Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre XVI :Prospérité
Le mariage de Madeleine s’annonçait très beau. Madame Letellier prêtait son admirable pavillon qui, vide et froid maintenant qu’une veuve solitaire l’habitait, devenait un décor rêvé pour une grande réception. Les trois salons et le jardin d’hiver faisaient une grande salle de bal, le fumoir servait de buffet et l’orchestre dans la cage d’escalier emplissait la maison de ses flonflons et des trilles de la petite flûte.
Le cortège avait été composé par Madeleine et Suzanne et il s’était trouvé qu’une demoiselle d’honneur manquait. Madeleine, tout en grignotant son crayon, avait dit : “Il me faut absolument une demoiselle d’honneur numéro 6. Pourquoi pas Gabrielle Saglier ?”.
– Tu n’y penses pas, avait répondu Suzanne, je ne l’aimais pas du tout à la pension, elle était fausse et chipait dans les pupitres.
– Je crois qu’elle n’était pas riche, répondit Madeleine, aussi pour la mettre à l’aise je vais lui offrir sa robe de cortège, car j’ai absolument besoin d’une sixième demoiselle d’honneur.
L’invitation fut acceptée avec joie, et parmi les jeunes filles qui suivaient la jolie mariée de 18 ans, on compta une parisienne brune aux beaux yeux, aux hanches épaisses qui regardait, avec une envie mal dissimulée, la splendide maison, le jardin où défilaient les équipages et estimait chacun d’un coup d’œil savant. Elle était accompagnée d’une vieille mère qui semblait n’avoir comme fonction que de verser le miel et les flatteries à bout portant. Si bien que tous ces innocents ne purent résister à la joie de se savoir beaux, intelligents et les reste… Quand les gosses, en riant, se confiaient les dernières flatteries de la dame.
– Je la crois sincère, faisait Madame Letellier, qui sans doute avait eu sa part de savantes cajoleries et y avait mordu.
La noce de Madeleine, malgré tout son luxe, fut bien moins amusante que celle d’Antoinette. Le marié, beau garçon, était sombre et froid. Une quantité de jeunes docteurs de Rouen l’accompagnaient, le menu fut donc très recherché, la danse très guindée et la joyeuse famille un peu perdue parmi tous ces étrangers.
On reconnut que Madame Letellier avait très bien fait les choses, aidée par son fils Édouard qui mieux qu’un autre s’entendait à la dépense. Édouard à ce moment n’avait que 40 ans, mais il faisait vieux monsieur, avec un gros ventre, des traits empâtés et un teint cramoisi qu’il devait à de trop nombreuses libations.
– Quel est ce gros bonhomme, demanda Gabrielle à Suzanne ?
– Mon oncle, le frère de Maman, répondit Suzanne.
– Le fils unique de Madame Letellier, fit-elle subitement intéressée. Et elle alla, roulant des hanches et les cils en mouvement, se faire présenter au fils Letellier.
Ce qu’elle avait machiné dans sa petite tête, avec le secours de Madame sa mère, se réalisa. La bonne femme fit amitié avec Madame Letellier, pour finir par lui avouer que sa fille était conquise par cet homme remarquable et sérieux qu’était le fils Letellier. Les autres ne furent pas aussi crédules, mais virent là un moyen presque providentiel d’arracher un homme à moitié perdu à sa société habituelle de poivrots. Édouard, malgré la jeunesse et la beauté d’almée de la demoiselle, était peu emballé, mais il se laissa persuader par sa mère et sa sœur et six mois après une autre noce, encore plus dorée avait lieu à Paris. La fiancée, si modeste, se révélait tout-à-coup folle de bijoux et de bibelots rares et l’oncle Édouard y alla d’une corbeille avec rivière de diamants, bracelets de rubis et solitaires en bouchons de carafe.
Les gens ne cachaient pas leur dégoût de voir cette jolie fille de 20 ans épouser ce quadragénaire à gros bedon, plein de couperose et l’œil aviné. Mais la mère et les frères Saglier semblaient au comble de la joie. La maison de ce commerce Saglier se composait alors d’un atelier miteux au fond d’une cour rue d’Enghien. Faux or et faux argent, il en sortait des bijoux de pacotille, des théières en faux Christofle, des cafetières en faux métal anglais.
