Le dîner de famille

Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre IX : Le dîner de famille

Depuis le matin, Emeley baigne, peigne et habille les quatre derniers, pendant que Maman surveille la toilette des deux aînées. Maman-Mère est allée, avec Mélie, à la messe de 7 heures, expédiée en vitesse pour ne pas fâcher Monsieur le Curé. Aussitôt rentrée, elle a appelé Stéphanie et Maria pour l’aider à mettre sa table, car c’est aujourd’hui le dimanche 8 Août, jour choisi par elle pour son grand dîner de famille. Les moissons, à part les avoines, sont en partie terminées, la saison des chasses ne s’ouvrira qu’en septembre, c’est le moment très favorable, plein de fruits, de légumes et de volailles grasses.
Maman-Mère est déjà habillée et fort élégante dans sa grande robe de faille noire avec col et manchettes de vrai point d’Angleterre. Son teint de recluse est toujours blanc et rose et ses cheveux blancs sont restés assez mousseux pour lui faire une couronne, sans fausses nattes et sans bonnet. Elle surveille la préparation de la table que ses belles-filles installent selon son goût. Oh, ce n’est pas un très grand dîner : seulement trente-quatre couverts, mais on a dû sortir les piles d’assiettes et les coffres d’argenterie. La table est un guéridon magique qui, avec ses cracs à tout rompre, a la faculté de s’allonger indéfiniment. Pendant ce temps, Mélie et Hermance, à la tête d’un bataillon de servantes, travaillent à la cuisine. Le menu n’est jamais compliqué, un pot au feu, des tripes, des canards aux petits pois et des gigots aux pommes. Une crème au chocolat, frappée, a passé la nuit à la cave, avec l’excellent cidre, le vin médiocre et le cognac réservé à Monsieur Charles, car pas un de ses frères ne touchait d’alcool.

A onze heures, tous les enfants étaient rangés devant la grille, en compagnie d’Antoinette, la cousine d’en face. Ils avaient tous les cheveux bien lissés, des tabliers repassés au petit fer et personne ne jouait pour ne pas se chiffonner.
– Ecoutez, disait Antoinette, si ça roule en haut, c’est l’omnibus des “La Vierge”, si ça roule en bas, c’est les de “L’Heure”, si ça roule au milieu c’est les “d’Amiens” qui viennent par la route d’Abbeville. Faites attention, ne parlez pas.
– Ca roule en haut, crie Philippe, ce sont les “La Vierge” !
En effet, voici dans leur incroyable omnibus, avec une énorme capote à l’avant, Landrieu et Olympe assis côte à côte. Toute la famille est empilée dans la caisse arrière. Ch’z’amoureux ont à peine vieilli et les enfants sont toujours aussi laids. Les quatre aînés, deux bruns, deux roux, maigres ou obèses, louchant, tiquant, mais les deux derniers, qui sont jumeaux, semblent robustes et sains. Ils ont à peu près 10 ans et se ressemblent tellement qu’on croit voir double en les regardant, on les appelle en bloc Maurice et Gaston.
On a à peine le temps de les embrasser que Philippe annonce de nouveau : “Ca roule en bas ! C’est les “de L’Heure !”
Cette fois-ci, dans le même omnibus avec la même grande capote, c’est l’oncle Emile qui conduit toutes les fées du moulin joli avec leur mère. Marie, toujours un peu ébouriffée avec son chapeau de travers, mène par la main Pierre, le dernier né qui n’a que quatre ans et est beau comme un jeune cupidon. Palmyre, Mathilde, Gabrielle et Jeanne sont à présent des jeunes filles, mais Paul a perdu sa grâce d’enfant câlin et rêveur. Elevé au séminaire, il a des manières étriquées, un petit air cafard, on l’a dénaturé.
Avant qu’on ait pu les entendre, voici le troisième équipage : une victoria à deux chevaux. Aurélie en descend, plus ronde que jamais, piaillant et jacassant dans ses atours de soie avec ruches et dentelles. Louise, qui a 25 ans, est une bien jolie blonde aux yeux bleus, avec son nez retroussé et ses bouclettes. Elle a, paraît-il, beaucoup d’admirateurs à Amiens. Les trois garçons sont extraordinairement différents et Jules amuse tout le monde avec sa tête de clown albinos.
Florentin est allé chercher Charles à la gare, ils arrivent les derniers, fraîchement rasés par Christine, la barbière du village, et les enfants réclament des baisers sur leurs joues roses et fraîches.

