Et puis Rara l’est chef d’électricité, alors en cas de panne on n’a qu’à lui téléphoner. »

Mais voilà qu’au moment de traverser la ville arabe pour rentrer chez nous c’est l’auto qui reste en panne. Le chauffeur s’évertue sous le capot, rien à faire ; alors nous décidons de rentrer à pied. On entend partout la voix des muezzins appelant les fidèles à la prière et sur les trottoirs c’est une foule pressée qui circule au moment où le soir tombe. Nous avons l’air un peu endimanchées au milieu de tous ces fantômes noirs. Françoise marche devant, toute rose et ses roses à la main. Tout à coup une fillette arabe, de sa taille a peu près, s’arrête en extase devant les fleurs magnifiques, attrape le bouquet et, se sauvant au galop, disparaît dans une sombre ruelle. Il faut voir alors la mine offusquée, les mains vides, la bouche ouverte de la favorite des Excellences d’Alexandrie….
Nous rentrons tous en riant et l’on conseille à Françoise de téléphoner à ses trois amis pour qu’ils unissent leur science de la mécanique et aillent dépanner l’auto. Quant à la petite voleuse, nous lui laisserons son butin ; c’est si rare de rencontrer un tel amour des fleurs chez une gosse qui ne connaît que la rue, le ruisseau, la pierre et le ciment et n’a sans doute jamais vu de pelouses fleuries.
Le dîner n’a aucun succès ; nos débutantes tombent de sommeil et la dernière phrase que prononce Nicole en s’endormant c’est :
« Ah ! aujourd’hui, quel beau cinéma ! »
Eh oui, dans ce décor de splendeurs printanières, film en trois épisode s; gourmandise punie, jeux en plein air, rencontre de deux starlettes avec des parrains millionnaires et, le soir, dans la pénombre, une attaque brusquée : c’est vraiment un scénario de choix pour les moins de 16 ans !
* * * * * *
Chaque fois que je reçois un catalogue de linge de maison, je note, entre parenthèse « coton à longues fibres ou qualité Jumel ». Qui sait, en France, ce que représente ce nom « Jumel » et cette appellation « longues fibres » auxquelles l’Égypte doit actuellement une richesse qu’on ne peut évaluer ?
C’était un bien modeste et jeune savant français qui arriva au Caire bien avant nous, dans les dernières années du XIXème siècle. Ingénieur agricole, excellent botaniste, il était attaché au Ministère de l’Agriculture. Il s’intéressa au coton, surveilla les plantations, combattit les parasites – dont le ver du coton – et, un jour qu’il était dans le jardin d’un ami, s’arrêta devant une plante ornementale dans un massif.
« Ça vient des Indes, lui dit l’ami; on en a apporté des graines ; c’est décoratif et ça pousse admirablement ici. »
Jumel, car c’était lui, sortit son canif, décortiqua une tige, ouvrit une fleur et expliqua :
« Pour moi, c’est une variété de coton et c’est intéressant. Garde-m‘en quelques graines, j’en ferai des essais dans le terrain attenant à notre laboratoire. »
Jumel en récolta d’abord quelques pieds, puis en planta un champ : le coton à longues fibres était trouvé.
Les fellahs du Soudan ne voulurent plus cultiver que cette excellente qualité et les usines de textiles en réclamèrent tant et plus.
Hélas ! Jumel mourut rapidement (d’une dysenterie aiguë, pense-t-on) et on n’en parla plus. Il avait fait ménage avec une femme du pays dont il avait eu une petite fille. La sœur de Jumel, à qui il avait parlé de cette union libre, eut un grand chagrin en apprenant la mort de son frère et décida de recueillir femme et enfant. Elle écrivit au Consulat de France, on chercha partout. Il habitait un quartier populaire, mais celles qu’on recherchait avaient déménagé : on ne les retrouva jamais.

Ces deux pauvres délaissées, qui probablement mouraient de faim, que sont-elles devenues ? La femme illettrée n’a probablement jamais regardé un journal, la petite fille, si elle a grandi, n’a jamais su qu’une fortune considérable lui revenait par la découverte de son père. Grâce à lui, les grands cotonniers brassent des millions, les fellahs lui doivent des récoltes magnifiques, les dames profitent de tissus inusables et les tissages ronflent en emmêlant les longues fibres, tout cela parce qu’un petit Français à l’esprit observateur, a décortiqué une plante inconnue, a deviné ses qualités, a suivi une expérience qui se révélait gagnante et s’est arrêté trop tôt pour en recueillir les bénéfices.
Alors, il n’a pas de tombeau, pas de famille pour lui survivre et pas de chapitre dans les livres de classe. Seule une pauvre petite ruelle dans la banlieue d’Alexandrie se nomme : Impasse Jumel.
* * * * * *
Les étudiants qui abordent la médecine sont obligés de faire, après le bachot, une année de sciences dont on ne voit pas bien l’utilité et que, de mon temps, on appelait PCN. Nous étions encore de grands enfants avec leurs enthousiasmes et leurs phobies et leur manie de se grouper en petits clans amis ou ennemis. Or, nous n’aimions guère un certain type extrêmement bavard qui avait une petite voix d’eunuque et entraînait quelques innocents aux discussions politiques, aux critiques acerbes contre les « Borgeois ». C’était un révolté et un pauvre. On le croyait destiné aux études sociales plus qu’à la médecine et, chose curieuse, il a fait carrière dans la littérature. Comme il avait une chevelure très noire et très dure, une immense barbe, nous l’avions surnommé « Clodion le chevelu ». Lui nous méprisait en toutes occasions et répétait, parce que nous étions assez coquettes :
« Ces demoiselles étudiantes me méprisent parce que j’ai un pardessus râpé. »
Or, justement, nous avions beaucoup de pardessus râpés parmi les copains autour de nous et jamais nous ne les avions méprisés. Ce que nous recherchions c’était le bon élève, le garçon bien élevé. On se liait là d’une fidèle amitié qui durait les huit années d’études et même longtemps après qu’on s’était dispersés à travers la France et même à travers le monde.
Bien oublié était « Clodion le chevelu » quand il reçut un prix Goncourt, et voilà que l’Alliance Française le dirigeait vers Alexandrie pour une série de conférences… La presse, gonflée à bloc, parla avec emphase de sa double personnalité comme médecin et écrivain, alors qu’en réalité il ne connaissait rien à la médecine.
J’allai naturellement à sa première conférence et je retrouvai notre Clodion complètement déplumé. Une énorme bille luisante, une figure de moine rubicond, un pardessus de grand faiseur, mais toujours sa voix jeunette et aiguë et dont les beaux discours ne cassaient rien.
Mais il y avait, pour terminer la séance, une attraction très attendue. La femme du conférencier, actrice de talent et fort jolie, devait nous lire des extraits du théâtre de Claudel.
Le rideau se leva, lui était debout, sa femme assise un livre à la main, devant un guéridon imaginaire et, tout au fond du décor, il y avait l’éternel photographe avec son énorme appareil.
La lecture commença: « L’Annonce faite à Marie – Scène IV, dialogue entre les deux sœurs Violaine et Maara. »
Quand on entendit ce mot « Mahara », tout le monde leva le nez croyant avoir mal entendu car cette appellation, s’adressant à un homme, représente, dans le langage arabe, la plus terrible injure que se lancent entre eux les voyous de la rue. Cela signifie « maquereau », « souteneur », etc. Or, chaque fois que la charmante liseuse redisait ce mot malencontreux « Mahara », les auditeurs un peu surpris se regardaient avec un sourire discret.
Un jeune loustic murmura alors à ses voisines : « Regardez le photographe ». En effet, le bonhomme roulait des yeux effarés, avait un sursaut quand la tragédienne semblait menacer son époux en répétant au début de chaque phrase….Maara !
Alors le fou-rire gagna la salle ; ce n’étaient qu’épaules secouées, mouchoirs devant la bouche ; les jeunes garçons pliés en deux, s’esclaffaient derrière leurs parents. Deux pères de famille, à moitié étouffés, durent sortir. Merveilleuse rigolade ; jamais Claudel ne connut autant de visages éveillés et de larmes contenues.
Le Consul général, à peine remis d’un fou-rire caché et craignant que le célèbre ménage n’ait eu à se formaliser du manque de sérieux de l’assemblée, s’avança la main tendue : « Oh ! cher Maître, quelle belle conférence et comme votre épouse a su nous captiver avec « L’annonce faite à Ma….., faite à Ma…hara! faite à Marie. »
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Quand on demande des nouvelles d’une grande malade, en Égypte on vous répond toujours évasivement, avec un air indifférent ; « Elle est un peu fatiguée » et l’on détourne la conversation comme s’il était malséant d’avoir des défaillances de santé. Ou bien est-ce à cause d’une vieille superstition qui vous fait craindre de réveiller une divinité implacable et menaçante.
Un membre du Club français demanda au téléphone des nouvelles d’un ami qu’on disait alité et ce fut le fidèle domestique qui répondit : « Taaban Choya » ce qui voulait dire (« un peu fatigué »). Le lendemain il téléphona de nouveau et le même domestique répondit : « Rarh fil arabia » (« il est parti en voiture »).
Ah ! très bien pensa l’ami, inquiet ; s’il est dehors c’est qu’il va mieux et il sortit pour aller à son Club. Dans la rue Chérif il rencontra un grand enterrement et reconnut parmi les suivants quelques membres du Club Français. Le malade était, en effet, sorti en voiture mais c’était dans un corbillard de première classe en acajou avec des anges en or qui pleuraient à chaque coin, un cocher coiffé d’un grand gibus en carton noir et 8 chevaux qui transpiraient sous des harnachements d’épais draps noirs et brodés de larmes d’argent qui semblaient plutôt des gouttes de sueur.

