Vingt ans de bonheur – 9

Texte de Palmyre Landrieu (2.1), son enfance à l’Heure 1862-1882

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9 – Norbert Train

Norbert Train est encore un visage de ma petite enfance.

Mon Père l’employait pour curer les rivières et faucher les roseaux qui les envahissent.

Cet homme grand, voûté, maigre, blond, au visage coloré, avec de longues moustaches à la gauloise, est toujours vêtu d’un pantalon de velours, d’une blouse bleue tordue à la taille et maintenue par une ceinture rouge ; autour de la tête, en toute saison, est enroulé un mouchoir à carreaux multicolores. Il est pauvre, vit seul dans une chaumière, et grelotte la fièvre la moitié de sa vie.

Il a fait la campagne du Mexique, en est revenu bien malade, en proie à la fièvre qui ne le quitte presque jamais, et surtout sujet à des accès de délire qui frisent la folie.

Quand il sent monter un de ces accès, vivement il fait prévenir mon Père, de suite on vient le prendre pour le conduire à l’Hôtel-Dieu d’Abbeville où les nôtres ont droit à deux lits de fondation. Il y reste souvent des mois, délirant sans cesse, ne parlant que du Mexique, de l’empereur Maximilien, des tortures et des épouvantes de la guerre, et d’une terrible tempête qu’il a essuyée en mer.

Quand la crise est calmée, il revient vieilli, plus voûté, mais bon et brave homme. Il a trainé une vie misérable, mais n’a jamais manqué du nécessaire. Mes parents veillaient. Chaque jour il passait à la cuisine pour prendre sa petite marmite.

Nous aimions bien Norbert, qui volontiers racontait sa campagne du Mexique et qui nous fauchait les fossés, au bord de la rivière, de ces belles plantes aquatiques si fraîches, toujours agitées et frémissantes au bord de l’eau, mais qui, arrachées, perdent toute vie et ne sont plus que des fleurs et des feuillages fanés.

Norbert est mort à l’Hôtel-Dieu. Mon Père lui avait promis de le faire enterrer dans le cimetière de l’Heure. La promesse a été tenue. Après une vie de souffrance, il repose à l’ombre de l’humble Église.

Suite : 10 – Vincent le guetteur

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