Il est midi, Hermance avec un beau tablier blanc vient annoncer que le dîner est servi, et l’on se dirige vers la grande salle. Cette pièce ingrate, dont Stéphanie a horreur, prend tout à coup sa véritable signification. A peine meublée, avec ses placards et ses chaises innombrables, elle est très avenant maintenant qu’une table de banquet la remplit toute. Les vieilles armoires, les horloges et les drèches picardes trônent dans les pièces où l’on vit journellement, mais la grande salle, froide et vide, n’est en somme réservée qu’aux dîners de famille. Maman-Mère vient de s’asseoir pour présider la table et sans qu’elle donne la moindre indication chacun gagne la place qu’il doit occuper, par rang d’âge, par familles et le haut bout de la table est réservé aux gosses. Thérèse et Renée se rencontrent avec leurs chers Maurice et Gaston, Marcel et Pierre mangent trop se portent des santés nombreuses et sont bientôt si excités qu’il faut appeler Emeley qui les emmène au lit.

Mais la grande réjouissance est à la cuisine où l’on n’est pas un peu fière de préparer ce grand dîner. Pourtant, par ces jours d’août la rôtisserie est torride, les braises des potagers brûlent la figure et les doigts, mais qu’est cela à côté de la joie des bavardages ! Lorsqu’on pourra pendant de longues soirées raconter ce qu’Hermance et Anna, qui ont servi à table, ont pu apprendre de cette belle famille : les plaisanteries de Monsieur Jules et de Monsieur Valentin, les projets de mariage de ces demoiselles de L’Heure. Dans ce temps-là, on ne connaissait ni cinéma ni radio et c’était gratis, pour les fidèles domestiques, que Maman-Mère se donnait en spectacle au milieu d’une si aimable société.

Après le dîner, tout le monde se trouva réuni sous le vieux noyer où Stéphanie avait installé des bancs confortables. Les jeunes formaient un groupe joyeux. Maman-Mère avait près d’elle ses cinq fils et les cinq dames causaient sans aménité, comme chaque fois qu’on mettait en présence d’Aurélie, quelqu’un qui puisse lui tenir tête et ce jour-là c’était Stéphanie.

– Peuh, fait Aurélie de sa voix pointue, qu’est-ce que c’est que cette nouvelle méthode d’instruire les jeunes filles. Pour être une bonne épouse et une maîtresse de maison exemplaire, il n’en faut pas trop savoir. Regardez chez les Levoir, notre principe est de tout donner à la dot. Aussi, j’ai enlevé ma Louise du Sacré Cœur à 15 ans, aucune dépense pour elle, tout sera mis de côté et malgré de nombreuses demandes, nous pouvons nous montrer difficiles.
– Moi, répondait Stéphanie sur un même ton d’autorité, j’ai un principe tout différent, j’élève mes filles comme si elles devaient un jour gagner leur vie. Je n’épargne rien pour les études et les arts d’agrément.
– Je ferai comme vous, affirma Maria, je n’ai qu’une fille, mais elle passera son brevet et jouera au piano.
– Erreur, laissa tomber Marie, moi sur les conseils de Monsieur l’Abbé, je ferais comme Aurélie, peu d’instruction, mais je prépare des femmes du monde, sachant recevoir, gracieuses, féminines. D’ailleurs la science éloigne de la religion. Pour la dot, mon mari s’en charge.
Alors Olympe, modeste parla à son tour : “Moi, avec mes deux laiderons, je n’ai pas d’ambition, je les aime bien et je leur souhaite un bon mari, comme le mien”.
Aurélie secoua ses fausses boucles d’un air important : “On verra, dit-elle, à qui la vie donnera raison…”.
– En tout cas, fit Stéphanie en riant, j’en connais une à qui la vie a donné raison, regardez-là notre Maman-Mère, avec ses cinq trésors.

