Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre VIII : Les vacances à Canchy
15 ans après (vers 1882)
Extrait d’une lettre de Stéphanie Landrieu [x5] à une de ses amies
« Mon mari aurait pu naître dans un de ces villages de Picardie comme il y en a tant : secs, ingrats, battus des vents et de pluie, perdus au milieu de plaines immenses, mais par une chance rare, son village, Canchy, est en bordure de la plus belle forêt qu’on puisse voir. On parle beaucoup actuellement de mener les enfants à la mer ou à la montagne l’été, comment n’a-t-on pas pensé à les élever dans les bois ! Je les lâche sans souci de surveillance dans ces vastes taillis, coupés de routes droites et de sentiers tortueux. Ils y vivent des journées entières parmi les arbres, comme des robinsons, des colons, des explorateurs. Ils connaissent les dernières coupes, les clairières et les étangs. Ils savent y trouver les fraises, les cerises, les noisettes et les châtaignes. Ils me reviennent le soir affamés, enchantés et pendant toute la journée la maison est calme et la maman se repose. Après tout, ils suivent la trace de leur père qui, ainsi que ses quatre frères, a été élevé dans cette vaste et belle forêt de Crécy« .
Oui, 15 ans ont passé, Maman-Mère termine sa vie dans sa maison de briques, qui a l’air à présent d’un cottage anglais sous un épais manteau de vigne-vierge. L’allée des marronniers est rose au printemps, verte en été et dorée en automne. Les vignes de la façade, au midi, sont très robustes, mais le raisin n’arrive jamais à mûrir. Ce n’est pas que le soleil leur manque, mais de petites mains gourmandes y grappillent en cachette. Maman-Mère ne sort plus que rarement dans son cabriolet, dont les roues déteintes n’ont plus rien des escarboucles de jadis. Le beau trotteur de Papa-Père est mort et elle doit emprunter un dada à l’écurie de Florentin pour ses courses urgentes à Abbeville. Mais Maman-Mère ne souffre plus de sa solitude, car dès que l’hiver prend fin, elle commence à espérer l’arrivée de la famille Charles. Ils sont six à présent, dont les petits pas martèlent le corridor, six qui viennent s’asseoir autour de son coin de feu pour y écouter ses histoires un peu rabâchées sur son beau mariage, sa haquenée blanche, sur la jeunesse de ses cinq fils et sur ses promenades dans le cabriolet neuf, que ses petits-enfants de L’Heure appelaient “le char de la Fée”.
– Quand je pense, disait-elle à Stéphanie, que j’ai cru perdre Charles quand il s’est marié au Havre et au contraire, grâce à ces mois de vacances, il est plus près de moi que mes autres enfants. Dès que je vois revenir les hirondelles, je commence à vous attendre.
– Oui, ajoutait Maria, cet espoir fait paraître moins long les jours de pluie et de boue de l’hiver. On se dit, bientôt des cris d’enfants dans la cour. Florentin va gronder et rire, toute la petite bande va nous arriver avec l’impossible Anglaise !
– Emeley, répond Maman-Mère, quelle joie pour tout le village ! Depuis 10 ans qu’elle est chez vous, elle n’a jamais pu apprendre le français. Par contre elle enseigne aux petits un de ses baragouins !
– C’est une bonne d’enfants modèle, répond Stéphanie en riant, je la garde car elle est d’une propreté britannique.
C’était en effet chaque année vers la mi-juillet que la famille de Charles, si impatiemment attendue à Canchy, se mettait en route. Quel voyage au long cours représentait alors ce court trajet Le Havre-Abbeville. Il fallait changer quatre fois de train et au passage de l’Ouest dans le Nord reprendre les billets et réenregistrer les bagages et il y avait des billets et des bagages ! Papa, pour ces corvées familiales, était toujours absent sous le prétexte que Stéphanie s’en tirait très bien et qu’Emeley savait mener mieux que personne son troupeau de children. A chaque changement de train, elle casait avec adresse tous les gosses dans des wagons surpeuplés :
– I beg your pardon, murmurait-elle timidement, puis-je mettre la petite enfance dans votre waigon ?
