Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre V : Le moulin de l’Heure
Après quelques pluies, le beau temps de juin revint plein de soleil et de chants d’oiseaux.
– Demain, ma fille, annonça Maman-Mère, nous irons au moulin de “L’Heure”, c’est là qu’Émile habite avec sa famille. Il ne sera pas chez lui, car il est à Paris où il brasse de grandes affaires, mais Marie nous attend pour la fête de Palmyre [2.1]. C’est leur aînée : 11 ans déjà, la chère petite ! Nous passerons par Abbeville pour lui acheter un cadeau et nous irons y déjeuner.
– Florentin et Maria viendront-ils avec nous, demanda Stéphanie ?
– Non, fit Maman-Mère sur un ton de regret, j’en ai à peine parlé que j’ai vu le front de ma belle-fille se charger de nuages, aussi je n’ai pas insisté. Lessive, repassage, à moins que ce ne soit la laine des matelas ou le duvet des oreillers… Une réunion d’enfants c’est comme la lecture, la promenade et l’amour, du temps perdu.
Les belles dames partirent donc, dans leur brillant cabriolet, conduites encore une fois par Athanase. Le trotteur filait vite entre deux rangées de peupliers légèrement inclinés par le vent d’ouest sur la piste luisante de la route d’Abbeville. Il faisait assez frais, Maman-Mère était enveloppée de sa douillette de drap doublée de petit gris et Stéphanie enfouissait sa tête blonde dans une palatine de loutre. En arrivant à Abbeville, Athanase descendit au grand trot la cote de la Justice et Stéphanie en extase disait : “On croirait voler !”.
En ville Maman-Mère connaît tous les fournisseurs et chez l’unique papetier, trouve pour sa petite-fille une boîte de couleurs. “Je ne sais ce qui lui plaît, dit-elle, elle adore peindre et dessiner”. Stéphanie achète un très grand gâteau et le cocher prend la route de “L’Heure”.
– C’est à deux pas d’ici, explique Maman-Mère, vous le voyez, nous rentrons dans le pays des rivières. Autant Canchy est sec avec ses collines et son fond de forêts, autant ces prairies plates sont arrosées. Rivières, fils d’eaux, cascades, tout finit dans les marais à tourbe. Vous entendez déjà le tic-tac du moulin qui se trouve sur un affluent de la Somme. Ah ! Voici le domaine d’Émile, je l’ai hérité d’un oncle Brocquevielle qui avait la manie de l’eau et des jardins.
Devant un vieux manoir, il y avait quatre enfants aux aguets, de 11 à 8 ans. Ils avaient l’air d’avoir le même âge et Marie, toujours un peu ébouriffée mais souriante et gentille, s’avance auprès de la voiture.
– Oh ! le joli cabriolet, dit-elle avec son emphase poétique, Maman-Mère vous arrivez là-dedans comme une fée dans son char enchanté. Regardez, mes enfants, les roues sont comme de grands rubis et la capote est en cuir bleu saphir.
– Maman-fée, Tante-fée, crient les enfants, vite descendez dans nos bras.
Et l’on descendit pendant que les pigeons roucoulaient, que la roue à palette tapait l’eau de son tic-tac régulier et que la chute du torrent grondait au fond de la cour.
– Quel dommage qu’Émile ne soit pas là, dit Maman-Mère, mais nous allons le remplacer. Tante Stéphanie vous apporte deux paquets : un pour Palmyre et un pour la communauté.
– Tante, la fée cadeau, merci. Vite Paul, mets-toi au piano et joue ta composition pour la fête.
Paul, le troisième était un gros garçon de 9 ans, assez empoté et pas beau. Il posa sur le clavier ses doigts courts et joua avec une étonnante douceur une petite pièce qu’il avait composée pour la fête de sa sœur en y ajouta un petit motif qu’il appela : “la ronde de la fée cadeau”. Tout le monde applaudit, et Palmyre vint remercier pour la boîte de peinture qu’elle “aquarelle” comme sa mère et qu’elle appela un arc en ciel en pastilles.
Au moment de se mettre à table, les enfants cherchèrent Monsieur l’Abbé. C’était, expliqua Marie, le nouveau précepteur des enfants.
– Il est parti, dit Palmyre, tant mieux.
– Chut, fit la maman.
– Il veut m’empêcher de faire de la musique, grogna Paul, parce qu’il dit que ce n’est pas agréable à Dieu.
– Et moi, de la peinture, ajouta Palmyre.
– Il nous empêche de jouer, toujours prier, dit Mathilde la dernière.
Mais Gabrielle, une rousse ardente aux yeux verts, reprit d’une voix inspirée :
– Ne les écoutez pas, c’est si beau quand nous sommes tous à genoux à l’heure de la récréation.