En effet, Maman-Mère malgré ses yeux presque éteints avait une figure illuminée de bonheur. Elle tenait dans sa main droite, la main de Landrieu, dans sa main gauche, celle d’Émile et devant elle les genoux tout contre ses genoux, les trois autres étaient assis et elle les interrogeait de sa voix douce sur le ton des confidences :
– Alors Landrieu, comment cela va-t-il chez toi ?
– Moi, répondait Landrieu, ce n’est pas brillant mais on s’en tire. Les études de médecine de Valentin nous ont coûté gros, mais il vient d’être reçu interne des Asiles de la Seine et pourra terminer ses études sans frais. Quant aux autres, ils tacheront de s’en tirer sans nous.
– Et toi Émile ?
– Moi, mère, c’est très bon. J’ai réussi de gros marchés de farine, mon compte en banque s’arrondit et si je peux durer quelques années, mes filles auront une bonne dot. Malheureusement ma santé fléchit.
– Oui mon grand, fit Maman-Mère, depuis ta scarlatine tu as toujours eu les reins délicats. N’oublie pas d’aller voir le Docteur Padieu, à Amiens, il a une grande réputation. Et toi, Anatole, je te trouve le front soucieux ?
– C’est que ma situation est inquiétante, ma bonne Maman.
– Comment toi, le gendre de Monsieur Levoir ?
– Justement, vous savez comme Aurélie est dépensière. Je ne peux pas lui demander de réduire ses domestiques et ses réceptions, alors que mon usine agrandie par les fonds Adam ne me donne pas un sou de bénéfice supplémentaire. J’ai bien peur d’une culbute prochaine et c’est pour mes enfants que je crains le désastre.
– Sois tranquille, répondit Charles avec force, quoiqu’il arrive tes frères sont là.
– Oui, ajouta Émile, le nom de Landrieu doit rester sans tache et nous t’aiderons !
– Et toi, mon Charles, dit Maman-Mère, pour faire diversion. Tu es arrivé ce matin et j’ai à peine eu le temps de t’embrasser.
– Moi, Maman, c’est très brillant, bon bulletin, comme disait Not’Maître ! Mon beau-père et ma belle-mère me confient toute l’affaire du “Dé d’Argent” avec la totalité des bénéfices. Ce qui ne me sourit guère, c’est de changer d’existence, de passer mon temps dans un bureau à dicter le courrier et à tancer des employés, mais mes amis Cognac et Laguionie m’ont promis de m’aider et puis j’aurai une belle chasse aux environs du Havre pour m’évader dans les bois deux fois par semaine.
– Oh ça, fit Maman-Mère en riant, mon Charles ne l’oubliera pas et je crains qu’il n’y mette son cœur plus qu’au bureau et aux opérations de finances. Quant à mon Florentin, je ne l’interroge pas, je le vois à la tâche avec sa Maria qui est une perle économe et travailleuse.
– Peuh, fit Florentin, sans grand enthousiasme, Maman est la plus indulgente des belles-mères ! et se tournant vers les jeunes qui riaient et bavardaient assis sur le gazon : “Hop-là, qui vient avec nous faire la tournée de Papa-Père”.
– Moi, moi, nous, nous répondent des voix multiples.
– Moi, non, fait Aurélie, car je vais aux vêpres.
– Seule alors, dit Charles, car nous emmenons tout le reste aux champs !
On vit Paul se détacher hésitant du groupe des cousins : “Je vais aussi aux vêpres, Monsieur l’Abbé me l’a bien recommandé”.
– Oui, cria Louise, emmenez-le Maman, savez-vous ce qu’il me racontait : ”Je n’ai pas eu de pêches au dessert, laisse-moi t’embrasser pour la remplacer…”.
– Ah, je vois, annonça Jules, c’est Monsieur l’Abbé qui le lui a recommandé !
– Et moi, dit Antoinette timidement, il me murmurait : ”Ton oreille est un coquillage rose, je voudrais le grignoter !“
Et tout le monde reprit en cœur “C’est Monsieur l’Abbé qui le lui a recommandé !”.
– Va, va, lui dit Valentin en le poussant vers tante Aurélie, un peu d’eau bénite sur le pif, nous calmera cet excité !

Toute la famille se mit en route pour la tournée de Papa-Père, itinéraire religieusement suivi : les champs, le Bosquet, les champs, les Hayettes, la montée vers le moulin du haut, le retour par le moulin du bas et le village.
Les cinq frères marchaient devant tenant la main des deux petits, Marcel et Pierre, puis venaient riant et jacassant les vingt petits-enfants de Papa-Père. Thérèse et Renée ne se lassaient pas d’admirer ces deux délicieux phénomènes, Maurice et Gaston. Ils savaient ouvrir les noisettes avec un couteau pointu, attraper les lapins par l’oreille et les petits cochons par la queue, reconnaître une betterave à sucre d’une betterave à vaches. Ils savaient traire, plumer les pigeons et croquer des oignons crus ! Pour le moment, ils venaient d’initier leurs cousines au bain d’avoine : en se jette tête baissée dans les hauts champs d’avoines mûres et l’on court en nageant. Les grains d’avoine vous fouettent les joues, les tiges sont comme une eau dense que l’on fend à coups de bras, mais il fallait surtout se faire invisible pour que l’oncle Florentin ne voie pas qu’on était en train de lui saccager ses récoltes. Ces échappées ont réussi, personne ne les a repérées et Thérèse et Renée d’un air de saintes nitouches, ont repris la file des cousins, qui rentraient au village.