Puis le mariage de Suzanne eut lieu à son tour, cette fois-là ce fut tout l’héritage de “ma cousine Clémentine” que Gustave Padieu offrit à sa fiancée. Cela semblait un épisode d’un des contes de fée de la tante Marie. Alors, le Prince la mena dans un palais magique, où les vieux meubles magnifiques formaient des allées et leurs portes et leurs tiroirs s’ouvraient pour déverser des fourrures, des colliers, des bagues. Tout était somptueux, les cuisines, les greniers, les écuries… Malheureusement tout cela tombait mal, car Suzanne n’aimait ni les parures ni les bijoux, mais il fallait voir les yeux d’envie et le rictus hargneux des autres Saglier au complet.
Le jour des noces, on rit beaucoup de ce que les enfants appelèrent la tragédie des trois cochers ! Alphonse, à Madame Letellier, aurait bien voulu, dans son coupé de louage, conduire les mariés à l’église. Arthur, à Monsieur Landrieu, avait décoré vieux coupé pour emmener les mariés après la cérémonie. Mais au moment où on s’y attendait le moins, l’équipage Padieu, arrivé par un train de nuit, s’avança, chevaux fringants menés par un cocher de grande maison. Il enleva les mariés en laissant tomber sur Alphonse et Arthur un regard en coin, aussi dédaigneux qu’amusé.
Tous ces événements firent un peu perdre la tête à la famille Charles, qui jusque-là avait mené une vie confortable, mais ne dépassant pas les bénéfices d’une maison de commerce en plein rapport. Stéphanie fut la première à se laisser entraîner, on déménagea de la vieille maison de l’impasse St-Michel, pour prendre un pavillon Boulevard François 1er que la famille Félix Faure venait de quitter. Dépenses de maison, voyages à Paris, on doubla les domestiques pour être prêts à recevoir ces gendres somptueux. Charles, qui s’était contenté d’une action dans une société de chasse, loua pour lui et ses invités deux chasses coûteuses. Philippe, toujours un peu hargneux contre la société bourgeoise, se lançait dans des œuvres philanthropiques qu’il aidait de beaucoup d’argent, sans compter. Thérèse et Renée faisaient des voyages coûteux et des séjours à l’étranger. On ne paraissait à Canchy que pour la saison des chasses. Alors grands dîners, réceptions, maison pleine : les factures s’accumulaient jusqu’à l’arrivée de Charles, qui payait en riant. Gustave Padieu arriva un jour avec une auto rouge, marque Richard, qui faisait se cabrer les chevaux et les vaches sur les grandes routes. Tous y prirent le goût des grandes envolées. Ah qu’on était loin des promenades dans Le Rondel, des huttes de robinsons et de la lecture recueillie dans les arbres.
Thérèse fut demandée en mariage par un avocat greffier au Havre, Renée par le frère du notaire d’Antoinette. Les aînées leur avaient montré le chemin des placements inespérés.
En fin d’année, le caissier de Monsieur Landrieu arriva la mine grave. Les bénéfices baissaient avec une rapidité inquiétante ? Cinquante mille seulement cette année. Les grands magasins de Paris avaient envoyé des catalogues tentateurs et l’on venait d’installer au Havre et à Rouen des grands bazars.
– Bah, fit Monsieur Landrieu, une année brillante, une année médiocre, ça s’est vu plusieurs fois, et vous n’allez pas nous comparer avec ces bazars de pacotille. Puis il partit à la chasse, où il avait une grande battue de sangliers.
Plus grave encore semblaient les affaires de Madame Letellier. Le notaire de famille était venu plusieurs fois prévenir que l’on vendait à tour de bras l’héritage de Monsieur Letellier : six fermes et deux grands immeubles venaient d’être cédés en un an!
– Bah, répondit encore Monsieur Landrieu, ma belle-mère a toujours bien mené ses placements, elle a la tête solide, je n’ai aucune raison de m’en méfier.
Et la vie magnifique continuait. Pourtant quand Maria venait s’asseoir sous le gros noyer y retrouver Stéphanie, bien fatiguée, pendant que ses enfants dispersés couraient les routes en auto, à cheval ou à bicyclette, elle se permettait de demander, avec un peu d’anxiété, si l’avenir n’était pas un peu menaçant pour des jeunes si avides de plaisirs et si gâtés.
– Ne vous souciez pas, Maria, répondait Stéphanie, je n’ai rien épargné pour l’instruction de mes filles et de mes garçons, ils ont tous leurs diplômes et sauront se débrouiller si tous mes espoirs ne se réalisent pas. Oui, je suis un peu faible, mais j’ai eu moi-même une jeunesse solitaire et délaissée et je suis trop heureuse de voir mes grands et les petits, choyés par la famille et entourés d’amis nombreux. Ils auront au moins ce qui m’a tant manqué, le souvenir d’une jeunesse riche et gaie.