Vingt ans de bonheur – 14

Texte de Palmyre Landrieu (2.1), son enfance à l’Heure 1862-1882

Pour lire les autres chapitres, consulter le Sommaire

14 – La guerre de 1870

Je vais maintenant aborder une date de ma vie qui est enfoncée dans mon cœur comme un nom sur la pierre du cimetière.

Je n’avais pas encore 8 ans quand la guerre de 1870 éclata.

A la campagne, les courriers ne venaient qu’une fois par jour.

A l’inquiétude, aux angoisses de nos parents, nous comprenons qu’un grand malheur, un fléau s’est abattu sur la France.

Quand j’ai entendu parler de la guerre pour la première fois, les blés jaunissaient et toute la Côte Rôtie était un champ d’or.

Bonne Maman passait des heures et des heures à visiter des piles de draps, pour choisir ceux qu’on pouvait réduire en charpie. Tous ces draps étaient divisés en morceaux et toute la maison, domestiques et maîtres, passaient, à ce travail, leur temps libre.

Il en a été expédié des sacs entiers, d’énormes sacs à blé. Combien de pauvres blessés ont dû mourir de notre faute, faute bien involontaire, ignorance de tous. Pasteur n’avait pas encore proclamé le traitement d’asepsie, qui depuis, a sauvé des milliers de vies humaines.

Mais avec quel courage, quel cœur, nous arrachons ces fils qui vont aller panser tant de plaies. Maman et Bonne Maman s’étaient réservé un travail plus minutieux. De petits carrés de toile fine, percés au ciseau d’une quantité de petits trous. Je suppose que c’était pour poser directement sur les plaies.

Des noms résonnent à nos oreilles et j’entends distinctement la voix de mon Père parler de l’Empereur, de Guillaume, de Bismarck, puis de Sedan.

Mon Père voyageait toujours beaucoup. J’ai su depuis qu’il fournissait aux armées des farines et des fourrages.

Bonne Maman ayant désiré aller à Amiens, il fut décidé que je l’accompagnerais. Ce devait être l’hiver, car Bonne Maman était enveloppée dans sa longue pelisse de fourrure.

Comme nous traversons la gare d’Amiens, voici que vient vers nous une dizaine de soldats étranges, sales, mal vêtus. On dit que ce sont des prisonniers prussiens. Je regarde, de mes yeux agrandis, ces hommes terrifiants que, depuis des mois dans ma cervelle d’enfant, j’identifie aux monstres les plus affreux.

Ces hommes ne doivent pas être pareils à nous et comme ils portent tous de longues barbes, je me dis « certainement tout leur corps est couvert ainsi de poils qu’ils cachent sous leurs vêtements ». Longtemps je ne pouvais penser à ces prisonniers, sans les voir couverts de peaux de bêtes comme Nabuchodonosor.

On dit que l’ennemi approche, mon Père a caché toutes ses armes et Bonne Maman porte sous sa robe deux grandes poches remplies de plis mystérieux.

Une bonne, descendue à la cave, remonte terrifiée, les bouteilles s’entrechoquent. Mon Père se rend compte que c’est le canon, le bruit immense d’une bataille qui fait trembler la terre.

Des hommes, des femmes, des enfants du village accourent en pleurant, eux aussi ont entendu et sont épouvantés.

Melle nous emmène, les trois plus grandes, Gabrielle, Mathilde et moi, aux « Aries », grand coteau inculte où ne poussent que du serpolet, de la pimprenelle et des ronces. Des chèvres broutent cette herbe rare et les pauvres bêtes donnent les signes d’une vraie terreur.

Melle nous fait coller l’oreille à la terre et voici que nous sentons cette terre remuer. A genoux sur ce sol qui vacillait, Melle nous fit prier de tout notre cœur pour les pauvres soldats, pour la France et notre famille d’Amiens.

De grands coups profonds semblent agiter tout ce qui nous entoure, rien n’est pareil, la vie paraît avoir changé et nous échappe.

Dans la suite, mon Père a appris que ce tonnerre grondant qui se répercutait aux profondeurs de la terre, était causé par les obus lancés d’une pièce marine appelée « la Joséphine ». Les hommes qui la chargeaient, tous des marins, étaient en manches de chemise, tant ils avaient chaud, pourtant sévissait ce terrible froid de l’hiver 1870-1871 qui a fait tant de victimes.

Quand les courriers n’arrivent plus, les nouvelles sont contradictoires, mon Père décide qu’il va aller à Amiens.

Bonne Maman et Maman introduisent des pièces d’or dans le plastron de la chemise qu’il va porter.

Nous pleurons tous beaucoup en le voyant partir ; le chagrin de ma Mère est poignant.

Pendant une semaine, nous n’avons eu aucune nouvelle. Mon Père était parti en cabriolet avec un domestique dévoué et un jeune cheval appelé « Fleur de pêcher ».

Le désespoir de ma Mère était affreux, une chape de tristesse enveloppait la maison. Bonne Maman nous réunissait auprès de Maman et tous ensemble nous priions.

Enfin, mon Père est revenu, il avait été arrêté bien des fois, mais avait pu passer. Quelle émotion avaient eue les nôtres, à Amiens, en le voyant. Ils nous pensaient en pleine bataille, enfermés dans Abbeville, la maison de l’Heure en ruines.

Les batailles de Querrieu et de Dury avaient eu lieu et c’est celle de Pont-Noyelles que nous avions entendue.