Au jardin, on retrouve Maman-Mère assise et reposée. Dans le silence chaud de cet après-midi d’été, on entend les cantiques lointains de l’église, les coqs qui se répondent dans la cour de la ferme, les canards qui s’appellent sur la grande mare. C’est le moment des visites de la sortie des vêpres. La première qui arrive est Madame d’Antan, la châtelaine du pays qui habite en lisière de la forêt, près d’un bois charmant qu’on appelle “Le Rondel”. Les enfants ne savent pas très bien si cette grande dame est une puissante fée ou la marraine de Cendrillon, tant ils ont pour elle d’admiration silencieuse ! Son bel équipage s’arrête, elle descend en relevant sa traîne et s’appuie sur une haute canne d’incroyable. Elle a une perruque blanche, des mains fines qui distribuent des caresses avec des gestes protecteurs, et quand elle a fini sa visite et remonte dans sa victoria, les jeunes gens s’inclinent, les jeunes filles font la révérence et Marcel et Pierre sont si impressionnés que tous les deux ils sucent leur pouce.
Madame d’Antan vient de partir. Dans un grand fracas de gourmettes et de sabots, son cocher a enlevé ses trotteurs, quand arrive, plus modeste, Ch’tiote la repasseuse et la fille ç Ch’tiote. Ce sont deux artistes renommées qui ont pour ce jour de fête repassé les nappes damassées de la table, les manchettes de dentelle de Maman-Mère et les tabliers des enfants. Toujours à l’affût de petits potins, elles sont trop heureuses du prétexte de cette visite pour apprendre du nouveau sur toute la famille :
– Oh min Dieun ch’ti-lo, ché bien l’ravisé d’Mossieu Émile ? Chés deux qui sont pareils au même comme deux culs d’bouteilles, ché-ty pas ech-jumeaux d’Mossieur Landrieu ?
Elles s’en vont à regret pour laisser la place aux quatre laveuses du baquet avec leurs bonnets neufs et leurs beaux caracos.
– Eh, bonjour Julie, Pauline, Clara, et Zoé, fait Charles qui les a connues à l’école de not’Maître, vous venez-ty co d’perdre vot’temps à ch’l’église ?
– Qué païen, qu’Mossieu Charles, répondent-elles en riant, qué sacré païen !
Puis elles reluquent, de leurs bons yeux pleins d’admiration, toute la famille :
– Qui sint ty bieux tertous, comme on comprend que no’Madame a n’soit mi v’nue à ch’vêpres avec tout ça d’blonds et d’bruns et d’roux que l’bon Dieu lui a envoyé pour fleurir son jardin !
Et le troupeau des quatre du baquet se remet en route avec leurs jambes lourdes et leurs langues légères. Tout ce petit monde de domestiques, en familiarité aimable avec leur vieille maîtresse, ne connaissait d’ailleurs pas l’envie. Étant femmes travailleuses et sobres, elles possédaient chacune une petite maison, un jardin, un petit champ et un ou deux porcs à l’élevage, si bien que jamais misère menaçante ne venait attrister leur vieillesse. Les potins du village suffisaient à leur distraction et les dîners de famille de Maman-Mère, pour les privilégiées qui pouvaient pénétrer dans le jardin, leur fournissaient des semaines de joyeux bavardages.

Quand les visites eurent pris fin, Renée vint chuchoter quelque chose à l’oreille de Maman-Mère, il était question de Maurice et Gaston, qui ne devaient rentrer que très tard chez eux ce soir ! Et pourraient avoir faim.
– Comment, fait Maman-Mère, avoir faim ? Mais vous êtes insatiables ! Ah je devine : Hermance allez à la cave, je vous prie, et rapportez-nous le pâté.
Quelques minutes après, sur un très vieux banc où cinq Landrieu s’étaient assis jadis, il y avait de nouveau sept Landrieu alignés. Ils tenaient dans leurs mains des croûtons de pain de ménage avec un trou plein de pâté et mangeaient avec des petits couteaux ronds ou pointus, que l’on avait tirés des poches. Maman-Mère ne peut plus les voir, mais elle passe ses doigts légers sur des têtes aux cheveux drus ou ébouriffés et elle les compte :
– Deux Landrieu, Un Émile, quatre Charles ! Ils aiment le pâté. Dieu soit loué, ce sont de vrais picards !

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