Une autre fois nous étions invités à un cocktail chez une dame française, mariée à un avocat libanais. Elle avait eu, la veille de la réception, deux syncopes et je téléphonai au mari pour lui demander si la réception ne serait pas remise.
« Oh, non fit le mari, elle est seulement un peu nerveuse, il faut la distraire. »
Me rappelant sa pâleur, je n’insistai pas. Nous arrivâmes dans une maison illuminée avec un riche buffet, un orchestre qui jouait en sourdine et le mari recevait devant la porte en assurant: « Ma femme est dans son studio, elle va aujourd’hui tout à fait bien ! » Dans le studio et sur une chaise longue, il y avait une moribonde livide, les yeux creux et avec une dyspnée tellement intense qu’elle ne pouvait parler et montrait, avec un sourire crispé le salon, le buffet, où les invités étaient attendus. Je pris sa pauvre main tremblante et je sentis un pouls affolé qui devait faire du 150 à la minute. Le mari radieux l’embrassa en passant, en l’appelant « petite nerveuse ». Deux jours après elle était morte.
* * * * * *
La coutume de marier les filles sans leur demander leurs sentiments sur le fiancé choisi par la famille est encore assez fréquente en Moyen-Orient et surtout chez les Musulmans. Pour prendre un exemple haut placé, les deux sœurs aînées de Farouk ont été unies par la volonté de leur frère, l’une au jeune Shah d’Iran et l’autre à un Prince Raouf. Présentation de l’oiseau rare à l’arrivée, grande réception, grand dîner et le mariage immédiatement. Une vierge craintive dans les bras d’un inconnu et cela faisait tantôt des unions lamentables, tantôt d’excellents ménages.
Je suis allée une fois faire une visite de deuil à une jeune femme qui venait de perdre un très vieux mari. Le cérémonial était observé au mieux, grand deuil, partout rideaux noirs, volets clos, compliments posthumes sur les grandes qualités du défunt et puis la conversation prit un tour très différent et l’on parla modes et toilettes.

J’appris ainsi qu’il y avait un excellent tailleur qui avait pour spécialité l’art d’habiller, avec élégance, les veuves avec la défroque de leur mari défunt… Il devait avoir une bonne dose d’imagination pour vêtir un délicat petit saxe avec les costumes d’un Bibendum ou au contraire pour habiller au mieux la femme-canon dans les étoffes réduites d’un gringalet.
« Oui, expliquait la veuve, il m’a fait un amour de boléro gilet dans un frac de drap fin, jupe parfaite avec deux pantalons rayés et, d’une affreuse redingote de cérémonie, un joli paletot… ».
Une amie intervint : « Les étoffes de ces messieurs sont inusables. »
« Pourtant, repris l’endeuillée, j’espère que mon Père me trouvera rapidement un consolateur. »
« Et les chapeaux ? » demanda une amie plus jeune.
« Ma modiste s’entend aux rafistolages. Avec un melon elle m’a fait un coquet petit breton et c’est moi qui ai trouvé la garniture. Deux plumes d’autruche venant du Soudan. Défrisées et teintes en noir c’est ce qu’on appelle des pleureuses, justement ce qu’il faut pour la cérémonie du bout de l’an ! »

Je quittai ces figures joyeuses dans leur décor de deuil, silence partout, obscurité, et le vieux boab m’accompagna jusqu’à la sortie… Il marchait allègrement et, me montrant des souliers au lieu des babouches habituelles : « Ça, me dit-il, vient du Missieu, très joli. »
Dans ma jeunesse, le délicieux Montoya chantait aux Noctambules, les Veuves du Luxembourg ; dommage qu’il n’ait pas pu connaître les veuves d’Alexandrie pour les chanter aussi avec une douce ironie sur un air de romance sentimentale.
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Après la mort du Président Ruffer, un nouveau Président avait été nommé par l’Angleterre: le docteur Granville. Intelligent, finaud, surtout en esprit, car au point de vue physique s’était un monstre d’obésité. On, annonçait 150 kilos ! Toujours habillé en kaki, nous l’avions surnommé « très moutarde » et ses amis l’appelaient « gras-double ».
Comme il cumulait plusieurs postes, il s’occupait très peu de la Quarantaine et, ce qui l’intéressait surtout, c’était d’accumuler indemnités et pensions et il y avait réussi.
Il avait acheté une villa à Londres et y mourut étant en congé. Tout ce qu’on apprit sur cette fin subite c’est que le cercueil ne put passer par la porte d’entrée, ni par la fenêtre, car il était trop lourd et qu’on dut démolir le mur arrière de la villa pour le conduire à sa dernière demeure.
Il avait été remplacé au mieux par un docteur anglais, très beau, travailleur et sévère, qui mit beaucoup d’ordre dans les finances de notre administration. Il s’attacha surtout à El Tor, suivit avec nous le retour du pèlerinage de La Mecque. Chaque soir il nous réunissait pour le compte-rendu détaillé de notre travail d’hôpital. Nous admirions sa tenue ; toujours habillé de blanc, soigné et chouchouté par Madame Broadbent, car il n’était pas marié à 50 ans. La vie intime de nos grands chefs était très discrète, mais on savait cependant qu’il traînait un vieux collage : une modiste avec une fille de 16 à 18 ans.
Un jour on apprit qu’il allait épouser la fille de sa maîtresse; c’était tellement inattendu et scandaleux qu’on n’y put croire, mais il fut aussitôt mandé au Caire par le Haut-Commissaire. Que se passa-t-il dans cette entrevue ? Lord Loyd lui a-t-il reproché son intimité avec une famille tarée et surtout ses fiançailles avec une jeunesse qui aurait pu être sa fille ? En tout cas notre pauvre Président et ami revint très déprimé. Il passa la nuit à mettre en ordre ses papiers et prévint son domestique de lui apporter son déjeuner à 8 heures le lendemain matin. A 7 heures il prit un bain, se recoucha et quand on entra dans sa chambre on le trouva mort : il s’était tué d’une balle dans la tempe.
Par testament il laissait à la jeune fiancée (?) toute sa fortune.
Madame Broadbent s’occupa de la succession en pleurant, mais quand elle vit arriver l’héritière qui n’avait aucun chagrin, elle nous avoua : « Elle m’a semblé « so plain » (si commune) que j’ai cru que c’était une petite employée de nos ateliers de couture. »
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J’avais été assez étonnée, en arrivant à Alexandrie, de constater que le Roi et les Princes Royaux, qui venaient y passer l’été, ne se montraient jamais au milieu de leurs fidèles sujets. Pourtant le Roi Fouad était assez aimé, le Prince Toussoum excessivement populaire et quand, plus tard, on annonçait que le Roi Farouk allait traverser la ville, une foule se massait sur les trottoirs pour le voir passer, en trombe, dans une limousine noire et rouge, au fond de laquelle le jeune souverain était blotti en évitant de se pencher à la portière. De plus, il était encadré d’une garde de motocyclistes en uniforme noir et rouge. C’était très décoratif, mais cette réserve ne plaisait pas au peuple, car on aurait voulu voir Farouk de près pour l’acclamer. J’ai su, depuis, qu’ils avaient parfaitement raison de se tenir à distance, car la masse orientale peut être quelque fois très dangereuse par excès d’enthousiasme et, à un moindre degré, j’en ai fait involontairement la fâcheuse expérience.

La première fois, c’était à la gare de Benha, nœud ferroviaire des grands express du Delta, d’où partaient aussi de petits trains de campagne aux wagons un peu démolis, aux locomotives démodées, mais qui étaient remplis à craquer d’une foule de fellahs revenant des marchés avec des sacs, des paniers, sans compter les femmes, les enfants et les animaux de basse-cour. Un jour on a trouvé un veau et un cochon oubliés dans le harem…
J’étais assise devant le buffet, si on peut appeler « buffet » une vaste salle avec un comptoir plein de verres douteux, de gargoulettes et surtout de nuées de mouches qui bourdonnent contre la verrière poussiéreuse. Je revenais d’El Tor où la saison était terminée. Des familles de fellahs défilaient devant moi se rendant aux trains agricoles et, tout à coup, une petite fille aux yeux vifs me regarda, s’arrêta et cria : « Ya salam, fi el Hakima Bacha. » les femmes répondirent « Aywa, fi el Hakima Bacha ! » (Bon Dieu ! C’est la grande doctoresse!).

Une cinquantaine d’hommes, femmes et enfants qui m’avaient reconnue, se mirent à crier : « Yéya el Hakima ! » (Vive la grande doctoresse). Alors ce furent des tapes amicales dans le dos, des baise-mains des petiots. J’étais poussée sur le quai par une foule qui s’augmentait de tous les curieux de la gare et j’éprouvais une impression d’étouffement intenable, de peur même, car le rapide du Caire arrivait en sifflant éperdument. Heureusement le Chef de gare vint voir quelle était la cause de cet attroupement et, aidé de deux hommes d’équipe, parvint à m’extraire un peu chiffonnée, un peu décoiffée et à me mener au train qui venait de s’arrêter. Je pus reprendre haleine quand je fus enfin casée dans un wagon et, du haut des trois marches, j’adressai force sourires aux mémères, aux jeunes femmes qui me tendaient à bout de bras leurs nourrissons, tandis que les voyageurs se demandaient quelle était la princesse royale qui méritait ces acclamations ?
Ce n’était pas très grave, puisque personne n’avait été écrasé et que je n’avais pas manqué mon train pour Alexandrie.

La seconde expérience fut moins brillante et je m’étonne encore d’en être sortie sans un autre dommage qu’un chapeau défoncé, deux bas Nylon crevés et tous les boutons de ma veste arrachés.
Pendant la dernière guerre, les bombardements d’Alexandrie furent terribles et prolongés. Les bombes tombaient la nuit et, quand elles atteignaient les quartiers populaires, c’était par milliers  qu’on comptait les morts. Le Croissant Rouge récoltait dans les rues des enfants perdus, mourant de faim, dont les parents s’étaient enfuis ou avaient été tués.

Un vieux palais désaffecté nous avait été prêté pour les héberger et les dames se dévouaient pour les nourrir, les habiller, leur faire la classe et même les gâter avec l’espoir qu’ils sortiraient de là avec une parfaite éducation. La générosité de la ville fut exemplaire: les commerçants, les industriels, les cotonniers ne se lassaient pas de répondre à nos quêtes incessantes.

