Une soirée à l’opéra – la Picardie en goguette à Paris

Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre XII : Une soirée à l’opéra

Si Aurélie fut d’une ingratitude noire vis à vis de la famille, il n’en fut pas de même du côté des créanciers. Remboursés jusqu’au dernier sou, alors qu’ils s’étaient attendus à accepter un concordat, ils proclamèrent bien haut l’honorabilité de cette parfaite famille et l’on ne cacha pas son mépris pour le banquier louche, qui avait entraîné son co-associé dans une sale affaire, dont il se tirait lui au mieux avec une usine qui, momentanément ralentie, pouvait être pleine d’avenir.

Mais, si dans la famille, on plaignait Landrieu, le moins fortuné et Florentin dont le ménage était troublé par la rancune de Maria. On s’habitua comme à une chose naturelle à la générosité d’Émile et de Charles se privant d’un trait de plume de deux cent cinquante mille francs, alors qu’ils avaient chacun six enfants, c’est que tous deux faisaient de très brillantes affaires. Émile en une seule année, venait de gagner sur ses marchés de farine, “la dot de ma fille aînée”, disait-il en riant, et Charles, par la mort de Monsieur Letellier se trouvait devant des espérances considérables. La succession se montait à plusieurs millions en immeubles, fermes et prairies, sans compter une flottille de bateaux et les comptoirs des Indes et du Canada. Ce fut une agréable surprise, mais agrémentée d’une autre, moins plaisante. Comme l’on se défiait du gendre, trop généreux et médiocre financier, c’est Madame Letellier seule qui héritait de son mari pour donner à Charles le temps de s’assagir.

Personne ne se doutait en voyant la vie simple et austère que menait le vieux couple, dans son pavillon trop neuf de la rue d’Etretat, qu’un tel flot d’or allait submerger la survivante. Pourtant c’était le résultat d’une association de travail et d’économie, tandis que tous deux avaient montré dans leur jeunesse un esprit d’entreprise qui régnait alors dans le vieux Havre du milieu du XIXème siècle. La fille et le fils admirèrent leurs vieux parents, sans les critiquer, mais il est évident que la perspective d’un avenir si doré amena quelques changements dans le train de vie de Stéphanie et d’Édouard. Ce dernier en profita pour redoubler noce et boisson dans une vie de luxe à Paris, au grand désespoir de sa sœur, mais sa mère toujours aveugle et passionnée payait ses dettes et remplissait à nouveau son portefeuille. Chez les Charles, la maison de Canchy fut refaite à neuf. La grande salle s’ouvrit à la vie journalière sous le nom de “hall picard”, avec une cheminée monumentale, copiée au Musée Boucher de Perthes, à Abbeville et un paysagiste vint dessiner un parc, en faisant sauter deux chaumières.

Stéphanie était restée assez délicate et l’on conseillait des consultations et des traitements à Paris. Le frère Édouard glissa une grosse somme dans la poche de sa sœur, pour qu’elle pût faire un séjour dans la capitale. Elle loua un gentil appartement, Place de la Madeleine, et comme il comprenait aussi une chambre d’amis, la Picardie invitée ne se fit pas prier pour y venir faire quelques visites prolongées.
Les jeunes filles du moulin de L’Heure y arrivèrent à leur tour, pleines d’entrain et d’enthousiasme. Elles ne furent pas du tout dépaysées dans ce milieu parisien. Palmyre apporta sa boîte d’aquarelle et fréquenta l’Académie Julian. Mathilde, pianiste aux doigts perlés, prit quelques bonnes leçons et Gabrielle courut les églises et les sermons.
Madeleine et Suzanne sortaient le dimanche de leur pension d’Auteuil, Valentin arrivait de Ville-Evrard et Raoul venait se joindre à ces joyeuses réunions.

