Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre III : Le cabriolet aux roues rouges
C’est une bien élégante jeune femme, tout en noir, qui descendait, trois ans après, du cabriolet de Florentin, devant la maison de Maman-Mère.
Maison bien solitaire à présent, car Papa-Père était mort l’année d’avant*. Il était parti rapidement d’une pneumonie, disant avec satisfaction : “J’ai réalisé toutes mes ambitions, ma ferme est en bonnes mains avec Florentin et sa jeune épouse Maria, mes fils sont tous dans des situations solides. Ma tâche est terminée”. Il avait bien peu profité de sa petite maison de briques roses avec un jardin de petit rentier, potager bien clos de murs, verger où il avait essayé de s’intéresser à la culture des pêches rares et des pommes fines. En réalité, ses yeux étaient restés fixés sur sa grande ferme en face, troupeaux en mouvements, chariots chargés de moissons, vie intense de la grande cour autour de la mare.
Charles et Florentin en ces trois années s’étaient mariés. Charles avec sa blonde aux yeux pervenche et dans le milieu si totalement différent de sa famille picarde que le bloc Landrieu en avait tremblé sur ses bases. Stéphanie était normande, Stéphanie était riche, mais elle était aussi “protestante “. Les belles-sœurs affolées, après maintes consultations avec leurs confesseurs, se demandaient encore de quelle manière il convenait de traiter cette graine hérétique qui venait de s’implanter dans le terrain si solidement catholique des Landrieu-Brocquevielle.
Le mariage, au Havre, avait été brillant, la cérémonie religieuse avait plu aux vieux parents et l’on était revenu en Picardie, rapportant une impression très favorable de Madame Charles, une blonde, très élégante, de tenue réservée mais que l’on connaissait à peine.
Mélie et Hermance, les fidèles domestiques de Maman-Mère, étaient si curieuses de voir la nouvelle venue dans la famille, que pour recevoir Madame Charles et ses beaux bagages, elles se tenaient devant la porte les mains jointes comme devant une apparition venue du Paradis, pendant que Maman-Mère très maternelle la prenait dans ses bras.
– Maman-Mère, dit Stéphanie, c’est Charles qui m’envoie, je suis fatiguée, j’attends un bébé. Il m’a dit : “Va vite trouver Maman à Canchy, elle te remettra très vite”.
– Comme c’est bien une idée de Charles, répondit Maman-Mère en riant, tous mes garçons sont les mêmes : est-on malade, inquiet, menacé ? Canchy est un souverain remède, courons chez Maman ! Mais ma pauvre petite vous allez vous ennuyer terriblement, ce qui pour mes fils est un retour au foyer, pour vous sera un exil. Il fait encore froid, le printemps commence à peine, et il n’y a pour vous distraire qu’une vieille Maman solitaire dans une campagne au bout du monde.
– Maman-Mère, je n’ai besoin d’aucune distraction, croyez-moi, je ne désire qu’un vrai repos, du calme, de la douceur. Je me sens déjà mieux, il fait si bon chez vous.
– Eh bien, ma petite Stéphanie, puisque vous êtes si accommodante, on fera son possible pour vous garder. Je vous ai réservé la chambre tout en cretonne blanche avec ses armoires picardes, et trois marches vous mènent au jardin où percent déjà quelques violettes. Mélie va prendre soin de vous, faire un feu continuel de grosses bûches et comme première distraction, nous irons ce soir à la veillée chez Florentin.
C’est ainsi que commença cette bonne intimité, avec tendresse réciproque, qui devait durer sans défaillance pendant toute la vieillesse de Maman-Mère. Elle aimait bien Charles, mais Stéphanie devint la fille qu’elle n’avait pas eue. Ce fut une entente rare entre une vieille dame presque recluse dans un étroit horizon picard et une jeune citadine, élevée à Paris, ayant beaucoup lu et voyagé, très mondaine et de sa vie n’ayant imaginé un séjour prolongé dans un fond de village, aux premiers jours d’un printemps battu de pluies et de vent.
