Texte de Palmyre Landrieu (2.1), son enfance à l’Heure 1862-1882
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18 – Rue de Beauvais à Amiens
Au moment de la révolution notre ancêtre, Bon Papa d’Hangest, dénoncé comme suspect, fut emprisonné à Arras, jugé par l’infâme Le Bon et guillotiné. Sa femme et ses deux fils, dont l’un était Jean-Baptiste (le père de Bonne Maman), furent sauvés par une de leurs domestiques et cachés à Harbonnières, dans le Santerre.
C’est là, dans une cave, que mon aïeul et son frère firent leur première Communion.
Leurs domaines étaient à Hangest-en-Santerre et toute cette région leur était familière. On évoquait devant moi la vision fantastique du prêtre réfractaire, caché dans un coin secret et qui, la nuit venue, se rendait auprès des mourants. Il enfourchait son grand cheval pommelé dont les sabots entourés de linge ne produisaient aucun bruit. Après une dernière bénédiction, un dernier adieu, il s’envolait dans la nuit, son large manteau flottant dans le vent.
Pendant longtemps, à Amiens, je vis venir une vieille femme habillée de noir que l’on entourait d’une réelle vénération. Une place lui était toujours réservée à la table de famille ; on l’appelait Julie d’Harbonnières. Elle était la fille de cette Julie qui avait recueilli ma Grand-Mère et ses fils pendant la révolution. Son nom ne devait pas être d’Harbonnières, mais il lui était resté en souvenir de son village et de l’hospitalité donnée si généreusement aux nôtres.
De ces jours lointains, je possède une réplique d’un croquis de Bon-Papa d’Hangest de Lépinoy enfant, un vieux dé d’argent à bout arrondi, qui est celui de sa Mère, et le cher et beau Christ d’ivoire, qui préside depuis des siècles à la mort de tous les miens. Il est dans la famille depuis Louis XIV, a échappé à la révolution et a été miraculeusement retrouvé dans les ruines de notre maison à Reims après la guerre 1914-1918.
Après 1793, sous le Directoire, Bonne-Maman d’Hangest recueillit le peu de biens qui lui restaient.
La propriété de famille en ville, le château de la Vallée, situé sur l’emplacement actuel de la gare d’Amiens, restait confisqué.
Mon aïeule, femme énergique et clairvoyante, envoya ses deux fils en Italie, à Gênes, apprendre l’industrie, tissage et teinture des velours. Revenus avec le Consulat, ces jeunes gens montèrent la première fabrique de velours d’Amiens. Sans doute est-ce vers cette époque que ma famille acheta cette grande maison de la rue de Beauvais que j’aime tant.
J’y vais souvent chez ma Tante, la sœur de Bonne-Maman, Mme Padieu d’Hangest. Les trois petites sœurs ont chacune leur maison. Je suis calme, Amiens m’accueille avec joie. Gabrielle, remuante, prend ses ébats à la Vierge, et Mathilde est souvent à l’Abbaye.
Ma Tante Padieu est petite, mince, élégante, un visage d’ivoire ciselé où brillent de très beaux yeux bruns, entre de calmes bandeaux.
Elle vit dans l’ombre de mon Oncle, Prudent Padieu, savant austère, rigide Médecin en chef des Hôpitaux d’Amiens. J’en ai très peur, je n’ai été fouettée qu’une fois, dans ma vie, par lui. J’avoue mon entêtement. Ayant refusé de céder, j’ai été exécutée.
Mon Oncle et ma Tante ont deux fils de la génération de mes parents. L’aîné, Alfred, médecin comme son père ; l’autre, Léon, est dans la finance à Paris.
Je ferme les yeux et je vois si bien la maison d’Amiens.
C’est là qu’a grandi Bonne-Maman et ensuite ma chère Maman.
C’est une grande maison Louis XV, précédée d’une cour pavée. Dès l’entrée se déploie un large escalier de pierre, à double volute de fer forgé. Les chambres, toutes grandes, portent les noms des tentures qui les ornent : chambre groseille, jaune, bleue, chambre aux bouquets, chambre aux lilas, et d’autres encore. Elles donnent sur le vaste jardin.
Les appartements du bas sont propices aux réceptions. Tous en très belles boiseries, grises et or, décorées de fleurs et nœuds enchâssant des trumeaux. Les meubles sont d’époque Louis XV et Louis XVI.
Mais ce qui m’enchante, c’est la pièce du premier appelée : le cabinet. Elle donne sur la cour, la lumière y entre à flots par de grandes fenêtres. Il y a plusieurs tables chargées de piles de livres, de papiers classés serrés sous des presse-papiers de toutes formes, depuis le simple galet jusqu’à une divinité cornue qui m’intrigue. Le long des murs des bibliothèques remplies de livres aux reliures fauve et or, alternant avec des gravures et des bois de cerfs.
