Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre VII : Projet d’avenir
Les journées de juillet devenaient tièdes et, désertant le coin du feu, Maman-Mère et Stéphanie prenaient l’habitude de s’asseoir en plein air, sous un gros noyer au milieu d’une pelouse ronde. Maria, qui s’apprivoisait de plus en plus, venait souvent les rejoindre pendant que Florentin était aux champs. Toutes trois bavardaient gaiement faisant de nombreux projets d’avenir.
– Comme j’aime votre jardin, Maman-Mère, disait Stéphanie, mais la maison est trop neuve et vos grilles trop nues. Il faudrait y mettre un peu de fantaisie. Sur vos briques, je ferais pousser des vignes-vierges comme sur les cottages anglais et tout le long de la clôture, je planterais une allée de marronniers comme dans les parcs de Paris, ça fleurit au printemps, c’est une pluie d’or à l’automne.
– Sur la façade du midi, ajoutait Maria, vous pourriez faire grimper des vignes, le raisin mûrit quand les étés sont chauds et il est très mangeable.
– Je vous obéirai, répondait Maman-Mère.
– Mais, puisque Stéphanie aime tant notre village, pourquoi n’y construirait-elle pas une petite maison d’été ? ajouta timidement Maria.
C’était tout à coup si affectueux que les deux autres se regardèrent avec surprise :
– Bonne idée, s’écria Maman-Mère, il faudra que j’en parle à Charles quand il viendra nous enlever notre fille.
Stéphanie sourit, consentante et ravie.
– Je m’étonne un peu, continua Maman-Mère, que née dans une belle ville comme le Havre, vous ayez de l’attirance pour notre ingrate Picardie ! Comment, venant d’une si importante famille, prenez-vous intérêt à notre lignée paysanne ?
– Votre famille, répondit Stéphanie, mais c’est justement ce qui m’attire, car je n’ai jamais eu de famille ! Mon père Monsieur Letellier est, vous le savez, un grand armateur et un voyageur continuel : il est aux Indes ou en Amérique, reprend pied au Havre, pour quelques mois, et repart sur un de ses nombreux bateaux, il nous connaît à peine. Quant à ma mère, ouvrez son cœur, vous y trouverez écrit en lettres d’or, comme sur la façade de ses vastes magasins, « Dé d’Argent ». C’est le nom de la petite mercerie qu’elle a fondé à 20 ans, toute seule avec l’aide de son pasteur et de la communauté protestante. Elle s’est révélée si bonne commerçante qu’elle possède à présent le plus grand magasin de nouveautés du Havre, avec cent cinquante employés, dont elle est l’unique propriétaire. Son mariage, vers 35 ans, avec Jean-Édouard Letellier n’a été qu’un épisode de sa vie commerciale. Ma naissance et celle de mon frère un inutile tracas. On nous a mis en nourrice d’abord, puis en pension à Paris. Nous en sommes sortis, pour nous retrouver dans une splendide maison neuve, complètement vide, où nous avons essayé de simuler une famille. Très attaché l’un à l’autre, ne connaissant personne, nous n’avions comme distraction que de nous évader vers la Suisse, l’Angleterre ou l’Italie. C’est comme cela que j’ai tant voyagé. Mon mariage a été un crève-cœur pour mon frère et j’en suis bien inquiète. Il fait la noce à Paris, il a de mauvais amis, ma mère au lieu de le surveiller, lui bourre les poches de louis d’or. C’était un brillant sujet mais j’ai de grandes craintes pour son avenir. Enfin pour le moment, il est en Amérique et voici sa dernière photo, quelle rareté ! devant les chutes du Niagara.
– C’est beau, les voyages, fit Maman-Mère rêveuse, ce qu’on apprend vous sert toute la vie. Moi, je suis née en Ponthieu et les plus grandes randonnées ont été le Marquenterre, le Vimeu et le Santerre, c’est vous dire que je n’ai jamais dépassé les limites de la Picardie. Ah ! si, pour votre mariage, j’ai été au Havre et je suis revenu par Paris.
Quand Charles arriva ce fut avec une grande joie qu’il donna son assentiment à la construction d’une aile adjointe à la maison de Maman-Mère. L’architecte n’en fit pas quelque chose de très beau, mais Charles voyait grand. On ajouta donc six pièces donnant sur un long corridor et, au premier étage, six chambres mansardées. La nouvelle maison s’ouvrait sur la pelouse au gros noyer par un perron pareil à celui de Maman-Mère et comme lui tout enguirlandé de roses. Des communs, aussi grands que la maison, emplirent le fond du jardin, écuries, buanderies, bûcher. Selon le goût Landrieu, beaucoup de briques et peu d’imagination.
C’est ainsi que, par le caprice d’une jeune mariée éprise de nouveautés, toute une famille fut déviée de sa destinée première, car les enfants de Charles qui auraient dû vivre en bons Normands dans la grande cité où ils naquirent, n’eurent dès leur enfance qu’un pôle d’attirance, Canchy, avec une série de lumières radieuses : l’aïeule Maman-Mère, les oncles, les cousins et dans leur petite cervelle qui s’éveillait, des mots magiques : Forêt de Crécy, Moulin de L’Heure, dunes de la Vierge.