Les Prussiens avançaient de plus en plus, mon Père ne s’absentait plus. La grande inquiétude est de savoir si Abbeville ouvrira ou fermera ses portes, car Abbeville avait ses fortifications intactes. Mon Père estimait que les troupes préposées à sa défense, n’étaient pas suffisantes.

Enfin, un matin, les Prussiens firent leur apparition. Ils avaient avec eux quelques notables des environs et venaient chercher mon Père, voulant envoyer cette poignée d’hommes en parlementaires aux portes d’Abbeville. Heureusement, les portes étaient ouvertes, l’Armée française s’était repliée vers Rouen.

Le jour de l’arrivée des Prussiens, ma petite sœur Jeanne qui n’avait que trois ans, avait subitement disparu.

Mon Père et ma Mère, affolés, pensaient aux pires malheurs.

Durant plusieurs heures on a parcouru jardin, prairie, l’appelant, la suppliant de répondre. Mon Père avait fini par faire explorer la rivière, toute la maison était terrifiée, on s’attendait à tout.

Quand voici que Melle monte dans sa chambre, elle entend pleurer et appeler dans le grenier. C’était Jeanne qui, dans son jargon, raconte qu’ayant eu peur, elle s’était réfugiée au grenier, où elle avait fini par s’endormir. Tous, nous l’avons accablée de caresses, on la pensait perdue et la retrouver intacte était un bonheur sans pareil.

Ma Mère nous a souvent raconté qu’au début de l’occupation, alors que les troupes n’avaient pas encore leur cantonnement attitré, des Hulans, patrouilleurs, hommes sans aveu, détrousseurs de grand chemin, venant par les prés, se sont présentés et ont réclamé vin et champagne, champagne que d’ailleurs on ne leur a pas donné et tout à coup, le chef, un simple sous-officier, avisant les bottes de mon Père, fait le geste de les lui prendre. Mon père refuse. « Capout », lui dit-il, en le mettant en joue. Mon Père s’est vu contraint d’enlever ses bottes et de les lui donner.

Nous avions depuis des années un excellent Curé, c’est à lui que Gabrielle et moi nous étions confessées pour la première fois. Vers la fin de l’occupation allemande, ma Mère apprend qu’il est malade. De suite, elle va au presbytère, le trouve en effet au lit. Comme il réclamait instamment la joie de nous voir, ma Mère n’a pas osé le lui refuser et l’après-midi les cinq petits enfants sont venus près de lui.

Il nous fait mettre à genoux près de son lit pour nous bénir, a étendu ses grandes mains de vieillard décharnées, sillonnées de veines gonflées et couvertes de taches livides. Ma Mère était inquiète de ces taches suspectes. Le lendemain M. le Curé était mort de la petite vérole noire. Durant huit jours, nos parents ont été bien malheureux, on scrutait nos petits visages, on veillait à nos santés. Enfin, le médecin a déclaré que tout danger était disparu.

Il n’en fut pas de même au village où il y eut plusieurs cas, tous sont morts, la terreur était grande. On avait fait venir des infirmiers pour les ensevelir, personne n’osait s’en approcher.

Quand l’armée d’occupation a quitté le pays, Melle nous a emmenées dans la prairie, sous un grand noyer.

De cette place on découvrait une partie de la route d’Abbeville.

Pendant plusieurs heures, l’armée ennemie a défilé, on voyait leurs canons peints en vert, l’artillerie, l’infanterie avec des toques vertes, la cavalerie avec des casques à pointe qui brillaient au soleil et une théorie interminable et hétéroclite de voitures de ravitaillement.

Bientôt ce fut le siège de Paris, puis la Commune.

On parlait de famine, un jour mon Père revint de la sous-préfecture en disant qu’un de ses chariots allait partir pour le ravitaillement de Paris.

Jean-Baptiste, un serviteur dévoué qui avait déjà accompagné mon Père à Amiens, fut désigné pour ce voyage.

Deux jours après, le chariot bâché de neuf, chargé de sacs de farine, attelé de quatre chevaux vigoureux, prenait la route de Paris. C’était, paraît-il, un défilé ininterrompu de chariots allant porter aux parisiens le pain et le nécessaire pour la vie quotidienne.

Mon Père, voyant partir ainsi un de ses lourds véhicules, rappelait le souvenir d’un autre chariot qui fut réquisitionné chez ses ancêtres à la ferme de « Blanche Abbaye » et qui prit part à la campagne de Russie en 1812.

Ce chariot, revenu au bout de 15 mois, avait toujours ses quatre chevaux, mais ils avaient été remplacés plusieurs fois, les premiers étaient morts dès le début du long voyage.

Ils traînaient toujours un chariot, sans rien, plus une roue, plus une planche n’existait du véhicule primitif. L’homme seul qui conduisait l’attelage, était toujours le même, mais terriblement amaigri.

Il avait pris part au passage de la Berezina, avait horriblement souffert du froid, de la faim, de misères de toute sorte. L’armée de Napoléon en déroute avait été sans cesse talonnée, harcelée par les terribles Cosaques. Le ravitaillement toujours à l’arrière avec ses lourds fourgons, avait terriblement souffert.

Mes Oncles et mon Père en riant, ajoutaient…  « Il a toujours roulé à vide ».

Suite : 15 – Le général Picard

Retour au sommaire