Un jour j’étais allée assez loin dans la banlieue visiter une fabrique de bonbons. Les frères Nadler furent très accueillants et je repartis avec deux immenses sacs de cinq kilos de caramels et de nougatines. J’arrivai avec ce splendide cadeau au moment où les enfants sortaient de table ; les domestiques déjeunaient à leur tour, les dames étaient parties et il ne restait que le jeune secrétaire de la Municipalité qui se proposa pour m’aider dans ma distribution. Les enfants avaient vu mes sacs et j’eus beau leur dire que c’étaient des haricots et des lentilles, ils avaient flairé la bonne odeur des bonbons anglais des usines Nadler.
Pour faire cette distribution je crus tout simple de m’installer sur une véranda où, seul vestige des splendeurs de l’ancien palais, il n’y avait plus qu’un énorme lion en marbre auquel je pourrais m’adosser, un sac à la main et un autre sac entre les pattes du lion.
Le secrétaire de la Municipalité ferait la police à la porte d’entrée, les enfants traversaient la terrasse pour sortir par le jardin. Les plus petits marchant les premiers et les plus grands, 12 à 14 ans, les derniers. Ils étaient à peu près 250.

Les débuts furent très faciles ; les petits passaient devant moi, saluaient, je leur donnais une poignée de caramels, ils disaient merci et descendaient l’escalier. Tout à coup, on ne sut pourquoi, il y eut, dans la porte étroite, une poussée, une ruée, c’était une vingtaine de grands garçons qui bousculaient les petits pour arriver avant eux devant moi ; ils m’arrachèrent le sac et ce fut une véritable bataille ; les bonbons roulèrent sur la terrasse ; alors, couchés par terre, les plus forts se remplissaient la bouche, les malins leurs donnaient des claques pour en faire ressortir le trop plein et avalaient ces caramels pleins de salive et de poussière…. Puis ils revinrent vers moi, pour tâcher d’attraper le second sac, et hop! d’une poussée je fus soulevée par-dessus le dos glissant de mon lion et je me retrouvai par terre derrière ce puissant protecteur. Le choc n’avait pas été trop violent, je n’avais rien de cassé, mais les boutons de ma jaquette avaient été arrachés, mes bas en nylon déchirés et, sur la joue, j’avais deux caramels rouges et une nougatine.
Le secrétaire de la Municipalité arriva à mon secours, mais il était pris d’un fou-rire qu’il n’arrivait pas à réprimer :
« Vous n’avez rien Madame ? disait-il en hoquetant ; tant mieux ! Non, c’était trop cocasse ! » et il éclatait de rire de nouveau. « Oh! ces petits voyous, vous enlevant comme une plume, la tête en bas, les pattes en l’air, alors que vous faisiez un si beau sujet de pendule sur votre socle, appuyée sur ce lion « superbe et généreux »! Excusez-moi, Madame, mais vraiment c’était trop drôle! »

Évidemment nous n’étions plus au Moyen-Age où nos bons rois de France recevaient les pauvres et les malades, touchaient les écrouelles et donnaient des bains de pieds aux infirmes. Si le Roi d’Égypte avait tenté ces gestes charitables, il est évident qu’on l’aurait retrouvé à la fin de la cérémonie roulé dans la poussière, galons et boutons d’or arrachés, avec son tarbouche dans le bain de pieds.

Ma troisième expérience fut moins dangereuse mais certes amusante. A ce moment je m’occupais à Alexandrie d’une œuvre extrêmement utile : les soupes populaires et cela marchait admirablement. A toute femme veuve ou divorcée, chargée de famille et n’ayant personne pour la secourir, on distribuait autant de portions de nourriture qu’il y avait d’enfants à nourrir. C’étaient ces enfants qui venaient chercher cette pitance avec une marmite et un grand panier, car le menu comportait une soupe avec viande et légumes, des salades, des fruits et des galettes de pain arabe.
Ces cuisines sentaient bon les tomates et le haricot et ces enfants, heureux, s’en allaient les mains pleines avec, sur la tête les pains arabes (galettes rondes et plates) empilés comme un couvre-chef nouveau genre. Nous avions toujours dans un coin une petite infirmerie où l’on soignait les yeux, où on examinait les langues pour donner çà et là un collyre, un cachet ou une pilule.
Une amie me téléphona ce matin-là. « C’est votre jour de soupe à côté de la grande gare. Soyez prudente, il doit y avoir ce matin une manifestation d’étudiants sur la place et c’est dangereux pour une Européenne de se trouver au milieu de foules surexcitées. Vous feriez mieux de rester chez vous. »

Je ne lui obéis pas mais, par précaution, je laissai la voiture au garage et je pris l’autobus. J’arrivai sans incident pour assister à la distribution. Quand je sortis à midi, la place était noire de monde, des milliers d’écoliers plutôt que d’étudiants y faisaient un tapage infernal. Suivie de quelques-uns de nos enfants prenant la même direction que moi, j’essayai d’arriver à la station de mon autobus. Avançant péniblement, je m’arrêtais auprès d’un pauvre fellah menant son âne chargé de deux corbeilles de légumes frais qu’il venait vendre à la ville. Il était vieux et très pauvre et son âne n’était pas plus jeune que lui. Tout à coup sortit de la gare un effendi, c’est-à-dire un Monsieur en tarbouche, sûr de lui, trop bien habillé et de fort mauvaise humeur. Comme l’âne le gênait pour passer, il lui administra de forts coups de canne et l’âne réagit par une ruade. Il fallait entendre alors les cris de l’offensé. « Police, police », tandis que le pauvre fellah levait les bras au ciel devinant le triste sort qui l’attendait, ainsi que son âne et ses légumes.

Un chawich arriva. « Ce sale animal, fit l’effendi, m’a détruit ma chaussure d’un coup de pied. Emmène-le à la fourrière pendant que j’irai me plaindre au caracol (commissariat de police). »
Il y eut un grand remous dans toute la foule car en entendant : « Police, police » tous les gosses curieux refoulèrent vers notre petit coin. J’aurais dû rester muette dans le conflit, mais l’attitude de ce Monsieur m’avait vraiment révoltée et, au moment où le chawich prenait la bride de l’âne pour l’emmener en dehors de la foule, je retins l’autre bride en criant dans mon vocabulaire arabe : « Non, non, c’est l’effendi qui a battu cette pauvre bête ; sa chaussure n’a rien, son pied non plus et c’est moi qui vais aller au caracol avec l’âne et tu emmèneras l’effendi à la fourrière. »
Succès complet, l’âne au caracol et l’effendi à la fourrière! Rires, acclamations et mes gosses, dansant de joie avec leurs pains sur la tête malgré la marmite et le panier qui les empêchait d’applaudir.
Mais la foule se resserrait de plus en plus, nous allions être étouffés. Alors le chawich lâcha l’âne, le vieux fellah sauta dessus et prit la fuite, l’effendi rentra dans la gare et j’arrivai à me sortir de la foule recevant de droite et de gauche de bonnes tapes dans le dos alors qu’on criait : « Sette quoice, Sette quoice kétir » et que moi-même je tapais dans le dos du chawich en répétant : « Chawich quoice, Chawich quoice kétir. » (« la dame est très bonne » « le chawich est parfait! ») Le chawich est l’agent de police.
Je pus sauter dans l’autobus et téléphoner à l’amie soucieuse : »J’ai failli être étouffée, oui, j’ai des courbatures dans les omoplates, mais c’est de trop d’amitié de la foule que tu croyais dangereuse. »
* * * * * *
La plus part des Méditerranéens vivent de superstitions. Il n’y a pas seulement le mauvais œil, la peur des sorcières et des Djinnes, mais, pour chaque acte de la vie, un vieux fond de paganisme qui, avec chances et malchances, tracasse incessamment les pauvres humains.
Un beau jour de printemps j’étrennais un chapeau vert, d’un vert très doux, en velours et tout simplement en forme de turban. J’arrivai vers 17 heures dans une réunion de thé-cocktail. Je fus invitée à une table de bridge où justement une dame grecque était déjà assise. Elle me regarda d’un œil compatissant et murmura:
« Quelle imprudence, mon Dieu, ce chapeau, ma pauvre amie ! »
« Eh bien, qu’est-ce qui vous effraie à ce point ? Vous ne le trouvez pas joli mon chapeau ? »
« Oh! ce n’est pas cela, mais ne savez-vous pas que c’est très dangereux, pour une blonde comme vous, de porter du vert ? Ça attire les malheurs et les catastrophes ! »
« D’abord je suis châtain, pas blonde, et puis je me fiche de toutes les superstitions, surtout au sujet des couleurs. »
Elle soupira, fit quelques passes magnétiques en direction du dit chapeau vert et l’on joua tranquillement jusqu’à 19 heures.

Au moment où tous deux, mon mari et moi, quittions cette aimable assemblée, nous rencontrâmes le Consul Général de France et son épouse qui nous dirent quelques mots aimables. Le chauffeur nous appela, nous montâmes dans l’auto qui descendit la Rue Chérif et s’engagea dans la Place des Consuls pour gagner le Boulevard de la Mer. Au moment où nous traversions ce boulevard, il y eut un choc épouvantable ; l’auto fut renversée et nous ne pouvons pas en dire plus long car nous étions tous deux évanouis.
Un jeune mécanicien de garage qui, dans une Dodge s’amusait à faire du 120 le long de la mer nous avait pris en plein fouet à l’arrière alors qu’il fuyait devant un constable à moto qui allait l’arrêter pour excès de vitesse en pleine ville. L’accident avait eu lieu devant le Consulat de France. Notre chauffeur était indemne, mais nous étions tellement blessés que le Consul de France et sa femme, accourus au bruit du télescopage, ne nous reconnurent pas et c’est le chauffeur qui leur dit notre nom. On fit aussitôt transporter mon mari au Consulat, pendant qu’on m’étendait sur le trottoir. Quand je revins à la vie, je fis aussitôt mon diagnostic : les jambes marchent, les bras aussi, la tête n’avait rien, mais à chaque inspiration douleurs aiguës et mes côtes crépitaient. On m’aida à me relever, je pus marcher et j’entrai au Consulat, dans la salle des mariages, entièrement illuminée, où mon pauvre mari, d’une pâleur mortelle, saignait abondamment, étendu sur un canapé de velours rouge.

