Texte de Palmyre Landrieu (2.1), son enfance à l’Heure 1862-1882
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16 – La vocation de Gabrielle
Nous grandissions, nos esprits et nos cœurs s’élargissaient aussi. Notre première communion faite aux Ursulines d’Abbeville avec ferveur, était à la base de cette transformation intime. Gabrielle faisait notre admiration, elle était la bonté même, d’une ardeur, d’une générosité qui entrainait la bande.
Son âme, émue à la moindre détresse, cherchait à la soulager.
Dès l’enfance, elle avait la vocation religieuse. A 12 ans, elle décida qu’elle serait fille de St Vincent.
Ma Mère, depuis des années, visitait les malades et tous les seuils étaient franchis de son pas vif et léger.
On ignorait les infirmières de la Croix Rouge. Ma Mère avait un vrai don pour soigner les malades, elle n’écoutait que son cœur. Son intuition, sa douceur, son amour des plus petits suppléaient aux études.
Un hiver, une terrible épidémie de croup (diphtérie) s’abattit sur le village. Il y eut jusqu’à dix enfants malades en même temps. Plusieurs ont été opérés, la gorge ouverte. Maman assistait toujours le médecin qui, souvent, répétait : « Madame, vous aussi avez des enfants, prenez garde ». Ma Mère n’a jamais cessé son admirable tâche, elle considérait que c’était son devoir.
Plusieurs de ces enfants sont morts, le fléau ne s’est arrêté que lorsque des infirmiers d’Abbeville sont venus désinfecter les villages atteints. Ma Mère n’est jamais entrée dans la maison familiale avec les vêtements qu’elle portait à ces visites et qui, d’ailleurs, après l’épidémie, furent brûlés.
Jean-Baptiste, un domestique, tombe malade. Ma mère va le voir et bientôt nous voyons aussi mon Père y aller.
Le médecin le déclare perdu. Mon Père, avec une bonté persuasive, l’avertit, fait venir le Curé. Jean-Baptiste était heureux quand, entouré des siens, il reçut les derniers Sacrements. Mon Père l’a embrassé et tous les deux, le serviteur et le maître, mêlaient leurs larmes.
Il est mort quelques jours après et comme je questionnais, sans cesse, mes parents sur ce qui se passait autour du malade, mon Père dit à ma Mère : « La voici grande déjà (je devais avoir 16 ans), il serait peut-être sage de l’initier aux tristesses de la vie. Elle a beaucoup connu Jean-Baptiste, il est beau dans la mort, pourquoi ne pas la mener près de lui ? » C’est ainsi que j’ai vu la mort pour la première fois.
J’en ai eu une grande impression, je ne pouvais surmonter une immense tristesse, faite de peine et de peur.
Pendant plusieurs nuits, je me réveillais en pleurant, je voyais Jean-Baptiste froid, rigide, les yeux clos. Mon pauvre Père avait bien du regret et ne cessait de dire : « Elle était trop jeune encore, je la croyais plus forte ».
Sans doute, au fond, je n’étais encore qu’une petite fille impressionnable qui ne savait pas vouloir quand il le fallait.
A partir de ce moment, ma Mère m’emmenait souvent dans ses visites de malades. A son tour Gabrielle nous accompagna.
Avec cette chère Gabrielle nous avons vu bien des misères.
Nous étions jeunes filles quand elle a entrepris de soigner un vieux cantonnier, le père Casimir. Il était bien malade. M. le Curé le visitait et le brave homme était en règle devant Dieu.
Un matin Gabrielle me dit : « Viens avec moi chez Casimir, tu m’aideras à le soulever ». Nous entrons dans la pauvre maison, des femmes sont réunies autour d’un maigre feu de tourbe : « Comment va-t-il ? » dit Gabrielle ? « Bien, Mademoiselle, il est calme ; comme il avait froid nous avons fait chauffer des fers à repasser pour lui mettre aux pieds. »
Nous entrons dans la chambre, en effet il est si calme que nous nous en effrayons. Nous nous approchons, le touchons, il est froid, rigide, il est mort. De suite, toutes les femmes s’exclament, poussent des cris, pleurent, s’enfuient chez les voisins…
En contrebas des « Aries », accotée au talus du chemin de fer, était la plus pauvre chaumière du village. C’était la vieille Philippine qui l’habitait. Elle n’était jamais malade, quoique très pauvre. Elle vivait de charités et de tout ce qu’elle ramassait dans les bois, les chemins verts et champs. Mais l’âge venant avec un hiver froid, elle n’est plus sortie. C’est alors que Gabrielle et moi sommes allées la visiter. Elle était couchée sur une paillasse de feuilles mortes, pas de linge, une couverture sale et informe.
Il n’existait pas de cheminée dans la maison qui primitivement, devait être une étable à chèvres, par conséquent pas de feu, jamais un aliment chaud. Au bout de quelques jours, voyant cette grande détresse qu’il était difficile de soulager, nous lui avons proposé de la faire conduire à l’Hôtel-Dieu. Se sentant à la fin de sa vie, elle a accepté de suite, mais quand on l’a soulevée de son grabat, la vermine qui y pullulait s’est mise à circuler en grappes, en bandes serrées. Elle fuyait les haillons du lit à la recherche de plus de chaleur.
La voiture qui l’emmenait n’avait pas tourné le coin du pont que nous appelions les voisines. On a mis sur la route toute cette horrible misère et tout a été brûlé.
Une nuit, la cloche de la maison tinte. Mon Père se met à la fenêtre et apprend qu’une fille du village, Adrienne Titiot vient de se brûler cruellement.
On demande ma Mère avec un remède pour les brûlures. Ma Mère descend, prend le nécessaire, se fait accompagner et s’achemine vers la petite ferme. C’était plus qu’une brûlure.
Adrienne, rentrant du bal et voulant raccommoder son jupon, avait rempli sa lampe sans l’éteindre ; l’essence avait pris feu, de suite elle fut une torche vivante, tout le corps était brûlé. Sans reprendre connaissance, elle est morte le lendemain.
Mon Père a voulu que Gabrielle et moi, avec deux jeunes bonnes de la Maison, nous portions le cercueil. Ce sera, disait-il, un exemple.
C’était l’hiver, le froid était vif, la terre était gelée et glissante, les arbres et les haies couvertes de givre blanc. Nous étions en blanc toutes les quatre. Le trajet de la maison à l’Église était long et le cercueil bien lourd. Mon Père et des hommes durent nous aider, puis nous avions une si grande impression de tristesse et d’effroi en pensant que nous portions ainsi la malheureuse Adrienne morte par sa faute en rentrant du bal. Elle était jeune, bien portante, gaie et heureuse et maintenant elle était dans son éternité.
Suite : 17 – L’église de Caux-Caours
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