Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre XX : Détresses familiales
La mort de Stéphanie, ce fut la fin brutale d’une période enchantée qu’elle avait animée de son activité bienfaisante, de ses fantaisies toujours renouvelées. Guidant l’un, conseillant l’autre, redressant à temps celui qui allait sombrer, elle avait été l’âme vigilante de cette grande ruche. Elle avait tant aimé les jeunes, ses enfants d’abord et tous ceux de la famille.
Charles resta atterré, lui qui avait été en réalité le plus gâté de tous ses enfants. Toute sa vie, près d’elle il avait plastronné, gai, rieur, avec son teint frais, sa moustache blonde et sa mèche brune à peine neigée arrondie sur un front sans rides. La surveillance de son magasin, la direction d’un personnel nombreux ne l’avaient jamais beaucoup soucié et il s’était réservé la tâche facile des achats nombreux à travers la France avec tout ce que cette fonction compte de compliments intéressés. Avec la fréquentation de ses grands amis de Paris et ses deux jours de chasse par semaine, il avait eu une vie dorée exempte de tous tracas. Maman le déchargeait des soucis familiaux, l’instruction, les maladies, les carrières des garçons, les mariages des filles, c’était elle seule qui en avait la responsabilité.
Il y avait six mois que Maman était morte et Charles disait, avec un ennui accablé :
– Il faudra pourtant que nous nous occupions de cette triste succession !
Thérèse, la seule des filles qui n’était pas mariée décida d’en finir et s’en alla seule chez le notaire. Hélas, après avoir fait tous les calculs, grattés tous les tiroirs, inspecté les comptes en banque, il fallait se rendre compte que de toutes ces fortunes accumulées, il ne restait pour ainsi dire rien. Rien qu’un immense immeuble très hypothéqué, où le vieux Dé d’Argent se mourait. Depuis les deux cent mille francs versés à Anatole, tout n’avait été qu’emprunts successifs, intérêts accumulés que l’actif de terres, de maisons, de valeurs, pouvait à peine rembourser. Comment le vieux Dé d’Argent était-il en train de sombrer ?
C’était l’aventure, mille fois répétée en ce début du XXème siècle, de toutes les industries, de toutes les maisons de commerce distancées par des firmes étrangères à capitaux inépuisables qui s’emparaient tout-à-coup des marchés de production et de vente. Dans toute la France les maisons vraiment françaises étaient condamnées et les grands bazars, les Dames de France, les Maisons Universelles et les Uniprix avec une réclame insolente et une camelote déversée jusque sur les trottoirs attiraient à eux toute la clientèle. Les voyageurs de campagne, qui de ferme en ferme, avaient apporté l’appât de leurs petits catalogues et leurs boîtes d’échantillons, se virent grattés sur les routes par de grandes autos peinturlurées, comme des cirques ambulants, semant sans compter des primes coûteuses et ils rentrèrent en fin de semaine avec un dada fatigué et un carnet de commandes vide.
Il aurait fallu à Monsieur Landrieu de gros capitaux pour tripler ses achats et essayer de tenir contre cette marée montante, mais les banques justement alertées par la ruine Letellier et par la succession déficiente de sa femme lui refusèrent tout crédit nouveau. La vieille maison de Madame Letellier et sa réputation d’honnêteté et de qualité tint bon deux ans et puis ce fut la liquidation, qui termina par deux mois de vente lamentable. Cinquante ans d’une existence qui n’avait connu que des étapes brillantes et des succès toujours croissants, dans le grand immeuble aux immenses verrières ! On dut tout réduire en petites boutiques, un café chantant prit l’intérieur, et les étages du haut furent mis en location.
Dans un appartement des plus modestes Charles finit sa vie, comme Madame Letellier qui vivait encore, avec trois cent francs par mois de revenu. Il y vécut assez solitaire et presque sans sortir car les voyages étaient coûteux et il n’était plus assez riche pour recevoir ses enfants et petits-enfants. D’ailleurs dès que ses gendres avaient appris le désastreux état de ses affaires, il y avait eu échange de propos aigres-doux. On s’était permis des critiques acerbes contre la pauvre défunte et plus encore contre ce vieux Charles qui, poches ouvertes et cœur trop tendre, avait toute sa vie donné sans compter, pour le plaisir de voir autour de lui des visages reconnaissants et des sourires succédant à des larmes d’angoisse. Ce furent d’ailleurs ceux qui en avaient le mieux profité qui se montrèrent les plus sévères. Entre les enfants même, jusque-là si tendrement unis, il y eut des brouilles qui devaient durer toute leur vie.
La famille possédait encore la petite maison de Maman-Mère et son aile allongée, mais Charles ne se sentit pas le courage d’aller l’habiter. Il fallait avouer au village qu’il était à présent plus pauvre que l’instituteur retraité. Lui, qui avait été si populaire à cause de sa générosité ne pourrait plus jouer son rôle de grand seigneur amical, et puis Florentin était mort, la ferme louée à des inconnus. Alors, la jolie maison, ses vignes-vierges, ses beaux arbres fut vendus pour presque rien. Le nouvel occupant n’y vit qu’ombrage inutile, terrain perdu, tout fut coupé arraché et les carrés de choux et les lignes de poireaux remplacèrent les méandres si joliment dessinés par un paysagiste venu de Paris.