On avisa la police, on prévint l’hôpital et l’on attendit l’ambulance. C’est la police qui arriva la première et je vois encore le jeune officier qui, d’un coup d’œil, jugea l’accident. Le mari étendu et blessé, la femme blottie dans un fauteuil et les deux mains sur son cœur ; c’était bien la scène d’un crime passionnel ; l’homme victime d’une épouse cruelle. S’avançant vers moi il me dit d’une voix rude :
« Où est ton revolver ? »
Je n’avais aucune envie de rire, j’avais fort mal au dos et je me sentais à bout de souffle, mais à l’idée de cette scène de cinéma « la vengeance du nain jaune », je partis d’un rire tremblotant pour lui dire quatre petits mots : « C’est un accident d’auto. »
Nous sommes restés un mois à l’hôpital avec 11 côtes cassées à nous deux et le scalp de mon mari qui se cicatrisa rapidement. Bien soignés, ensevelis sous les fleurs, avec les visites nombreuses de toute la Colonie française. La Mère Supérieure me prêta ses plus belles chemises de nuit en calicot blanc avec petits dessins au point de croix en fil rouge ; le rouge, en effet, n’est pas dangereux pour les blondes.

L’on vit même, auprès de mon lit, un petit arabe qui vint m’offrir quelque chose de vert dans un vieux journal.
« Qu’est-ce que c’est que ce bout de chou ? » demandai-je en ouvrant un œil et je reconnus mon délicieux chapeau vert, tout meurtri, tout déformé, que ce petit avait ramassé dans le ruisseau au moment de l’accident. Il m’avait cherchée pendant deux jours et trouvait ce velours vert si beau (car le vert est la couleur du Prophète) qu’il pensait que j’étais désolée de l’avoir perdu.

Mais l’histoire n’est pas finie, car mes histoires ont toujours une suite, même quand elles sont catastrophiques. Ma modiste avait retapé le chapeau vert, il était moins frais, moins lumineux, mais je l’emportai à Paris. Un soir où nous allions au théâtre, je pensai que ce bibi sans garniture n’incommoderait pas mes voisins et je me coiffai du chapeau vert. Au tournant d’une rue en pente le taxi où nous étions fut carambolé par un autre taxi. Un peu secoués, très émus, nous nous retrouvâmes tous deux intacts, mais mon chapeau vert avait volé par la portière. Je ne courus pas après, c’est un aimable passant qui me le ramassa. Je le reçus sans grande joie car, décidément, la dame grecque avait raison : le vert ne me réussissait pas. En rentrant du théâtre, je jetai dans un tiroir, chez ma sœur, le chapeau maudit et jurai de ne jamais m’en coiffer à nouveau.
Mais mon histoire a un troisième chapitre. Ce n’est pas 20 ans après, c’est six mois après, toujours chez ma sœur, dans la chambre d’amis où une jeune fille s’était installée. Elle venait assister à un mariage à Paris et, en rangeant sa modeste toilette de gala, elle découvrit le chapeau vert, un peu fripé, un peu déformé, tel que je l’avais jeté après le second épisode de mon histoire.
« Dieu qu’il est joli, fit-elle. »
« N’y touchez pas, lui dit ma sœur, c’est un porte-malheur, les autos se carambolent dès qu’on l’a sur la tête quand on est blonde et tu es blonde. »
« Des blagues tout ça, fit la jeune fille. J’allais être forcée d’en acheter un ; prêtez le moi pour la cérémonie. Avec ma robe blanche, je mettrai une ceinture verte, un bouquet de fougères au corsage et, avec ce décor prairie sous la neige, je ferai peut-être une conquête. »
Et c’est ce qui arriva. Un jeune avocat la trouva charmante, ils se plurent, se l’avouèrent, se fiancèrent et le mariage eut lieu trois mois après.
* * * * * *
La Colonie Italienne, très nombreuse en Égypte, avait été jusque-là agréable et discrète, mais l’arrivée de Mussolini, la conquête de l’Abyssinie, avaient réveillé chez eux un patriotisme exalté.
Ce n’étaient que réunions fascistes, tracts distribués partout, enrôlement de jeunes dans les « ballilas ». On ne parlait plus de souverains ni de l’héritier du trône, qui avait fait rêver tant de jeunes filles : il n’y avait que Mussolini et sa famille. Un de ses fils venait de se marier, allait arriver en voyage de noces à Alexandrie et l’on préparait pour le jeune couple une fête formidable. Toute la Colonie italienne de la ville devait aller les recevoir à Amria en plein désert Ouest. Ils arrivaient de Lybie par la route de mer, passant la frontière à Soloum, pour déjeuner à Marsa Matrou, et arriver à 16 heures aux portes de la ville.

Un cortège très brillant se mit en route, belles autos, victorias bien attelées, jolies femmes en toilettes de bon goût et, comme le soleil donnait en plein, on ne pouvait désirer meilleur début de réception. On avait noté cependant que la brise de mer ne soufflait pas et que le temps était lourd. J’ai déjà parlé de ce fameux khamsin, rare heureusement, mais qui éclate comme une imprévisible catastrophe. Or, justement au moment où, première d’une longue file, l’auto du jeune couple sortait d’Amria, un sable jaune-ocre, comme je n’en avais jamais vu, s’éleva poussé par un vent furieux et en quelques minutes devint si opaque que tout le monde en fut aveuglé. C’était pire que la purée de pois du brouillard de Londres ; on ne s’orientait plus, on ne se reconnaissait plus et la foule en détresse courrait en tous sens sur la piste préparée et décorée pour le cortège semi-royal du « fiston à Musso », comme l’appelaient les Français.
En quelques minutes, toutes les belles robes, les beaux habits, les uniformes chatoyants, recouverts de cette poudre, étaient méconnaissables et les jeunes mariés avaient l’air de deux statues de sel jaune égarés dans le désert où ils ne retrouvaient plus leur chemin.

Il devait y avoir une halte pour le discours d’accueil et de bienvenue. Impossible de prononcer une parole car dès qu’on ouvrait la bouche on recevait sur la langue un mélange de poussière et de petits cailloux. D’ailleurs les paroles auraient été perdues dans le vent qui sifflait en tempête. Les plus agiles s’accrochaient aux marchepieds des autos, des messieurs avaient enfourché des petits ânes, les « ballilas » à trois au quatre s’empilaient sur les chevaux des victorias et il n’y avait de joyeux que les enfants bédouins que ce khamsin n’accablait pas, au contraire. Ils couraient après tout ce qui s’envolait : chapeaux, ombrelles, petits drapeaux. L’un d’eux avait attrapé un superbe gibus gris perle qu’il mettait en vente pour 5 piastres en criant « à la ouna, à la doué, à la tré – une bourneta mafish mor goa (un chapeau sans cervelle dedans). » Un autre avait ramassé une charlotte en dentelle blanche avec un ruban aux couleurs italiennes et en avait coiffé un tout petit âne. Avec les brides de satin, qui lui passaient sous le menton et ses deux oreilles raides, il était vraiment très drôle et le waled riait de tout son cœur annonçant « Yayia el arousa (vive la mariée). »
Quant à la musique qui essayait de jouer « Jovinezza » elle tirait des couacs de ses trompettes et le tambour sans résonance avait l’air de sonner le glas.
Enfin le cortège lamentable, qui était si beau au départ, traversa la ville en désordre mais le « fiston à Musso » avait gardé le sourire et en arrivant au Consulat d’Italie, il réclama avant d’entrer un balai et une brosse avec lesquels lui et sa femme se désensablèrent. Puis il entra enfin en disant à la Consulesse : « Egypte au ciel bleu, Egypte au riant soleil, Egypte à la brise fraîche. Ah! belle Egypte tu m’as roulé dans la farine de moutarde! »
* * * * * *
Les bonnes dames de la Haute Société d’Alexandrie parlaient la bouche pleine de richesses nouvelles, de luxe nouveau et de tous ces changements d’existence chez tant de gens qu’on avait connus simples, économes et dont les vieux parents restaient continuellement effarés devant un train de vie qui leur semblait exorbitant.

Mais ce qui les intéressait par-dessus tout c’étaient trois dames très lancées qu’on nommait les trois rrrriches cotonnières et dont la rrrrrichesse datait seulement de quelques années. Moi aussi, d’ailleurs, j’étais désireuse de les rencontrer car, d’après ce qu’on avait raconté, leur histoire tenait du conte de fées genre Cendrillon, du roman feuilleton et du scénario de cinéma.
Les femmes aiment toujours les romans d’amour qui finissent bien, et dans ce cas, au lieu de mettre le point final avec « Il l’épousa, ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants » nous mettrons une petite variante : « Il l’épousa et elle eut beaucoup d’argent. »