La première distraction fut, comme l’avait annoncé Maman-Mère, la “veillée” chez le couple Florentin. Maria, la nouvelle mariée, avec des traits réguliers et des cheveux ondulés naturellement, mais au contraire de Florentin si gai et plaisantin, elle était d’un sérieux impressionnant. Au coin d’un feu magnifique, elle reçut ses visiteurs dans la grande cuisine Landrieu où rien n’était changé depuis que les vieux paysans l’avaient quittée. Maman-Mère et Stéphanie arrivèrent emmitouflées dans des capes avec chacune une grande lanterne à la main et joyeuses de trouver tant de lumière et de chaleur.
Après de rapides présentations, la conversation languit un peu malgré tout l‘entrain que Florentin essayait d’y mettre, et au bout d’une heure on se sépara.
– Elle est très bien, notre dernière belle-sœur, confia Stéphanie à Maman-Mère. Quelle figure régulière, quelle tenue distinguée !
– Oui, faisait sans enthousiasme la vieille dame, parfaite ménagère, intelligente, mais comment dirais-je pour être indulgente ? Il lui manque, c’est cela, quelques défauts…
– Elle est sans doute intimidée, dépaysée, elle se révélera plus tard.
– Non, faisait Maman-Mère, je les connais ces dames du Boisle : les Dubois, les Petain (**), les Picard, ils ont donné des généraux de valeur, des femmes-perfections, mais la sensibilité leur manque, ça ne fait pas d’heureux ménages. Je n’aime pas ces nouveaux mariés-là. Mon Florentin est affectueux comme un jeune caniche, elle a une manière sèche de le rabrouer : “Florentin tu m’agaces, bas les pattes, laisse-moi tranquille”. Ah, si vous m’aviez connue, arrivant dans cette même ferme avec mon Landrieu si grand si beau ! J’avais des frères bizarres (Anatole a leur caractère), je n’étais pas jolie (mon fils aîné me ressemble) et c’est pour cela que j’ai attendu un époux jusqu’à 28 ans. Ma famille faisait la grimace parce que Landrieu n’était pas de notre souche de nobliaux, mais quand je l’ai connu, si gai, si travailleur, je ne l’ai pas envoyé promener, croyez bien. Je suis arrivée à Canchy le lendemain de mes noces, sur une haquenée toute blanche qui trottait l’amble, au milieu des acclamations de tout le village. Nous avons été tout de suite de bons époux et quand mon grand rentrait de la chasse le carnier plein, je ne lui criais pas comme Maria : “Enlève tes souliers et chasse to sale chien qui va salir mon pavé”, et quand il voulait m’embrasser, même si je repassais ou si je pétrissais un gâteau, je lui tendais ma joue toute chaude et ne lui jetais pas en réponse : “Tu m’agaces et bas les pattes”.
– Malgré ces petits travers, disait en riant Stéphanie, vous êtes bien d’avis que Maria est une perfection ?
– Oui, répondait la vieille dame malicieuse, je n’ai rien à dire contre le choix de Florentin, mais je lui préfère le choix de… Charles. Et Maman-Mère ajoutait bien vite : Mélie, bassinez bien le lit de Madame Charles, pour la première nuit notre fille doit avoir très chaud.
La vie s’organisa, simple et charmante, Stéphanie encore très alerte allait du jardin à la ferme, bavardait avec Maman-Mère, riait avec Florentin, tâchait d’aider Maria dans ses travaux incessants de ménagère et de fermière, et par sa présence rendait plus cordiaux des rapports un peu tendus entre belle-mère et belle-fille modèle.
– Comprenez, Maman-Mère expliquait Stéphanie, on se sent d’abord très intimidée devant le rempart Landrieu : cinq fils autour de vous, tous unis fortement et qui s’aiment comme jamais garçons ne se sont aimés ! Alors la femme la plus chérie se sent souvent une intruse dans ce cercle étroitement fermé et bien défendu. J’ai moi aussi senti ça, mais j’ai compris, j’ai trouvé ma petite place parmi vous et je m’y sens bien. Maria est encore sur la défensive et je lui ferai comprendre que le mot Maman-Mère veut dire doublement Maman pour tous dans votre grande famille. A propos de famille je voudrais bien faire connaissance avec mes beaux-frères et leurs femmes ?