Mais, disaient les gens qui avaient bien connu la famille Landrieu, Monsieur Charles ruiné, cela n’est pas possible ! Son père est mort riche et qu’est-ce que vous faites des millions de l’armateur ? Et des économies de Madame Letellier ? Disparus, envolés cela n’est pas possible. S’il y avait eu des vices cachés cela se comprendrait, mais ce ménage sans fêlure, ces enfants joyeux et sains et des traditions de travail et d’honnêteté qui s’étalaient au grand jour ? Oui, vous ne vous trompez pas, cela c’était durable au XIXème siècle, mais au XXème avec la foire d’empoigne, les méthodes infernales de la bande internationale, avec tout l’or du monde jeté contre un petit commerce familial, fondé par une dame intelligente et confié à un gendre insouciant et un tantinet vaniteux ! C’est la grosse artillerie donnant contre un fortin de village, tout s’écroule en quelques assauts. Le premier choc fut ce mielleux Adam qui abattit deux frères et appauvrit les trois autres, le second ce fut Gabrielle et frères contre Letellier et le troisième ce fut le refus de crédit qui fit le jeu de la concurrence et obtint sans peine la chute définitive.
C’était pourtant un joli départ que celui de ces cinq frères étroitement unis et s’avançant dans la vie, pleins de courage, avec une belle santé et ce caractère joyeux et cette gaieté toute picarde qui les faisaient de relations si agréables. On leur avait appris à se défendre contre les mauvais conseillers et les entraîneurs au vice, comme on leur avait montré qu’il faut défendre ses champs et ses vergers contre la mauvaise herbe et les vents violents. Ceux qui restèrent paysans s’en tirèrent honorablement, mais les trois autres succombèrent. La seule qui évita cette descente rapide ce fut la sage Maria qui, à force d’économie et par son entêtement à se passer des banquiers, finit sa vie avec de jolies rentes dans une maison d’Abbeville qui lui appartenait. Sa ferme et ses terres étaient louées, sans hypothèques et sans dettes, sa vieillesse fut très confortable.
Dans les jeunes générations, les de L’Heure s’en tiraient modestement, les Valenciennes s’en tiraient grâce à Louise, au grand livre et au travail en commun des frères, mais les plus chanceux de beaucoup ce furent Maurice [1.6] et Gaston [1.7]. Ceux qui souffrirent le plus, ce furent les « petits de mon oncle Charles ». Nés avec la période de grande prospérité, ils n’avaient connu qu’une vie joyeuse et facile et tout-à-coup, en pleine jeunesse, ils se trouvèrent réduits au médiocre et au souci harcelant du lendemain. Philippe [5.4] dut quitter son rôle de mécène généreux de la classe ouvrière pour devenir secrétaire d’une feuille socialiste, il y put déverser toute sa hargne contre le régime capitaliste dont il avait été pourtant l’enfant gâté. Thérèse [5.5] et Marcel [5.7] partirent à Paris faire leur médecine et réussir assez vite à y faire une carrière avantageuse. Maman était si fière de leurs diplômes. Renée [5.6] mariée en province y menait une vie modeste qui eut été utilement éclairée par un héritage Letellier-Landrieu ou par un cadeau envoyé délicatement par un des favorisés de la fortune. Mais hélas, si on avait beaucoup aimé la petite cousine blonde, l’idée ne vint à personne que la reconnaissance, malgré les dictons de tante Aurélie [x4], laisse quelquefois un goût délicieux quand un bienfait n’a pas été avalé trop gloutonnement.
Quand par hasard on se rencontrait entre cousins et cousines, ce n’était que sourire et sympathie. On vénérait dans la famille la mémoire de l’oncle Charles, on élevait les tout-petits selon les méthodes d’éducation de tante Stéphanie [x5], mais là s’arrêtait tout désir d’intimité et bien plus tard, deux petites-filles de cette chère tante étaient l’une dactylo et l’autre infirmière visiteuse, durs métiers, petits salaires à l’âge où leurs mamans filaient dans une charrette anglaise bien attelée allant sur les routes picardes d’un dîner à une partie de tennis, ou bien rentraient d’un voyage pour assister dans une toilette ravissante à un mariage ou à une prise de voile.
C’est à l’enterrement de l’oncle Charles que tous les cousins et cousines se retrouvèrent derrière le cercueil du dernier des cinq frères, le plus heureux et le plus malchanceux, comme il le disait lui-même quelques instants avant sa mort. On se trouva trop nombreux pour un si petit appartement où subsistaient quelques épaves des anciennes splendeurs : la salle à manger d’ébène, la chambre tuyau et palissandre qui avait fait rêver des générations et quelques pièces d’argenterie massive, héritées des vieux Brocquevielle en même temps que le moulin de L’Heure, ses petits ponts, ses tonnelles et ses labyrinthes.
– Pas gras, le dîner d’enterrement, fit Gaston en avalant une tasse de café.
– Pauvre oncle Charles, lui répondit Pierre, quel nom magique dans ma cervelle d’enfant.
– Le plus brillant des cinq frères, ajouta Maurice.
– Mais quelle dégringolade, fit Jules avec un gros rire en fin d’oraison funèbre.