La première était assez jolie, petite, courtaude, mais dans ce temps-là on ne voyait que les chevilles et les pieds et, dans sa figure un peu chiffonnée, elle avait des yeux ravissants.
Celle qui devait devenir la cotonnière numéro un, arriva en Égypte avec un jeune employé des Messageries Maritimes. Il installa sa petite amie, dans un hôtel très modeste où ils passèrent deux ans totalement inconnus. L’employé reçut alors son changement pour Saïgon et partit seul en abandonnant sa compagne sans idée de retour. Mais elle sut se débrouiller. Elle changea d’hôtel, car son nouveau protecteur était un cotonnier. On commença à parler de sa beauté et de son chic, mais elle eut la sagesse de donner à son protecteur 3 enfants naturels ; pendant ce temps le coton montait, le coffre-fort se remplissait et, malgré la famille et les amis, il l’épousa. La voici, elle aussi, rrrrriche.
Les débuts furent assez difficiles. Les grandes familles assuraient qu’elles ne la fréquenteraient jamais, mais on ne résiste pas longtemps à l’attrait d’une grande villa où l’on offrait des déjeuners et des dîners exquis et où la maîtresse de maison avait conservé son esprit de Titi parisien pour animer la conversation. Elle était habillée à Paris, encore très jolie et recevait sans façons tous ceux qui voulaient bien ignorer un passé qu’elle-même s’évertuait à oublier. Les hommes vinrent d’abord, les dames suivirent, par curiosité et puis, constatant qu’elle n’était ni empotée, ni débridée, y revinrent avec plaisir.
Je ne l’ai connue qu’assez âgée, avec deux grandes filles et un fils ; cela faisait famille bourgeoise honorable ; on parlait sports qu’elle n’avait jamais pratiqués, musique dont elle ne savait ni lire ni écrire, elle venait de publier un petit livre de cuisine très bien édité, consacré aux meilleurs plats égyptiens. Je lui demandai un jour comment elle faisait pour offrir à ses invités des cassoulets et des civets de lièvre dans un pays sans oies grasses et sans gibier, elle me glissa : « Ne le dites pas, vous connaissez les conserves Amieux, rapportez-en quantité dans votre valise…. Faites les chauffer, cachez bien les boîtes et vos invités se régaleront. »

L’histoire de la seconde « grande dame » est encore plus inexplicable que celle de la petite Française.
L’aventure commence en 1918, alors que le monde et Alexandrie, sortant d’une atmosphère de guerre et de misère, renaissaient à la joie en dansant.
Un couple aimable était arrivé dans le plus grand hôtel de la ville comme « danseurs mondains ». Lui, à peine démobilisé et très mollasson, elle, au contraire, douée d’une belle énergie, car elle devait entraîner, pendant des heures, des élèves assez maladroites, mais qui désiraient apprendre les danses nouvelles.
Sa figure était crispée dans un sourire de commande ; elle ne semblait jamais lasse et, tandis que son mari était plus souvent au bar que sur le plancher luisant, elle tournait sans souffler avec ses cavaliers successifs et empochait leurs bakchichs avec une certaine résignation. Parmi ces apprentis voltigeurs, elle vit arriver un jour un « bachelor » (célibataire anglais) à peine démobilisé, et qui paya d’emblée 12 cachets pour leçons particulières. Il renouvela ses cachets avec un certain plaisir et ses amis le plaisantèrent, lui si sérieux, à cause de sa nouvelle passion pour le tango ou le fox-trott. On ne pensait pas du tout que cet entrain put venir de la grande fille plate et maigre qui le guidait avec le plus grand sérieux. L’un d’eux lui dit même, en rigolant : « She is not a body ; she is not a skeleton; she is only a châssis ! (Ce n’est pas un corps, ce n’est pas un squelette, c’est seulement un châssis) »

Puis on commença à jaser, car cet Anglais sérieux et raisonnable possesseur de multiples « shounas » de coton, était très apprécié des familles et plus d’une ravissante jeune fille louchait vers ce quadragénaire plein d’avenir.
Un jour une dame anglaise, très mortifiée, m’apprit que quelqu’un avait surpris le cotonnier en train d’embrasser sa maîtresse de danse :
« Et savez-vous où ? ajouta-t-elle – dans l’encensoir. » Evidemment, pour une Anglaise, l’ascenseur était facilement confondu avec l’encensoir.
L’été arriva ; les danseurs mondains s’envolèrent vers Londres et l’apprenti danseur disparut à son tour. On ne sut jamais ce qui s’était passé. Y eut-il divorce ou bien ce couple de danseurs mondains n’était-il pas marié ? Quelle furent les conditions d’un chassé-croisé qui nous valut de revoir la danseuse infatigable mariée légitimement avec le cotonnier et la disparition totale du premier mari !

On construisit dans la banlieue d’Alex une ravissante villa anglaise ; on vit des caisses de meubles de Londres, Paris, Rome et, pendant que toute la colonie anglaise assurait que ce couple scandaleux ne serait jamais reçu, on s’écrasa dès que les premières invitations furent lancées.
Ce fut un ménage sans aventures, mais elle resta toujours grande bringue avec une expression maussade. Chaque fois que je l’ai rencontrée elle m’a parlé de sa santé défaillante et de ses « nervous break-downs » (dépressions nerveuses) mais la raison pour laquelle elle m’a intéressée, c’est que cette triste héroïne d’une réussite sensationnelle – qui n’était, en somme, ni jolie, ni gaie, ni amusante – avait un goût impeccable et délicieux. Pour ses toilettes, pour la décoration de sa villa, pour son jardin, pour le choix de ses autos, jamais une faute de goût.
J’ai un jour pris le thé dans son studio où tout était joli, rare et d’une sobriété déconcertante. La théière, vieille argenterie anglaise, la tasse en porcelaine blanche décorée de paysages bleus, les cuillères turques en vermeil finement travaillées, à mes pieds un tapis chinois d’un bleu pur et, dans des cristaux roses, des roses rose, assorties aux rideaux. Comme j’en étais à ma nouvelle passion pour l’art décoratif, Moyen-Orient et Vieille France, mes yeux éblouis ne se posaient, avec extase, que sur des formes et des tons ravissants.

Les dames qui sortaient de chez elle ne pouvaient taire leur admiration, mais avec une pointe de jalousie ajoutaient : « Avec tant d’argent, c’est vraiment facile de se meubler à la perfection. »
Mais non ! Il y avait partout à Alexandrie, des fortunes énormes gagnées dans le coton. Les nouveaux riches, eux aussi, faisaient bâtir des villas, engageaient des ensembliers qui venaient de tous les pays, mais les réussites étaient rares. Combien ai-je vue de salles à manger en faux Renaissance, de salons dorés sur tranches, de vitrines Louis XV, de moquette grenat avec d’affreux tapis de la Perse du Sud, sans compter les services de table en Limoges d’exportation et les studios japonais fabriqués en Italie.
Mais la seconde grande dame n’eut qu’un succès de courte durée. Avait-elle eu une enfance mal nourrie ? Comme apprentie danseuse et pas jolie avait-elle traîné sans succès dans les coulisses des théâtres et son métier de taxi-girl ou d’entraîneuse l’avait-il épuisé ? Elle était tout le temps malade, courait les spécialistes de tous pays, se fit opérer plusieurs fois et finit par mourir d’un cancer de la glande thyroïde. Son séjour en Egypte et les joies de ce mariage inespéré n’ayant duré qu’une quinzaine d’années.

Et nous voici à la troisième grande dame ; celle qu’on appelait « la petite boniche », ce qui était vrai, était vraiment riche et dépensait follement des ressources illimitées, mais son budget fabuleux était presque entièrement consacré à des œuvres de charité.
Il faut expliquer que pour soigner les tous petits enfants, comme la femme arabe ne travaille jamais en dehors de sa maison, on faisait venir des servantes de Yougoslavie. Mourant de faim dans leurs villages, elles s’engageaient à Alexandrie comme femmes de chambre ou nurses, y restaient une dizaine d’années et repartaient avec de sérieuses économies pour se marier en pays yougoslave et, grâce à cette dot durement gagnée, le ménage pouvait ouvrir un commerce ou monter une petite ferme.
Notre boniche yougoslave arriva avec quelques amies ; elle était courageuse et active et trouva une place dans une famille où de jeunes Anglais prenaient pension. Pas jolie mais jeune et gaie, un de ces pensionnaires courtisa la femme de chambre et lui promit le mariage, sans aucune intention de l’épouser. Il l’enleva à sa patronne, l’installa dans une chambre en ville et ce petit ménage discret aurait pu durer si le patron du jeune Anglais n’avait été un Suisse rigide qui, apprenant sa vie irrégulière, le mit à la porte. Ayant toujours travaillé dans le coton, l’irrégulier monta son propre bureau, trouva des capitaux pour ses premiers achats et se révéla en une dizaine d’années un cotonnier tellement important qu’il devint le concurrent de celui qui l’avait liquidé pour inconduite.

L’argent arrivait chaque année plus abondant. La boniche avait été auprès de lui dans les jours de détresse, elle y resta dans la réussite financière et il l’épousa. Tout cela fut extrêmement discret et le premier emploi de leurs économies fut l’achat d’un immeuble assez banal au fond d’une impasse et dont les 5 étages semblaient complètement inhabités.
Ils étaient tous deux assez superstitieux. Elle prétendit que la maison choisie leur avait porté bonheur et qu’ils n’en déménageraient jamais. Lui croyait au contraire que c’était elle qui avait été sa mascotte et ne la quitta jamais. Mais chaque année le coton donnait des bénéfices plus fabuleux et il fallait embellir un à un cinq étages de l’impossible demeure. Un ensemblier vint de Londres et installa, à chaque palier, un mobilier d’époque : Queen Ann, Louis XIV, Louis XV et Directoire, un vrai musée, pas très attachant, mais la seule réussite fut le grenier dont on fit une vaste salle de bal.
C’était bien dans le caractère de la petite boniche : pour elle n’importe quoi mais une belle salle pour amuser les autres. De plus, elle se mit à dépenser follement mais non pas pour augmenter un luxe obligé car, si elle ouvrit sa bourse, ce fut uniquement pour secourir les familles en détresse. Elle avait dû connaître bien des créatures affamées dans son pauvre village car, dès qu’on la sollicitait pour des distributions de pain, de soupes populaires, elle ouvrait aussitôt son carnet de chèques et la donation était toujours au-dessus de ce qu’on espérait.
Elle dut donner des réceptions à cause de la notoriété de son mari et le grenier miraculeux prouva son utilité. J’assistai là à un cocktail dansant où la jeunesse se régala d’un grand espace et d’un bon orchestre. Une autre fois ce fut un bal costumé : les Anglais aiment beaucoup ces redoutes souvent luxueuses, mais le maître et la maîtresse de la maison recevaient leurs invités dans un simple pyjama de cretonne fleurie pour ne pas avoir l’air richement déguisés devant leurs jeunes employés dont la bourse était encore plate.