Un jour Stéphanie annonça à ses nièces qu’elle les conduirait à l’Opéra, pour y entendre Faust de Gounod, en première loge s’il vous plaît ! Quel émoi, quels préparatifs fébriles ! Il fallut décolleter des robes de velours bleu, faire venir de L’Heure et d’Amiens des bijoux et des sorties de bal. Madame de Hollande envoya sa palatine de martre et la cousine Padieu son manteau de petit gris. Il fallut commander des fleurs pour les cheveux et les corsages. Le coiffeur de la Place de la Madeleine vint relever de beaux cheveux en des chignons discrets, expédiant sans pitié les fausses nattes et les crêpés en honneur à Abbeville. Enfin à 9 heures, au moment où Faust disait adieu à “son dernier matin”, ces dames entraient dans leur loge, accompagnées de tante Stéphanie qui, dans ses volants de Chantilly noir, avait l’air de leur sœur aînée.
On avait envoyé une invitation à Valentin, mais il avait répondu avec un certain dédain qu’il allait justement ce soir-là à l’Opéra, mais en baignoire, avec son ami Lebargy et deux copains. En effet, au premier entracte les cousines aperçurent les cheveux couleur soleil levant, la grande bouche et le long nez du cousin, mais il était si élégant dans son habit noir qu’on l’aurait pris pour un Lord anglais, fin de race mais distingué. Valentin n’avait soufflé mot à ses camarades de la présence de sa famille de province dans cette salle, mais quand au bout de sa lorgnette, il aperçut cet ensemble élégant, il fit un Ah ! d’admiration.
– Quoi, qu’est-ce ? firent ses voisins curieux.
Il ne put cacher sa fierté: “Tu vois, là-haut, ces torsades blondes, ces velours, ces dentelles, eh bien c’est ma famille !
– Veinard, fit Lebargy, nous irons les saluer au deuxième entracte.
Et au moment où ces demoiselles enviaient les loges d’abonnés où de beaux jeunes gens venaient baiser la main des dames et leur offrir des bonbons, elles virent la porte de la loge s’ouvrir et trois beaux jeunes gens présentés par Valentin, leur baisèrent les mains et leur offrirent des bonbons. A chaque entracte, causeries, rires heureux. Lebargy parla de la Picardie et d’Amiens où son père avait été chef de gare, Palmyre parla de peinture avec un grand brun et Mathilde discuta musique avec un petit blond.

A la fin de l’apothéose, c’est aux bras de ces cavaliers, que nos quatre dames descendirent le grand escalier dans un ruissellement de lumières entre deux haies de palmes.
Dehors, les chevaux des équipages piaffaient et les valets de pied s’affairaient pour appeler les cochers : “François à Madame la marquise X, Joseph à la baronne O“. Allait-on être obligé de prendre un de ces vieux fiacres aux canassons fatigués ? Mais Lebargy, cria au milieu des rires : “Valentin à Mesdemoiselles de L’Heure” et il ajouta “Si vous voulez bien, puisque vous habitez à deux pas, nous allons vous reconduire, à pied, chez vous”.
– En avant la noce de campagne, annonça Valentin, invitez vos dames, moi je prends tante Stéphanie.

Et l’on s’en alla par couples, à la file, le long des boulevards. Les dames emmitouflées dans leurs fourrures, relevant leurs longues jupes sur des froufrous de taffetas, leurs cavaliers en tubes et pardessus à pèlerines, fredonnant le dernier refrain de l’opéra qu’on venait d’entendre. L’un d’eux lançait en ténor : “Voici la rue où tu m’as vue ! “ À quoi Mathilde répondait en soprano :”pour la première fois” et tout le monde riait au milieu des passants égayés.

Que de lettres, que de récits enthousiastes s’envolèrent vers les foyers picards, après cette mémorable soirée de gala. Toute la famille en parlait dans les omnibus qui cheminaient sous les pluies battantes de mars, au coin des grands feux de bûches dont les flammes éclairaient des visiteurs à la soirée. Chez tante Maria, Antoinette lisait tout haut une lettre de Jeanne à ch’Tiote et à la fille à ch’Tiote, qui étaient de repassage ce jour-là. “Ah min Dieu, faisait la vieille, Madame Charles leur an a-ty donné d’la distraction et que p’tète y vont tous eusse marier avec ces d’moiselles ed L’Heure pisqu’y font déjà ch’noces sul boulvard”.

Aux vacances suivantes Thérèse, qui avait souvent entendu le récit de la soirée à l’Opéra, essayait de la redire aux petits. Elle prenait pour le raconter le ton emphatique cher à tante Marie et ne sachant pas trop si c’était une histoire vraie ou un conte de fées, elle décrivait avec un grand sérieux la descente du grand escalier. “Alors, vêtues comme des princesses, de velours, de fourrures rares et de bijoux, elles marchaient sous un bois de palmiers où des voix chantaient “anges purs, anges radieux” et puis, elles sortirent au clair de lune, pour danser le ballet avec des princes charmants.”
Les petits écoutaient la bouche ouverte et Marcel désolé que cela soit fini ajouta :”T’as oublié de dire qu’ils s’marièrent et eurent beaucoup d’enfants”.

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