– Il y a temps pour tout, répondit Maman-Mère, et moi j’aimerais mieux jouer à la récréation.
Le déjeuner fut très joyeux, la table était un peu en désordre, la cuisine médiocre, mais les enfants vivants et gais, sans timidité, et leur mère menait la conversation avec un bel entrain. L’abbé ne parut toujours pas. Paul qui avait l’air vexé dit tout à coup : “- Je devine pourquoi il n’est pas venu, c’est à cause de la tante “artique”.
– Il a dit hérétique, fit Gabrielle.
– Oui, ajouta Palmyre, il a dit que la nouvelle tante sera brûlée en enfer, mais c’est pas vrai, parce qu’elle m’a donné une si jolie boîte de peinture.
– Alors, c’est moi l’hérétique, fit Stéphanie en riant, c’est parfaitement idiot ce que dit votre abbé, car s’il avait lu les Évangiles, il saurait que Jésus a dit : “Il y aura beaucoup de places dans la maison de mon Père”.
– Bien répondu, dit Maman-Mère avec autorité. Dieu dans sa grande bonté est toute indulgence et puis Papa-Père est au ciel à côté de lui et il saura bien placer ceux qui le mériteront.
Les petiots battirent des mains: “Bravo, on le dira à Monsieur l’Abbé, qu’elle tête il va faire !“
Après le déjeuner, on alla visiter le jardin, un peu vieillot, un peu désordonné mais si joli avec ses mille ruisseaux, ses petits ponts ouvragés, ses chemins d’iris, de violettes et ses plans de fraisiers qui semblaient suivre le fil de l’eau tandis que le tic-tac du moulin et le bruit grondant de la chute mettaient dans l’air une gaieté mouvante. Mais déjà arrivaient de la maison des cascades de notes, c’était Marie qui jouait des valses et des polkas en excellente pianiste et aussitôt les quatre petits se mirent à danser, piano et danse faisant partie du menu quotidien de la famille. Paul, très gentleman, vint inviter la tante Stéphanie et s’extasiait, en la faisant tourner, comme elle sentait bon l’eau de Cologne. Puis quand la danse s’arrêta :
– Oh Tante, fit-il en appuyant gentiment sa tête, comme votre cœur bat, vite Maman laisse-moi le piano, je vais jouer le tic-tac des cœurs et du moulin.
Et il improvisa sur l’heure une petite pièce rythmée dont il essayait d’expliquer la signification :
– Ça c’est le petit cœur de Tante, ça c’est le cœur du gros moulin et voilà tous les deux ils battent ensemble…”
A ce moment la porte s’ouvrit et une silhouette noire avança lentement, alors Paul transforma son rondo léger en de longs accords prolongés en point d’orgue :
– Et ça finit, murmura-t-il, par le sacré cœur de monsieur l’Abbé”.
Une demi-heure après les deux dames causaient tranquillement dans le cabriolet qui les remmenait vers Canchy.
– Comme je comprends Émile, disait Stéphanie, qui préfère habiter ce vieux manoir plutôt qu’une banale maison de ville : le moulin et le jardin sont si jolis. Quant à sa famille, vous pouvez lui écrire que je les trouve tous charmants, ils promettent d’être tous des artistes et Palmyre et Paul sont surprenants.
– Oui, répondit Maman-Mère, mais Marie est une bohème, une tête folle ! Ça chante, ça danse, ça fait conversation avec les fées, mais ses enfants n’apprennent rien de sérieux. Ainsi Paul ne sait pas lire. A 9 ans mes fils étaient pensionnaires au Lycée d’Amiens, c’était dur mais j’en ai fait des hommes.
– Maman-Mère, fit timidement Stéphanie, je ne voudrais pas froisser vos sentiments religieux, mais je n’aime pas cet abbé noir et triste.
– Moi non plus, ma fille, car j’ai horreur des excités qui tracassent les enfants au lieu de les entraîner à la joie. J’en parlerai à Émile mais je vois que dans l’ensemble vous donnez une bonne note à sa famille ?
– Pas seulement une bonne note, répondit Stéphanie, j’adore ce moulin, ses eaux vives et ses enfants artistes, et j’apprécie beaucoup Marie, ses nattes en désordre et ses idées un peu échevelées, elles aussi. Mes deux premières visites en famille m’ont enchantée.
– Gardez-en le goût, fit Maman-Mère avec un petit sourire malicieux, car je ne crois pas que vous preniez même plaisir chez ma troisième belle-fille, Aurélie [x4], née Levoir, la très importante. En tout cas, on vous attend à Amiens la semaine prochaine et il vous est impossible de vous en dispenser.