Simple et bonne elle ne cachait nullement ses origines. Elle riait du nom de « boniche » que lui donnaient les Français et nous racontait comment elle employait ses vacances à sa « balad ». Arrivée à Trieste elle louait un camion qu’elle remplissait de vêtements, de jouets de toutes sortes, de gâteaux et bonbons et quand elle débarquait avec son mari dans son village natal, elle était reçue comme une fée bienfaisante. Son mari faisait la distribution ; chacun parmi les amis et la famille avait un paquet préparé par ses soins et cela se terminait par un feu d’artifice avec acclamations, applaudissements. Puis il y avait un dîner intime chez ses vieux parents et elle reprenait son petit tablier pour les servir comme elle le faisait avant de devenir la « boniche millionnaire ».
* * * * * *
Il y a toujours, dans une société bien composée des âmes dévouées qui désirent élever les goûts de leurs amis au point de vue intellectuel ou surtout artistique. On voyait donc, chaque année, la naissance de clubs de conférences, des expositions de peintures, des académies de danse et surtout des essais de concerts classiques.
Beaucoup de ces réunions n’attirèrent pas un public nombreux, mais la grande réussite – et qui dura – ce furent ces concerts classiques. On s’y inscrivit en nombre par goût pour certains et par snobisme pour d’autres.
La colonie israélite fut toujours la plus nombreuse car de beaucoup la plus cultivée au point de vue musical ; les Suisses et les Allemands y furent les plus fidèles, les Anglais et les Français y furent plus clairsemés. Quant aux colonies grecques et italiennes, la plupart n’avaient jamais fait une gamme, n’avaient jamais étudié une sonate ou écouté une symphonie, mais on prenait un air sérieux pour aller là, comme à la messe, s’ennuyant affreusement quand la musique donnait et que la lumière était éteinte, car tous préféraient certainement à une chaconne de Bach ou à une sonate de Debussy « La Veuve Joyeuse » ou même « Viens Poupoule ».
J’y suis allée régulièrement pour faire plaisir à la secrétaire bénévole, mais j’avoue que je n’ai jamais aimé ces séances interminables, ces programmes d’acrobatie au piano ou au violon où les chefs d’œuvre aimés se succédaient à la va-vite dans les décors affreux d’un théâtre fait de toiles et de planches, glacial en hiver et brûlant en été. Les artistes étaient admirables, nous y avons vu défiler tous les as de la renommée mondiale, mais les programmes étaient sensiblement les mêmes ; on a entendu plus de 20 fois « Le Feu » de De Falla, le concerto en Fa de Mendelsohn, le « Boléro » de Ravel, et cette fameuse « Pétroucka » pierre de touche d’un grand pianiste. Le nom « concert classique » ignorait toute fantaisie ou nouveauté et l’on était forcé d’accepter, même quand on en était las, les mêmes ronrons, les mêmes grincements d’un unique artiste qui se démenait seul sur un plateau vide. Une seule fois 4 charmantes jeunes filles anglaises : pianiste, violoniste, chanteuse et diseuse de talent donnèrent un programme varié comme si, dans un salon ami, des demoiselles offraient en toute simplicité une représentation intime. C’était charmant, mais la salle était vide et la critique fut sévère.

Je m’étonnais toujours de voir au premier rang un grand garçon qui m’avait pourtant avoué qu’il détestait la musique classique et comme je lui demandais le secret de son assiduité ;
« Je vais là pour rigoler, me confia-t-il ; j’y viens jouer le mélomane agressif et c’est roulant. Je réveille de vieux messieurs qui ronflent au fond des baignoires, je jette des regards courroucés à ceux qui, timidement, arrivent 3 minutes en retard. Je claque la langue « teu-teu-teu » en signalant la dame qui froisse le papier de son petit sac de bonbons et si deux amoureux se glissent à l’oreille une confidence, je les désigne et, par des chutts répétés je les voue à la vindicte publique. J’ai toujours sur les genoux une vieille partition de Robert le Diable pour avoir l’air de suivre « l’heure espagnole », le front pensif, cela me permet un quart d’heure de bon sommeil que les applaudissements interrompent à temps. Alors je suis debout, au comble de l’enthousiasme ; je hurle « bravo, bravo, bis » pour le malheur de ceux qui d’un pas léger se dirigeaient vers la sortie. Au moment où les dames remettaient un peu de poudre, elles étaient obligées de se rasseoir car l’artiste transpirant, épuisé, se remettait à jouer des « encores encores », renouvelés. Parlez-moi d’une rigolade et croyez que je ne paie jamais car mon patron, abonné, me glisse son ticket ; ça lui permet de ne pas rater son bridge et ça me fait une réputation de mélomane chevronné auprès de jolies dames qui m’invitent à d’excellents déjeuners où je m’efforce de ne jamais parler musique. »
* * * * * *
Le Tribunal Mixte était comme nous : international et comprenait une élite de juges et d’avocats qui habitaient Le Caire mais arrivaient à Alexandrie au moment des grandes sessions juridiques. Les membres français de ce tribunal étaient des lumières en Droit parmi d’autres lumières, mais ces intellectuels n’étaient vraiment ni très décoratifs, ni très soignés : cheveux à pellicules et vieilles barbes démodées, chapeaux melons, bottines noires et, même en plein été, complets vestons usagés ou jaquettes défraîchies. L’un d’eux était renommé pour son grand savoir mais son manque total de tenue. Chaque année il descendait chez un ami avocat, dans une charmante villa moderne, où il arrivait tout poussiéreux et sans bagages, ne portant comme rechange, qu’un faux-col raide dans un bout de journal. La jeune maîtresse de maison, qui avait le nez fin, faisait une petite grimace de dégoût à son approche : « sueurs et jus de chaussettes, disait-elle à son mari ; je vais lui donner une petite leçon d’hygiène! »

Elle le reçut au débarqué, le mena, non pas à sa chambre, mais à la salle de bains attenante. « Voilà, cher maître, qui va vous remettre des fatigues du train » et, ouvrant les robinets, elle lui montra, sur une chaise, un amas de serviettes éponges, lui mit un savon dans la main et elle ferma la porte…
Au bout d’une demi-heure, elle remonta à l’étage entendit l’eau qui clapotait et rassurée, alla attendre au salon. Mais il ne descendait toujours pas. Elle remonta, poussa la porte et, par une fente minime, jeta un coup d’œil dans la salle de bains…
Le bonhomme était assis sur la chaise, il ne s’était pas déshabillé. Dans sa main droite il tenait un bout de journal qu’il lisait tranquillement et, de sa main gauche, il barbotait dans l’eau de la baignoire pour faire croire qu’il prenait réellement le bain.
Le manque de coquetterie et même de propreté ne serait rien dans un petit coin de province française, mais en Orient, chez un peuple qui aime la richesse des vêtements comme tout ce qui brille et réjouit les yeux, c’est une réelle maladresse, d’autant plus qu’on est en concurrence avec les magistrats et autres grands fonctionnaires anglais ou italiens dont la tenue est toujours impeccable.

Du temps de Napoléon déjà, le brillant général Kleber, avec ses galons dorés, ses plumets et ses décorations, avait laissé un souvenir autrement glorieux que le petit Buonaparte, son uniforme sans éclat, son chapeau sans cocarde, promenant dans un carrosse mal attelé sa modiste de Carcassonne.
Je me rappelle qu’à El Tor les docteurs et l’ingénieur paysagiste mettaient leur smoking chaque soir et, disaient-ils, ce n’est pas seulement pour vous, Mesdames, mais aussi pour nos domestiques qui sont fiers de servir un Maître qui s’habille pour dîner et ne se laisse pas aller, même en plein désert, au débraillé des pantoufles et de la robe de chambre.
On racontait entre jeunes gens que le grand chef anglais de la police d’Alexandrie se promenait, une nuit très chaude, dans son jardin. On l’avait aperçu au travers de la grille ; il était tout nu avec un petit short mais sa tenue restait sans défauts, car il avait conservé ses souliers vernis, des chaussettes de soie noire tendues par des jarretelles roses, et il avait sur la tête un splendide haut de forme gris perle.
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On peut intituler ce petit chapitre : « Traversée mouvementée » mais qu’on se rassure, cela n’a rien à voir avec les mouvements stratégiques auxquels nous forçaient les menaces de sous-marins pendant la guerre en Méditerranée.
Cela se passe, au contraire, sur une des plus luxueuses unités de la flotte des Messageries Maritimes.
Un grand directeur de cette Compagnie était à bord, le voyage jusqu’au Détroit de Messine avait été sans histoires, calme plat, horizon d’azur, mer et ciel et c’est à la veille de l’arrivée à Marseille que cet important personnage eut l’aimable idée de réunir en un souper d’adieu quelques Français d’élite qui se trouvaient à bord.
Les dames n’y étaient pas conviées car l’amphitryon était célibataire. On parlait d’un menu où les cuisiniers allaient se surpasser, de vins choisis et d’agréable camaraderie pour assaisonner le tout.
Vers 17 heures le Commandant commençait à faire la grimace. « Une mer aussi calme, un miroir sans un frisson, je n’aime pas ça. » Et il ne se trompait pas car le ciel s’assombrit, un vent violent s’éleva et à 19 heures le puissant paquebot commença à piquer du nez dans de courtes vagues pressées, moutonneuses, puis à rouler bord sur bord.

