Texte de Palmyre Landrieu (2.1), son enfance à l’Heure 1862-1882
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10 – Vincent le guetteur
Nous habitons en pleine vallée et, quand les vents soufflent du nord-ouest, nous entendons sonner les cloches des églises, surtout St Wulfran, dont le bourdon pressé et haletant me reste un tel souvenir que je ne puis l’entendre sans émotion. Il évoque, de suite, à ma pensée, le souvenir de mon enfance, de ma jeunesse si heureuse.
La nuit, une tour de St Wulfran est habitée par le guetteur.

Il loge à la pointe extrême, sur la dernière plate-forme, coiffée d’un toit pointu. Ce brave Vincent, que nous connaissons très bien, a charge, toutes les heures, de souffler aux quatre points cardinaux, dans un long instrument, sorte de trompe, au son profond et étendu qui s’entend de très loin. De l’Heure, nous savons quel temps il va faire, comment sont placés les vents, en entendant plus ou moins clairement cette longue trompe qui annonce aux populations : « Dormez, dormez, braves gens, l’horizon est calme ». Si au contraire une lueur insolite parait, vivement le tocsin sonne. Coutumes et restes du moyen-âge.
Ce très brave Vincent, ayant à sa charge plusieurs petits-enfants, un budget un peu court pour tant de becquées, a cherché un travail en plein air. Mon père l’a pris à son service, un service très particulier.
Deux fois par jour, à heure fixe, Vincent prenait au bureau de poste d’Abbeville le courrier et surtout les télégrammes arrivés pour mon père et les apportait à l’Heure. Il était toujours exact, heure militaire, disait-il… Après s’être restauré à la cuisine, il reprenait la route d’Abbeville, chargé de plis divers pour la Poste.
Bien qu’il ne fût plus jeune, c’était un homme vigoureux, plein d’allant, de gaieté. Il avait toujours des histoires drôles à raconter.
Bref, malgré ses charges de famille, c’était un homme heureux de vivre ne se faisant ni peine ni souci.
Il eut une mort épouvantable, on frémit en y pensant. Un jour on ne l’a plus revu, la trompe est restée muette. Mon Père, vainement, a attendu ses courriers. Vincent n’a pas reparu. On l’a cherché de tous côtés, ne pouvant comprendre cette disparition que rien, rien ne pouvait expliquer.
Au bout de plusieurs mois, St Wulfran ayant besoin de réparations, des ouvriers sont montés dans toutes les anfractuosités, ces coins mystérieux que cachent les clochetons, tours et pinacles, et qu’ont-ils trouvé ? … Le pauvre vieux Vincent, un des derniers guetteurs d’Abbeville, qui était tombé la tête en avant et avait été s’aplatir entre deux gargouilles. Quelles souffrances, quelle lente et terrible agonie a dû avoir le pauvre, malheureux homme. !
Mon Père a bien regretté son honnête et bon service, son exactitude militaire. Après plusieurs essais, ne pouvant le remplacer, mon Père avait fini par avoir à l’Heure, à la maison, un télégraphe privé qui le mettait directement en communication avec Abbeville.
Suite : 11 – Les chevaux de la Pampa
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