On faisait place de mauvaise grâce à ces trop nombreux bambins et Stéphanie, qui trouvait toujours un moyen d’attendrir le chef de train, inspectait le quai une dernière fois, pour voir si personne n’avait été oublié et montait quand le train démarrait, surveillée à de multiples fenêtres, par les yeux terrorisés de ses enfants qui la croyaient perdue à tout jamais. On arrivait dans l’après-midi au buffet d’Amiens. Les belles pêches en représentation dans les compotiers y étaient encore, mais était-ce le souvenir de l’indignation de Maria, quand elle avait fait la folie d’en manger deux en les payant 10 sous chaque, jamais Stéphanie n’en acheta.
– Elles sont trop froides, disait-elle avec une grande conviction, et elles ne sont là que pour les fous et les Anglais.
La famille Landrieu, devait plus tard engloutir des millions, mais ces pêches à 10 sous restèrent toujours un luxe inaccessible.
La locomotive du Nord, qui sifflait en contralto, emplissait de joie le cœur des voyageurs. Le train nouveau vous berçait en hamac et une heure après le départ vous débarquait sur le quai d’Abbeville. Tout le personnel de la gare connaissait les enfants et les voies chantantes de la Somme, familières et aimables, demandaient des nouvelles de Monsieur Charles ?
– Et alors, i sint devenus bieux ch’tiots minets depuis ch’l’année passée ? Et ch’l’anglaise elle est ty co leu bonne ?
Le cocher Osias attendait dans un omnibus bien attelé, empilait les gosses à l’arrière, faisait monter Madame Charles à l’avant et l’on commençait à grimper la côte de la Justice. Elle est longue et raide cette côte et l’on s’endort pour se réveiller dans les bras de l’oncle Florentin, de tante Maria et de cousine Antoinette. Maman-Mère est déjà couchée, aussi on dîne à la ferme, dans la grande cuisine où brûle un bon feu quoiqu’on soit en juillet. La soupe est exquise et les pêches dans les compotiers ne sont ni froides ni réservées. Tout le monde est bien fatigué, les yeux clignotent, alors pour réveiller la marmaille, l’oncle Florentin réclame les histoires du voyage, il y en a toujours, elles sont ou tragiques ou amusantes, mais toujours nouvelles. Philippe avait un jour oublié sa cage à serins sur le quai de Monterollier-Buchy et voulait sauter par la fenêtre, quand un employé complaisant avait attrapé la cage et la lui avait passée en courant aussi vite que le train. Une autre fois Thérèse avait oublié un paquet de couvertures de voyage dans un compartiment et l’avait retrouvé dans les bras d’une méchante femme à la gare d’Amiens. Il y avait encore l’histoire de Maman avec un gros campagnard qui lui avait demandé poliment : « Ma p’tite dame la feumée d’tabac, al vous dérange pas ? » Maman avait répondu avec un sourire languissant : « Oui, Monsieur, dans ce compartiment étroit et fermé cela m’écœure ! ». « Alors, avait continué le bonhomme, faudra descendre à la prochaine estation parce que j’m’en vais allumer ma pipe ». Une histoire, qui avait un succès toujours renouvelé, était arrivée à Madeleine et à Philippe en compagnie d’une grosse dame trop gourmande. Elle était montée à Clerc, avec un panier plein de cerises et d’abricots, avait tout mangé voracement sous le nez des enfants sans leur en offrir même un noyau. Une heure après elle avait commencé à se tordre dans d’affreuses coliques. Elle poussait de petits cris et gémissait : « Ah mon Dieu, j’attendrai jamais jusqu’à la prochaine gare ! ». Dans ce temps-là, il n’y avait ni couloir ni commodités… et elle redisait : « Ah mon Dieu, la prochaine gare ou sans ça, ça part, ça part ! ». Maman trouvait cette histoire très inconvenante, mais des années durant, cette petite phrase: « ça part, ça part » suffisait à faire pouffer de rire toute la maisonnée.
