Le Château du Val (1956-1964)
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Hélas ! troisième catastrophe, plus soudaine et plus grave que tout ce que nous avions à craindre.
En 1956, l’attaque brusquée du Canal de Suez par des aviateurs anglo-franco-israéliens. Cette démonstration stupide, mal préparée et qui tourna bride sur l’ordre de l’Amérique, on ne sut pourquoi. Nous devenions immédiatement l’ennemi n°1. En quelques heures l’ordre arriva d’expulser de leurs postes, de leurs domaines, tous les Français. Séquestrés de nos comptes en banque, arrêt de nos pensions de retraite, mainmise sur nos biens mobiliers et immobiliers et nous nous retrouvâmes clochards sur les quais de Marseille.
Combien de Français ont connu comme nous, hélas ! cette affreuse détresse ! Après cent ans et plus d’une occupation qui sauva et enrichit des peuplades accablées de tous les maux : la France et son Canal de Suez, la France et ses capitaux, la France et ses archéologues, ses professeurs, ses ingénieurs qui valent à l’Égypte des richesses intarissables. Quelle est la réponse à tant de bienfaits ? Une seule : la valise et 24 heures pour un embarquement définitif.
Passons sur ces heures noires. Nous liquidons à bas prix le peu qui nous reste et nous attendrons ce que le destin nous réservera encore.
Mes histoires, heureusement, ont toujours une suite et l’aveugle destin n’est pas toujours malfaisant.
Une triade sacrée, nos trois grands chefs quarantenaires, nous a jadis accueillis et protégés. Une triade sacrée va de même, en France, nous accueillir et nous sauver :
– Monsieur le Président de la République, qui est du Havre et de ma génération, nous fera obtenir l’indemnité des dommages de guerre. Je la réclamai depuis 12 ans et nous l’avons obtenue en 12 jours.
– Monsieur le Ministre des Finances, nous sachant retraités, nous fait verser ces retraites avec promesse de remboursement – sur nos biens séquestrés en banque égyptienne.
– Monsieur le Directeur de la Maison de Retraite de la Légion d’Honneur nous accepte au Château du Val et nous y garde; nous voilà protégés, logés, consolés.
Les clochards ont donc trouvé asile au fond d’un grand parc où la vie est douce, bien orchestrée et les années passent sans poids et sans soucis. Les printemps y sont délicatement fleuris, les étés flambent sous des arbres centenaires et les hivers y sont bien chauffés. Le château, de lignes délicates et sobres abrite sous ses belles pierres blanches bien des fins de vie inconsolées et si ses escaliers en colimaçon, ses parquets cirés grincent sous des pas chancelants, il tient bon comme nous malgré son grand âge.
Ai-je su mettre à profit la leçon de sagesse que m’ont apprise mes vieilles amies les dames musulmanes que j’ai assistées aux derniers jours de leur vie ? Une seule formule : acceptation et résignation.
J’ai accepté, il le fallait bien, sans révolte et sans plainte, un naufrage total après une carrière qui avait été joyeuse et utile. J’ai voulu me résigner, j’y arrive, mais non sans que mon cœur flanche encore quand j’évoque le dernier regard que j’ai donné à tout ce que j’allais perdre irrévocablement.
C’était un matin d’octobre 1956, frais, ensoleillé. Au travers de mes rideaux de tulle rose, toutes les jolies choses que j’avais tant aimées avaient un air de fête, alors que mon cœur était en deuil, que mes domestiques pleuraient et que ma dernière petite chienne, inquiète et câline, s’attachait à moi. Les nombreuses pendules sonnaient clair, se répondant dans le silence, les potiches persanes bleues et roses et vertes, à demi-déteintes, étaient pleines de bouquets à demi fanés, de grands plateaux de cuivre rouge et jaune étaient étalés comme des soleils sur le velours de nos beaux tapis. La table était mise avec ses verres de Bohême, hauts sur pieds, dominant toute l’argenterie turque !, fines cuillères et timbales ouvragées. Mon piano était ouvert, mes partitions entassées, la bibliothèque, immense réservoir de livres, s’étalait à côté de la vitrine aux instruments de médecine et chirurgie. Quelques tableaux et des aquarelles du cher ami Raoul du Gardier décoraient les murs. Heureux ceux qui ont l’innocente manie de collectionner de ravissants petits riens, s’ils arrivent à les garder toute leur vie ! Moi, hélas, je ne devais plus jamais les revoir.
A présent j’ai, dans une seule chambre, un vieux panier repas, une fourchette à 3 dents et un couteau scout avec des assiettes en plastique d’un ton criard et, pour boire, des verres à moutarde.