Les salons se vidèrent ; les dames, non invitées, allèrent rapidement s’allonger dans leurs cabines, et commandèrent grogs au whisky, citronnades chaudes et thé au rhum.
Que devenaient à cette heure les invités qui devaient endosser la tenue de smoking ? Eh bien, ils s’efforçaient de tenir contre vents et marée, de passer sans dommage une chemise empesée, d’accrocher leur cravate noire, de chausser leurs pumps, de tenir debout alors que le tangage et le roulis les projetaient en avant, en arrière, et ils étaient tous d’une humeur massacrante.
Les femmes languissantes et amusées regardaient cette gymnastique savante et écoutaient les imprécations avec un sourire en coin se demandant pourquoi l’habillement masculin était à ce point compliqué. Des boutons à deux têtes à introduire dans des boutonnières amidonnées, ce plastron cartonneux qu’il ne fallait pas chiffonner, les bretelles qui s’accrochaient à travers et tout cela avec la menace d’un mal de mer qu’on essayait de réprimer.
A 20 heures tous les dix étaient réunis dans le fumoir ; certains crânaient, d’autres étaient très pâles, les mieux avisés se faisaient servir des vermouths glacés.
C’est alors que le maître d’hôtel s’avança ; il avait l’air d’un maître de cérémonies des pompes funèbres et il venait prévenir ces Messieurs que le grand directeur, pris d’un malaise subit, avait été obligé d’aller se coucher.
Alors ce fut une joyeuses débandade : la tempête augmentait et le navire faisait la casserole ; on dégringola les escaliers, en 5 minutes les plastrons, les cravates volèrent dans tous les coins et, ayant enfilé leur pyjama, ces joyeux lurons se firent apporter, excellente précaution : une bouteille de champagne et un petit baquet !
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Un récital de piano se termine ordinairement par un morceau de bravoure, une revue de Music-Hall rassemble au dernier acte ses vedettes les plus huppées et j’ai gardé pour la fin un trio de Royalties rencontré par hasard dans le train-train sans éclat de ma vie journalière. Ce ne sont pas les Rois Mages et leur brillante étoile mais trois Altesses d’un abord charmant que j’ai plaisir à en évoquer le souvenir.
Dans les fastes de la Cour de nos jeunes souverains d’Égypte, le rôle des femmes était à peu près nul, lorsqu’il s’agissait de charité. C’est pourquoi j’ai gardé le souvenir charmant d’une visite de la reine Farida à notre maison de convalescence du Croissant Rouge. C’était une matinée d’hiver ensoleillée, le jardin était en fête avec les poinsettias en plein épanouissement. Ces buissons dont les feuilles vertes se terminent en panaches rouges bordaient les allées et, descendant d’une limousine noire et rouge, une jeune femme haute et gracieuse nous apparut toute habillée de noir. Avec infiniment de simplicité, elle s’intéressa à nos malades, à leurs dortoirs, à leurs régimes et, après présentations, nous entretint en amie, l’une après l’autre. Elle n’avait pas oublié un tas de gâteries pour nos vieux et nos vieilles, si touchées de cette rencontre qu’ils en pleuraient de joie.

Pauvre reine de l’Égypte, jeune mère de trois petites filles exquises, elle n’était pas heureuse et allait être répudié par ce Roi Farouk mal conseillé, trop gâté et qui, pourtant, n’était pas un sot. De chute en chute, il allait finir en exil. Comment n’a-t-il pas compris que cette femme ravissante et ses trois fillettes auraient suffi à son bonheur beaucoup mieux que celles qu’il choisit plus tard pour la remplacer.
Cette visite de bienfaisance avait dû plaire à notre esseulée et je la vois encore, élégante silhouette noire dans l’allée rouge, retournant à sa limousine encadrée par ses gardes rouges et noirs à motocyclettes et son sourire mélancolique en nous quittant car elle retournait au harem-prison où aucun mari ne l’attendait plus, où sa mère n’avait pas accès, où ses petites filles même allaient lui être enlevées.
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Ma couturière, à Alexandrie, est italienne ; elle a bon goût ; elle travaille bien et nous sommes depuis des années en rapports très amicaux.
J’arrivai un jour chez elle pour un essayage et je me heurtai à la porte à un très petit Monsieur très correct en complet bleu. Il s’inclina gracieusement. La porte s’ouvrit et une arpète un peu ébouriffée s’avança, fit une révérence et tenant un énorme carton, se dirigea vers la porte de sortie.
« Non, non, fit le Monsieur, donnez-moi ce carton, ma chère petite et saluez de ma part votre bonne patronne. Merci, grazzie molto », et avec un sourire aimable il nous quitta pour gagner sa modeste auto.
La petite arpète, transportée de joie, était restée sur le seuil : « C’est notre Roi, dit-elle, et qu’il est bon, qu’il est aimable ! le pauvre ! Il a dit « ma chère petite » et « ma bonne patronne » et il porte le carton sans faire de façons. Comme on l’aime ! »

Eh ! oui, le roi d’Italie en exil à Alexandrie ne faisait pas de façons. Il vivait comme un bon père de famille, faisant les commissions pour sa femme et ses filles. Il passait chez l’épicier, chez la couturière, avait pour chacun un mot aimable et ses manières, non affectées, étaient réellement celles d’un grand Seigneur. Et dire qu’il y avait trois ans à peine, il avait été reçu dans le port d’Alexandrie avec une splendeur vraiment orientale : salves de canons, vivats des foules de toutes nationalités, et que, dans cette même ville, il faisait sa petite tournée utiles, sans morgue et sans rancune en attendant d’y mourir décemment, presqu’ignoré.

Cette rencontre me rappelle que Corneille, le grand Corneille, portait lui-même chez le cordonnier du coin son soulier à réparer, que Beaumarchais remontait régulièrement les pendules de mesdames royales, filles de Louis XV et que César Franck allait donner des leçons de piano dans un pensionnat d’Auteuil, prenait, l’hiver, l’impériale de l’autobus qui ne coûtait que 3 sous !
Comme on les aime ces splendides vieillards si résignés et si modestes alors que leurs souvenirs glorieux enchantent des générations.
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Après la guerre il n’y avait plus dans les flottes française et étrangères que de superbes paquebots à passagers. Les vieilles unités avaient presque toutes été envoyées par le fond, besogne des sous-marins, mais on avait su garder ce qu’on avait de mieux et puis on avait beaucoup construit et les Messageries Maritimes avaient été réservé au trajet de la Méditerranée entre le Liban, l’Egypte et Marseille, ce qu’elles avaient de mieux. Peut-être même était-ce trop luxueux car ces croisières en palace n’avaient plus rien de vraiment « maritime ».
La grande distraction de la Colonie française d’Alexandrie, chaque samedi matin, était d’aller porter à ceux qui partaient des vœux, des bouquets et des bonbons. De 10 heures à midi on se retrouvait dans de grands salons où la musique jouait doucement, on humait dans les corridors la bonne odeur d’encaustique, de saumure et de bananes qui rappelaient tant de joyeuses croisières.

Un matin j’étais arrivée une des premières et je rêvais doucement d’un départ prochain dans un fumoir moyenâgeux en suivant de l’œil la légende de la licorne en fausse tapisserie sur les murs. Nous n’étions que deux dans cet antre agréablement abrité du grand soleil des quais. Il me semblait que le voyageur solitaire ne m’était pas inconnu. Il ne buvait pas son orangeade mais se levait de temps en temps pour regarder à la lorgnette la presqu’île qui barre le port à l’Est et où l’on distinguait le Club Nautique et l’immense palais royal de Ras-El-Tin. Son costume de tweed était impeccable. Il devait avoir une cinquantaine d’années, brun avec quelques cheveux gris aux tempes, le teint mat et bien tanné d’un sportif, de très beaux yeux et un menton volontaire. Où l’avais-je rencontré ?
Tout à coup on entendit des voix enfantines et le garçon du bar amena une troupe de petites filles costumées, il me sembla, en danseuses espagnoles, et le guide annonça en français : « Votre roi, il est là. » En effet, c’était Alphonse XIII, mais infiniment plus beau que toutes les photos de magazines illustrés où nous l’avions suivi depuis sa naissance jusqu’à son départ forcé en exil.
Les trois petites marionnettes venaient le saluer, lui offrir un gros bouquet et l’une d’elles lui récita un compliment en espagnol. Il se leva, les reçut avec une politesse exquise, leur prit les mains et dût leur dire des mots charmants car leurs yeux brillaient de joie tandis qu’elles faisaient de belle révérences.
Alphonse XIII, roi détrôné, avait lui aussi connu les réceptions royales, avait donné audience à tous les grands de la terre, mais n’avait pas dédaigné cette modeste manifestation de quelques fillettes qui lui étaient restées fidèles.
En Égypte on l’avait volontairement ignoré et dans ce fumoir où je l’avais découvert, il était seul, personne ne l’ayant accompagné. Il avait secoué sa mélancolie pour offrir des sourires et des paroles amicales à quelques petites bonnes femmes un peu chiffonnées. Spectacle touchant, fait de belle tenue et de bonne grâce !

Ce n’est pas par vanité ridicule que je me suis plu à conter mes rencontres avec des têtes couronnées – ou découronnées hélas !
J’ai d’ailleurs à peine vus, approchés pour quelques minutes, ceux qui gardaient de leur longue carrière de Rois, les manières à la fois affable et amicales qui, chaque fois, m’ont séduite.
Ayant perdu leur patrie, été odieusement reniés, chassés de leurs palais ; ayant été trahis par leurs amis et leurs serviteurs – par peur ou par intérêt – ils ne montraient aucune rancune, ni mépris, mais conservaient à tous leur souveraine bienveillance.
Le Roi d’Italie prend le carton des mains d’une jeune arpète avec un sourire paternel ; Alphonse XIII se lève pour recevoir de petites bonnes femmes sans importance ; la reine Farida se défend d’avoir droit à des acclamations.
Comme c’est fâcheux de voir se perdre cette allure de Gentleman ou de Lady, surtout quand on a, comme moi, l’occasion de rencontrer dans leurs bureaux les grands chefs qui ont remplacé ces Altesses et vous reçoivent sans aménité, l’air absent et surmené, interrompant un sujet important pour répondre au téléphone et y appeler, pour d’interminables niaiseries, leur femme et leur bonne amie.

Je n’ai trouvé une parfaite tenue que dans cet héroïque petit clan qu’on appelle « les hôtesses de l’air ». Leur carrière est courte et dangereuse, mais ne pourrait-on pas, lorsqu’elles ont fini de « voler », les utiliser comme entraîneuses de bonnes manières pour quantités de jeunes femmes qui travaillent actuellement dans des bureaux, derrière des guichets, dans les hôpitaux, et qui sont constamment en relation avec le public ?