Enfin la journée est finie, les six petits lits bien bassinés par Mélie attendent les enfants et l’on s’endort à bout de fatigue.
C’est le réveil qui est l’instant le plus beau, on entend d’abord les coqs. Où est-on ? A Canchy ! Voici la cloche de l’oncle Florentin, les fléaux commencent à battre dans les granges, deuxième cloche, la sortie des chevaux, hennissements et bruits de fers sur les pavés. Troisième cloche, le piétinement des vaches que l’on mène aux pâtures, elles meuglent et se répondent, puis ce sont les sabots multiples des moutons qui font sur le chemin un bruit de grêle pressée avec les bées-bées des brebis. Alors on n’y tient plus et l’on se hisse à la fenêtre pour ne rien voir que les branches, les feuilles touffues du jardin de Maman-Mère. « Vite Emeley, crie-t-on, voulez-vous nous washer, pour qu’on puisse descendre bien vite, le breakfast doit être ready ».
Après le déjeuner, on va rejoindre Maman-Mère qui les attend sur son perron au soleil. Elle a peu changé la tendre aïeule, toujours son beau teint blanc et rose, ses cheveux blancs mousseux, mais ses pauvres yeux obscurcis par une double cataracte ne voient presque plus. C’est avec des mains légères qu’elle va reconnaître un à un ses six petits-enfants alignés devant elle :
– Voilà, dit-elle, Madeleine et Suzanne, comme elles ont grandi, 14 et 13 ans n’est-ce pas ? Elles ont de longues nattes. Ah voilà une tête tondue, c’est Philippe 11 ans, puis deux filles encore 9 et 7 ans Thérèse et Renée. Est-ce que Thérèse me ressemble toujours autant ? Et Renée a-t-elle encore sa toison de cheveux dorés ? Ah voici Marcel le dernier 5 ans je crois ? Il a de bonnes joues pleines et des cils qui me piquent les doigts. Vous comprenez, mes petits, que je sens tout cela mais que je ne le vois plus. Je vais savoir par votre Maman qui a été sage, qui a bien travaillé, et en attendant nous allons faire une petite distribution de bonbons.
C’était toujours ainsi que commençait le séjour à Canchy, par cette audience en plein air, sur le perron plein de roses avec des marches très commodes pour s’asseoir. Quel changement de décor, quand on venait de quitter une grande ville, une maison étroite, des écoles surpeuplées, de se trouver tout à coup autour de cette douce aïeule dans un grand jardin, avec la liberté dans la campagne comme perspective. Cette surprise, tous les ans renouvelée, faisait penser à ces pièces de théâtre à grand spectacle où en un tour de manivelle on se trouve transporté d’une cabane dans un grand palais enchanté.
Antoinette, la fille unique de Florentin et de Maria, arrivait à son tour. C’était une grande gosse de 13 ans que les grandes adoraient, elle s’asseyait sur le rebord du balcon et demandait elle aussi un bonbon.
Alors on voyait apparaître la tête ébouriffée d’Emeley :
– Enfance, enfance, come along pour le prière.
– Eh bien, disait Maman-Mère, nous allons tous dire « le prière » ici.
On se mettait à genoux sur les marches, Emeley donnait le signal et ensemble on récitait Notre Père. Antoinette très sérieuse demandait alors à Madeleine : »
– Nous disons vous au Bon Dieu, vous dites tu, comment qu’elle dit Emeley ?
– Elle dit Thou, répondait Madeleine.
– Zaou, oh bien alors, zaou au Bon Dieu, ça c’est le comble !, faisait Antoinette scandalisée. Puis elle se remettait à genoux : “J’ai pas fini, je dois encore dire “Je vous salue Marie”“.
– Qu’est-ce qu’elle marmotte ? demandait le gros Marcel. Et Philippe répondait d’un air assuré : ”Elle perd son temps”.