Oui, quand j’évoque le dernier regard que j’ai donné à mes beaux rêves évanouis, je ressens un petit pincement au cœur ; la défaillance n’est pas longue, je me reprends vite, mais avec une larme tenace au coin de l’œil.
Ces regrets à peine avoués, je les partage avec tant de Français du Nord Afrique, qui subissent, comme nous, le pénible désarroi de ces départs forcés. Eux aussi doivent donner le dernier regard à tout ce qu’ils vont perdre. mais ce n’est pas comme pour moi, un adieu égoïste à des jolis objets, c’est l’œuvre magnifique de générations qui ont transformé des déserts arides en riches cultures, en terres à blé, en vignes, en prairies, en forêts ; et, ce qui est pire, ils se voient accueillis presque comme des criminels.
Dans les discours politiques, dans la presse et dans l’opinion populaire on a lancé ce slogan infamant, ce mot de mépris : « colonialistes ! ». Or, c’est certainement une des pages les plus belles de l’histoire du monde que ces colonisations qui ont mobilisé de vaillants soldats d’abord, puis une élite humaine courageuse, et intelligente qui a fait de cette terre africaine, si lamentablement déchue, de grands pays pleins d’avenir.
On a confondu bêtement ces colons travailleurs et honnêtes avec quelques Levantins apatrides, parasites des populations sous-développées, usuriers, négriers, contrebandiers, qui en effet font suer le burnous, mais uniquement pour s’emplir les poches.
La France, qui se vante d’être accueillante, s’est laissé envahir depuis la dernière guerre par toute la basse pègre de l’Europe Centrale et du Proche-Orient, mais c’est comme à regret qu’elle a tendu une main secourable à tant de colons qui se trouvent brusquement dans une détresse indicible. Sans nous comparer à ces sujets d’élites, nous suivons avec émotion, avec angoisse, leurs étapes douloureuses que nous n’avons que trop connues. Pouvons-nous nous permettre donc de les réconforter, de les encourager ? Les premières heures seront difficiles, mais l’hérédité n’est pas un vain mot, et ce sont des lettres de noblesse que de descendre de ces générations qui ont créé l’Algérie, la Tunisie et le Maroc français. Ni humilité, ni désespérance, seule la ferme volonté de s’implanter profondément dans ce pays nouveau pour eux et qui est celui de leurs aïeux. La France s’apercevra alors quelle valeur-or représente pour nous tous ces fiers colons que, jusque-là, on s’évertuait à déshonorer.
On dit à la blague, entre médecins, que le seul remède qu’on ait trouvé contre le rhume de cerveau, c’est de l’appeler « Coryza ».
Le cas est le même pour nous, déracinés, refoulés, expulsés, spoliés, pillés et ruinés, on a, suprême consolation, baptisé nos foules en détresse : « Personnes déplacées ». Manière suave et hypocrite de désigner un exil lointain et définitif, car il est plutôt amer « le petit déplacement ! »
Heureusement, nous avons presque tous emporté dans nos valises, si légères, un talisman que nous gardions bien caché au fond de notre cœur et de notre mémoire. C’est le souvenir d’un passé utile et joyeux dans des colonies qui semblaient pleines d’avenir et auxquelles nous avions donné le nom de « seconde patrie ».
Quand nous sommes seuls, que le temps est maussade et notre humeur misérable, nous en rêvons éveillés. Quand des « amies de là-bas » se réunissent, elles l’évoquent dans la joie et lorsque les anciennes comme moi veulent occuper leurs loisirs, elles essayent de rallumer, par de petits écrits, tant de lumière qui ne doit pas s’éteindre, surtout pour les jeunes qui, nés « là-bas », demandent souvent :
« Comment c’était l’Égypte et pourquoi qu’on n’y est pas restés ? »
C’est ainsi qu’est né ce livre « l’Aventure Égyptienne », avec l’espoir qu’il y aura bientôt, venant d’autres horizons, l’aventure tunisienne et algérienne et marocaine.
Babillages, badinages et potinages évidemment c’est ici de la petite histoire ; elle n’a ni portée politique, ni valeur sociale, mais est-ce que la « Grande Histoire » ne s’est pas souvent servie avec profit de correspondances intimes, d’un journal secret rédigé au jour le jour et de simples récits qu’on a voulu aussi vrais que possible ?
J’offre donc ces pages sans prétention, encore toutes éclairées des chauds rayons du soleil africain, à la grande famille-amie des « personnes déplacées ».