Je prends, par exemple, les employées des postes et télégraphes, presque toujours maussades et grincheuses, un chignon de travers, un vieux châle sur les épaules et se livrant à d’interminables additions alors qu’une longue file de clients attendent impatiemment l’achat de deux timbres ou d’une carte postale. Est-ce que cela ne serait pas plaisant d’apercevoir, derrière le grillage, une figure souriante, des mains blanches aux ongles nets ? D’être reçus par une demoiselle vêtue d’un uniforme dessiné par Patou, ou Chanel vieux rose ou violet, comme ses timbres neufs ?
Elle presserait le mouvement au lieu de le retarder, aurait un mot d’excuse pour un embouteillage et le public, au lieu de grogner, et de maudire, s’éduquerait à son tour.
Non mais, voyez-vous cette nouveauté inconcevable : un bureau de poste dernier refuge de la galanterie française !
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A propos de ces fonctionnaires français constamment en rapport avec le public, j’ai gardé un souvenir spécialement amer d’un certain convoyeur des Pullmans du train bleu « Nice-Paris ». Ce train bleu, pendant longtemps, m’avait fait rêver. Quand, pendant notre congé, je prenais un bain de mer dans cette baie délicieuse entre la Croisette et La Bocca, en flottant doucement dans l’eau bleue, je regardais passer les trains tout proches. Certains étaient poussiéreux ; vieux wagons, locomotive bruyante genre Diesel, voyageurs éreintés par une nuit sans sommeil. Mais arrivait le train bleu, glissant silencieusement comme un long serpent, attelage parfait de quelques wagons de la même teinte, tous d’un bleu qui n’était ni marine, ni azur, Pullmans presque vides, silhouettes de jolies voyageuses et, comme je n’avais jamais pris le train bleu, mon mari m’offrit ce voyage un jour de juillet particulièrement brûlant.

Un peu impressionnée par le milieu select et les uniformes des convoyeurs, par les beaux bagages et les petits chiens avec des places réservées, nous nous assîmes dans de confortables fauteuils, devant des tables individuelles où l’on allait nous servir le déjeuner… C’est alors qu’apparut un gros employé qui transpirait abondamment dans un veston de drap qui fleurait à la fois l’ail et aussi un peu les pieds, c’est lui qui allait nous servir, l’air excessivement grognon, sans un mot de prévenance. Il faisait, dans ce beau wagon, une température d’enfer, le soleil tapait en plein, toutes les fenêtres étaient closes et il n’y avait pas de ventilateurs.
Après les hors-d’œuvre, mon mari se leva et ouvrit à demi une des fenêtres à l’ombre. Furieux, nous vîmes l’employé se précipiter vers cette vitre et la remonter avec un déluge de reproches fort impolis sur les « zigotos qui se permettent de faire des vents coulis pour que le personnel attrape du mal. » J’intervins alors et je dis que je fondais de chaleur, que personne n’avait réclamé contre cette aération nécessaire et mon mari ouvrit de nouveau la vitre. Même mouvement du serveur qui la referma violemment. Alors un Monsieur anglais intervint et cria : « Let it open ». Nous étions donc 3 du même avis ; il n’y avait pas d’autre voyageur et la vitre resta ouverte. Alors le garçon se mit à grommeler que s’il y avait un docteur là il nous forcerait bien à lui obéir car la médecine savait qu’un chaud et froid c’est pour attraper des maladies graves.
« Vous tombez bien, lui dit mon mari, car nous sommes tous deux docteurs »
« Et moi aussi (and me too) » fit l’anglais ; et nous savons qu’après un dîner copieux et une chaleur pareille il n’y a aucun danger d’aérer un wagon où rien d’autre n’est ouvert. »
Le préposé au confort des voyageurs ne répondit rien, mais il est décidé de nous embêter. Il avait, au bout du wagon, une petite case pour son repos personnel et s’y installa pour déjeuner. Il sortit d’un panier une bouteille de gros rouge, alla chercher à la cuisine un rata qui empestait et se mit à manger, à boire, à mastiquer à grand bruit et malgré notre saine aération les effluves odorantes de cette cuisinaille, par cette chaleur, étaient parfaitement écœurants.

Enfin il disparut, sans doute pour aller dormir et nous profitâmes de cette disparition pour aérer en riant, tout le wagon. Nous avions semé les odeurs suaves mais la poussière était entrée : c’était notre vengeance et ce fut pas la dernière. Arrivés à Paris, nous le trouvâmes devant la portière attendant le pourboire, mais tous les 3 nous passâmes en disant, dédaigneux : « Quel abominable voyage ; nous ne prendrons plus jamais le Train Bleu ! »
Il est évident que si, à la place de ce bourru malfaisant, nous avions eu une jeune fille de l’école des hôtesses de l’air, propre et saine, avec un uniforme d’été et des bas fins, un sourire aimable à la réception, sachant doser la température d’un wagon surchauffé, le voyage aurait été certes moins amusant, mais infiniment plus confortable.
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Mais il ne faut pas croire que je gaspillais mon temps uniquement en réunions mondaines, dans des salons et des salles de jeux enfumés, devant des buffets aux relents de cuisine chaude, de vanille et de vins capiteux. Non, il y avait plusieurs matinées par semaine consacrées au golf, dans ce beau Sporting où nous trouvions le « fresh air », la marche accélérée sur des gazons bien tondus, le repos en chaise-longue sous des arbres en fleurs et le silence à la salle de lecture. En somme, le meilleur antidote dont on puisse se régaler après des rencontres fréquentes avec des humains entassés dans des cages trop luxueuses.
Pour gagner le Sporting, j’emmenais avec moi des compagnons de sport : mes 3 derniers sloughis tout joyeux d’aller se dépenser en courses folles sur le terrain de polo ou le long de l’allée cavalière, vides à cette heure – et quand on voyait arriver mon Essex avec 3 nez pointus aux 3 portières, les copains qui m’attendaient disaient en rigolant : « Admirez la dernière marque de l’auto-chenil ! ».

Pendant ce temps mon mari montait allégrement le dernier échelon de sa course aux sommets et venait d’être nommé Inspecteur Général : la promesse du Dr. Briend se réalisait.
Dans un grand bureau qui ouvrait sur le boulevard de la mer, son activité n’avait plus rien d’un rond de cuir, car ses inspections l’appelaient à toutes les frontières d’Egypte, de la Libye à la Mer Rouge et du Delta du Nil au Nord du Soudan.

Depuis notre arrivée, en 1911, que de progrès dans toutes les branches de la vie égyptienne, et grâce à l’entente de tant de races qui, malgré quelques chocs, s’épaulaient sans renoncer à leurs nationalités, les résultats obtenus nous permettaient d’être vraiment optimistes. Il nous semblait que l’ère des révolutions, dont les bienfaits étaient si médiocres, était dépassée et que les guerres meurtrières et sans bénéfices même pour le vainqueur, ne se reproduiraient plus.
Hélas ! belles illusions qui devaient s’écrouler brusquement. Toutes les catastrophes étaient à notre porte et nous ne les avions même pas pressenties.

Ce furent d’abord, un peu partout, des essais de révolutions dirigées en sourdine par des puissances occultes. Des hordes d’enfants des écoles primaires qui, pour une ou deux piastres, cassaient des vitrines, jetaient des cailloux et se faisaient cueillir par la police. Les étudiants s’en mêlèrent pour faire du bruit et louper les examens où ils réclamaient d’être tous reçus sans passer devant leurs professeurs. Ils ne connaissaient rien de la politique du pays où, justement, tout s’améliorait : moins de misère, moins de chômage, état sanitaire excellent.

Mais ce n’est rien, car nous arrivions à 1938. Et ce fut, en 1939, la déclaration d’une guerre « horrible et inutile » comme l’a baptisée, avec un gros rire, Mr Churchill « himself ».
Oui, cette catastrophe qui éclata comme ces ouragans de vent et de sable du Khamsin, brusquement après une journée radieuse et qui ne laissent après eux que désordre partout : hommes à demi-asphyxiés, animaux affolés et moissons détruites. L’horrible tuerie, suivie de la débâcle française, nous valut 7 ans presqu’à l’état de prisonniers de l’Angleterre et de l’Égypte, séparés des nôtres par une cruelle censure, régalés de fausses nouvelles, abreuvés de mépris – sans compter qu’il fallut subir les nuits de bombardements et une vie difficile pour tous.

En 1946 nous avons eu enfin liberté de retourner pour un court séjour en France, mais dans quel état avons-nous retrouvé notre pauvre Patrie après-guerre, occupation, guérillas, vols, assassinats, désordre social et tribunaux d’exception. Humiliés en Égypte, désabusés, le cœur crevé chez nous, où nous réfugier dans cette détresse générale ?
– Notre asile normand saccagé et pillé.
– L’appartement de Cannes occupé par une Russe et un garagiste qui s’y incrustaient sans payer.

Nous décidons alors de rentrer à Alexandrie. Là bouleversement incroyable de toutes les administrations ; le Conseil Quarantenaire vient d’être supprimé et remplacé par une sorte de quarantaine mondiale, de tête américaine et où se précipitent, sans titres spéciaux, un tas de profiteurs internationaux qui ne connaissent rien à nos méthodes éprouvées. Notre beau palais neuf du boulevard de Mer est pris d’assaut et nous sommes tous priés de déménager.
C’est en face du Sporting que nous transportons nos pénates ; son parc immense remplacera notre jardin de poche et pendant ce temps l’appartement si vaste et si coloré est destiné à de multiples bureaux. Le théâtre en rond, bleu et rouge, le printemps normand, mauve et vert et les cheminées de marbre rose recevront un nouvel enduit de ripolin moutarde et chocolat.
Mais nous ne perdons pas courage. Mon mari prend à tâche de rénover l’hôpital français, avec un vrai succès et j’ai retrouvé mes dispensaires, mes consultations externes, mes infirmières dans toutes les œuvres de charité dont je m’occupais avant-guerre. Madame le Docteur vient de renaître.

Avec nos retraites nous pouvions vivre petitement et nous gardions quelques amis fidèles dans une intimité journalière. Nous vivions heureux de nouveau ayant retrouvé l’Egypte simplette de notre arrivée en 1911.