C’était le moment de courir vers la ferme, pour tout revoir, tout apprendre de ce qui s’était passé depuis l’an dernier. Les domestiques qui ne changeaient pas étaient des amis, les animaux des personnages intéressants et l’on ne manquait jamais une longue visite à la cour aux cochons dont la mauvais éducation faisait la joie des garçons, alors qu’Emeley était si sévère sur la tenue à table. La grande barrière s’ouvrait alors et lâchée en plein champs, la folle bande prenait sa course et ne rentrait que pour le déjeuner de midi.
Pendant ce temps, Stéphanie ayant à peu près rangé les armoires allait à son tour s’asseoir auprès de Maman-Mère sur le perron ensoleillé et lui racontait en détails ce qui s’était passé pendant l’année. Mon Dieu, l’histoire des enfants n’était pas compliquée, dans ce temps où l’on ne parlait guère d’orientation professionnelle. Tous les six savaient lire à 5 ans, jouer un morceau au piano à 8 ans et parler un vague anglais grâce à la nurse vigilante, mais un peu toquée. Les grandes allaient entrer en pension à Paris, cette pension où leur mère avait été élevée et les quatre derniers continueraient leurs études aux deux lycées du Havre. On passait alors aux nouvelles de la famille Letellier. Le père Letellier fatigué de ses voyages restait volontiers dans son beau pavillon et venait de se faire élire conseiller municipal avec de plus hautes ambitions en perspective. Madame Letellier parlait de se retirer et laisserait sa maison de commerce, en gérance, avec Charles comme directeur.
La guerre de 70 avait été un premier pactole et depuis ce temps les bénéfices étaient en hausse continuelle. De ce côté-là tout était brillant, mais on avait de gros soucis au sujet du frère Edouard, qui après sa licence en droit avait cessé tout travail et menait à Paris une vie de noce et de boisons, gaspillant là tout l’or, dont son indulgente mère emplissait ses poches. Stéphanie avait les yeux pleins de larmes. Maman-Mère s’attendrissait, mais on entendait des cris, des rires, des petits pas pressés, c’étaient les enfants qui rentraient, menés par l’oncle Florentin qui, comme un bon géant tenait par la main le petit Marcel. Que d’histoires déjà à raconter au retour, on avait rencontré Tanase qui les avaient tous installés à califourchon sur ses chevaux de labour et comme au cirque Suzanne avait essayé de se tenir debout sur la croupe de la vieille jument, comme le jockey d’Epsom
Alors on entendait la voix d’Emeley qui criait : “Enfance, enfance, just the time, venez mange !“.
Extrait d’une lettre de Thérèse (9 ans) à une amie du Havre:
« Nous sommes arrivés au pays des vacances. Ici c’est toujours l’été, c’est drôle, n’est-ce pas, c’est comme un nouveau continent où les moissons sont toujours dorées et les fruits toujours mûrs. Ce n’est pas comme au Havre où il y a des tempêtes et de vilains jours d’hiver. On ne porte jamais de chapeaux ni de gants pour sortir. Emeley veut nous empêcher d’aller à la ferme parce qu’elle trouve que c’est une school de bad manières. Philippe a appris à jurer avec les laboureurs et il dit : ”nom d’un harnu”, ce qui est bien plus drôle que de dire “nom d’un tonnerre” et Marcel trouve les petits cochons si mignons qu’il essaye de manger sa soupe avec sa langue en mettant ses doigts dans son assiette. Je voudrais bien que mes amies du Havre puissent venir ici, car les bois et les champs c’est bien plus amusant que la mer. Comme on joue bien dans les arbres, et mes frères font la bataille de Poitiers dans la forêt de Crécy. Philippe est Jean le Bon et Marcel lui crie : « Mon père, gardez-vous à droite, gardez-vous à gauche » pendant que nous les attaquons comme les Anglais. Emeley se fâche et dit que jamais les Anglais n’ont couru comme ça après un Jambon ! ».