Paul et Jeanne de L’Heure – destins tragiques

Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre XVII : Paul et Jeanne de L’Heure

Deux fois encore Jeanne avait été demoiselle d’honneur, deux fois encore Paul avait chiffonné des rubans et garni des tables de mariage. Il passait d’une jeune fille à une jeune femme avec des compliments charmants. A la soirée du Havre, il avait su remplacer l’orchestre, joué des airs entraînants pendant que Jeanne coquetait et dansait avec les jeunes invités de Rouen.
– Des papillons, faisait tante Stéphanie, vraiment à eux deux ils embellissent une soirée.
– Des mondains nés, comme disait Maman-Mère, ajoutait tante Maria.

L’hiver qui suivit fut à Abbeville extrêmement brillant. Jeanne, très recherchée, fut de toutes les fêtes et ses lettres enchantaient ses jeunes cousines. Elle avait conduit un cotillon avec des cadeaux de prix, elle avait assisté à un bal rose et patiné à une fête de nuit sur la glace. Il était souvent question d’un officier de cavalerie… Hélas, il partit pour l’Algérie sans se déclarer. Paul accompagnait sa sœur partout et les oncles et tuteurs commençaient à s’inquiéter au sujet de ce grand garçon, trop choyé, qui ne se décidait pour aucune carrière.

L’année d’après Jeanne sembla désabusée, elle avait 25 ans et ne comptait plus ses espoirs déçus. Elle avait espéré le cousin Gustave, le frère du notaire d’Antoinette, deux ou trois officiers, enfin un jeune docteur, qui soignait sa mère à Abbeville, sembla s’attacher à elle. Plusieurs fois il lui fit des confidences, lui ouvrit son cœur plein de foi et d’amour du prochain, puis brusquement lui apprit que Dieu l’appelait et qu’il se faisait moine. Le coup fut très dur pour Jeanne, qui par amour pour ce prochain, avait renoncé aux bals et aux plaisirs mondains.

Très peu après la famille apprenait, avec stupeur, que Jeanne entrait au couvent et que Paul se dirigeait vers le grand séminaire. Paul curé et Jeanne bonne sœur, personne ne pouvait y croire et l’oncle Charles et l’oncle Florentin entrèrent dans une belle fureur :
– C’est une honte, criait Charles. Paul est un paresseux et un sauteur, Jeanne mérite une douche, elle est mieux faite pour le foyer de l’Opéra que pour le couvent.
– Charles n‘est qu‘un athée et un républicain, répondaient les belles-sœurs.
– Si mon pauvre Émile était là, répondait Charles, il empêcherait ses enfants de faire cette bêtise. Vous reconnaîtrez vous-même que je n’ai rien fait pour retenir Gabrielle qui avait une vrai vocation, mais ces deux-là, plaisanterie.
Marie pleurait, elle avait le cœur meurtri par cette dérobade de ses deux brillants sujets pour lesquels elle avait rêvé prince charmant et princesse amoureuse.
– C’est la faute de Monsieur l’Abbé, soupirait-elle.

Paul fit trois ans à St-Sulpice, reparut assez gras, soigné, avec de belles soutanes et des souliers fins. Il avait appris les gestes onctueux qui allaient bien avec ses gros doigts courts, il ne jouait plus que de l’orgue. Nommé vicaire à Amiens, il eut un succès fou auprès de ses pénitentes, fit quelques sermons remarqués. On lui prédisait une brillante ascension, quand un scandale éclata. Paul arriva en civil, ayant jeté, dit-il, sa soutane à la Somme et criant à qui voulait l’entendre :
– Ne me parlez plus de ces mômeries, de ces chuchotages de sacristie ! Vivre en contact permanent avec des femmes et faire vœu de chasteté, c’est une torture au-dessus de mes forces.

Paul partit en voyage, pendant longtemps on n’entendit plus parler de lui, puis on apprit un jour qu’on l’avait retrouvé mourant de faim en Algérie. Un couvent le recueillit, il y mourut tout jeune, repenti et en odeur de sainteté… mais aucun témoin n’était là pour le confirmer.

Pour Jeanne ce fut encore plus cruel, si possible. Elle entra aux petites sœurs de l’Assomption, versa sa dot et pendant deux ans fut perdue pour les siens. Passé ce délai, sa mère confiait, en soupirant, qu’elle avait bien envie de la reprendre, car elle avait du mal à s’y faire. Elle prononça ses vœux à regret, dit-elle, et puis il y avait cette fameuse dot qu’on ne rendait pas, paraît-il ! Quelques cousins la rencontrèrent dans les rues de Paris, où elle quêtait la nourriture de la communauté. Ce n’était ni facile ni agréable de traîner un lourd panier plein de déchets, souvent malodorants. Alors qu’on s’était habitué à rencontrer Gabrielle en cornette fraîche et pleine d’entrain pour sa vie de travail et de sacrifice, Jeanne amaigrie avait l’air d’une ombre rancunière.
– Je ne mange plus, disait-elle, la viande est passée, les fruits sont pourris, ah je rêve d’un œuf frais et d’un artichaut tendre.

Un jour, on apprit que Jeanne était très malade : une granule aiguë devait l’emporter en trois mois. Toutes ses cousines accoururent à son chevet. On ne manquait pas de lui offrir des consolations pieuses et de lui parler du paradis qui l’attendait en récompense d’une vie de renoncement… Elle ne répondait pas, détournait la tête, serrait les dents et les yeux pleins de larmes, elle suppliait : ”Ne me parlez plus du couvent, vite racontez-moi ce qui se passe dans la famille et en Picardie. Alors Suzanne a déjà deux fils ? Maurice et Gaston sont en train de réussir ? Tante Stéphanie les a bien épaulés. Comment vont Thérèse et Renée. Tous vont se marier, que c’est beau tous ces foyers qui se fondent et ces petits Landrieu qui vont naître. Et le moulin de L’Heure, parlez-moi des petits ponts sur les ruisseaux clairs ? Je suis sûre que je dormirais mieux si je pouvais entendre de nouveau le tic-tac assourdi qui nous berçait, quand nous étions enfants. Oh ! la noce d’Antoinette, ma robe rose et la grande ceinture de moire qui me suivait en dansant…”.
La cloche du couvent sonnait alors pour marquer la fin des visites. On se levait pour partir :
– Restez encore, faisait-elle, je vous en supplie, et parlez beaucoup et fort pour que je n’entende plus cette affreuse cloche, mauvaise et impérieuse, qui vous brise le cœur et la santé.

Jeanne mourut, un matin, en révoltée, repoussant tout, prêtres, religieuses, sacrements et murmurant, hallucinée par la fièvre : ”Tic-tac, c’est la roue qui tape, danser le cotillon, mon oncle Charles avait raison !”.
Jeanne eut pour ses funérailles une messe magnifique, chantée en plein chant par deux cents voix de nonnes. Le prêtre fit un très beau sermon sur les étapes de sa vie religieuse, sur l’élévation de sa fin exemplaire ; mais les cinquante cousins ne l’écoutaient guère, car cette forme blanche couchée parmi les fleurs immaculées, ce n’était pas, non pas du tout, Jeanne de L’Heure, la jolie mondaine, le paillon né pour plaire, aimer, danser et qui décidément n’avait pas eu de chance.

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