– Hélas, fit Maman-Mère, il faudra attendre l’été pour qu’ils viennent me voir, car je n’ai plus de voiture légère. J’ai encore le beau cheval de mon pauvre Landrieu, mais l’omnibus de famille est trop lourd pour lui et Maria fait la grimace quand je luis demande le cabriolet neuf. Ces cabriolets, c’est le grand luxe du moment, avec leurs hautes roues de couleur ils font sensation aux marchés et sur les routes.
Pendant les jours qui suivirent, Stéphanie et Florentin eurent l’air de conspirateurs. Ils surveillaient l’arrivée du facteur, allèrent ensemble à Abbeville, puis on emmena un matin le cheval de Papa-Père, sous prétexte de la faire ferrer, et vers midi Stéphanie souriante demanda à Maman-Mère :
– Quand vous désirez beaucoup une chose, que faites-vous ?
– Une petite prière à mon saint favori, j’aime beaucoup Saint Florent.
– Eh bien, faites donc une oraison à un petit saint oublié dans un coin du Paradis : Saint Charles… on m’a dit qu’il était très généreux.
A ce moment, on entendit sur la route, un bruit de roues légères et un cabriolet flambant neuf, bleu marine avec des roues rouges, s’arrêta devant la grille.
– Maman-Mère, cria Stéphanie, venez voir le résultat de votre petite prière, quel brave saint que ce Saint Charles !
– Non, faisait Maman-Mère émerveillée, c’est trop beau vraiment, j’ai rêvé ça tout ma vie ! Papa-Père m’a traînée dans l’omnibus aux lourds boulonnais, c’était toute une histoire que de se déplacer et j’ai fini par ne plus sortir. Lui avec son cheval, il allait partout et croyait que c’était assez que de me rapporter des nouvelles, mais comme je vais me régaler de plein air et de vitesses.
C’est ainsi que Maman-Mère, à 70 ans, connut une seconde jeunesse. Elle conduisait à merveille, la main légère et ferme et le cheval endormi reprit son trot de parade. Maman-Mère et Stéphanie, les petites folles disait Florentin, s’en allèrent presque chaque jour en promenade. Elles commencèrent par les champs, puis les routes de forêts qui allongeaient leurs avenues magnifiques plantées de hêtres et de sapins. Elles rapportaient des brassées de fougères, des paniers de pommes de pins qui éclairaient en parfumant le feu du soir. Puis les jonquilles et les pervenches firent leur apparition, on en rapportait à Maria de gros bouquets, elle les regardait à peine et les jetait au fumier : “ça donne du tracas, ça fait de la poussière, disait-elle sans entrain”. Stéphanie lui proposait de faire un tour dans le beau cabriolet. “Je n’ai pas de temps à perdre, répliquait-elle maussade, et puis le vent me donne des névralgies”. Alors, on n’insista plus, mais à la veillée Stéphanie ne pouvait s’empêcher de raconter les merveilles de la dernière tournée :
– Nous avons attaché le cheval et goûté dans une clairière, la mousse était épaisse comme un tapis, il y avait un chevreuil qui nous regardait sans peur, qu’il était donc joli ! Et vous Maria qu’avez-vous fait cet après-midi ?
– J’ai reçu l’épicier, figurez-vous que les chandelles ont augmenté d’un sou les cinquante !
– Mais qu’avez-vous besoin de chandelles, il y a les bougies à présent.
– Gaspilleuse, répondait Maria avec une nuance de dédain, pour nous les bougies, pour les domestiques les chandelles et pour la soirée la lueur du feu, voilà les bons principes.
– Ouf, faisait Maman-Mère en rentrant le soir dans la nuit pleine d’étoiles, les bons principes, ça vous fait froid dans le dos, mais vous avez vu son recul quand Florentin s’est approché d’elle : “laisse-moi tranquille, la tendresse c’est du temps perdu, on compte les baisers comme les morceaux de sucre, on éteint les sourires comme la lumière ».
– Oui Maman-Mère, répondit Stéphanie, en lui prenant tendrement le bras, nous sommes des gaspilleuses, nous courons les routes, nous semons la gaieté à tous les chemins, nous brûlons la chandelle par les deux bouts, mais je n’en ai ni remords ni peine !
*Pierre Florent Landrieu, dit Papa-Père, est décédé le 11 novembre 1879.
**Joseph Augustin Petain était le maire du Boisle en 1870