Il faut entrer là religieusement, ne jamais toucher à rien, ne rien déplacer. Mon Oncle Padieu s’assied dans un grand fauteuil, près du feu de bois, ayant, au préalable, enlevé sa redingote et passé une robe de chambre violette à ramages noirs. Il lit, tandis que ma Tante, assise sur une petite chaise, tricote vaguement, attentive à ses moindres gestes.
Si la sonnette de la rue se fait entendre, ma Tante se précipite en haut de l’escalier de service, parlemente, et si c’est pour un malade, de suite mon Oncle enfile sa redingote, atteint sur la bibliothèque son chapeau haut de forme qui coiffe comiquement un Esculape barbu aux yeux blancs, prend sa canne, ses gants, et part auprès du patient.
Je reste sur un petit tabouret, près de ma Tante, lisant sagement l’Auberge de l’Ange gardien ou les Mémoires d’un âne, ou encore les Robinsons suisses.
Attenante au Cabinet de mon Oncle se trouve une petite pièce mal éclairée par une fenêtre grillagée haut perchée. Cet antre poussiéreux et triste est un cimetière de cartons et de livres. On les entasse là et personne ne les revoit.
Un jour d’entêtement où, butée comme un âne, je refusais de céder, j’y fus enfermée comme en un cachot. J’y ai pleuré silencieusement, j’y ai réfléchi. J’ai compris quel mal je me faisais, quelle peine plus grande je faisais aux personnes qui avaient autorité sur moi. A partir de ce jour, mes crises d’entêtement se sont faites plus rares.
Le jardin sur lequel donnent les appartements, fait ma joie. Les arbres en sont vieux et feuillus, je joue inlassablement à leur ombre. Le long de la maison, formant terrasse, s’alignent, dans des caisses, une file de grenadiers magnifiques, rangés en bataille.
Mon aïeul a rapporté les premiers d’Italie et, tant que la maison est restée nôtre, les grenadiers se sont perpétués. A l’automne, je ramassais ces fleurs épaisses, charnues et rouges comme du sang. Le calice en forme de cloche restait intact. Grande était ma joie de les ramasser, de les enfiler et d’en faire des bijoux de corail.
Le jardin a été beaucoup plus grand, mais Bon-Papa d’Hangest de Lépinoy en a donné une partie à son cousin le Père Guidé, fondateur et premier Supérieur du collège de la Providence.
Le jardin de la Providence, celui des Pères, celui des Apostoliques, le verdoyant jardin de M. d’Hautefeuille et celui de mon grand-père, se touchent. Bon-Papa d’Hangest, plus souvent appelé de Lépinoy, gardait un grand fond de tristesse, il riait peu. Le souvenir de son Père, la terreur de la révolution, les années pénibles, lui avaient enlevé toute gaieté. Il ne se déridait que devant ses tulipes.
Il en avait la passion, restant des heures à les admirer, redressant une tige, ramassant un pétale tombé. On l’appelait l’amateur de tulipes. Ma Mère, petite fille, s’amusait avec les larges pétales recourbés, roses ou paille, et en faisait de fragiles nacelles que son souffle poussait sur l’eau calme de la grande fontaine au fond du jardin.
Bon-Papa d’Hangest était servi par un valet de chambre très dévoué appelé François. Je l’ai parfaitement connu. Il était son homme de confiance et lui seul avait le droit, à table, de lui présenter les plats. Bon-Papa et son brave François furent les derniers, à Amiens, à porter culotte courte, bacs blancs, souliers à boucle, et surtout la coiffure, catogan noué que l’on portait au XVIIIe siècle.
François, bien vieux, avec son habit puce à larges basques flottantes, m’offre à la Sainte Catherine un gâteau en forme de cœur, avec un bouquet rond entouré de dentelles. Il me récite un compliment touchant que ma Mère et ma Grand-Mère ont jadis entendu.
Hélas, François est devenu très sourd.
En 1870, un officier prussien lui enjoignit d’avoir à descendre du trottoir. N’ayant pas entendu, il fut violemment jeté à terre. François en est mort. Il était très âgé et la ville d’Amiens, en protestation de cet acte abominable, lui fit des obsèques magnifiques dans la cathédrale même.
J’étais à Amiens en 1866. Je vois mon Oncle Padieu, très occupé jour et nuit. Ma Tante le soigne avec dévouement, mais en ces jours, ses attentions sont plus grandes. Il rentre souvent en courant, tous deux parlent bas, paraissant très inquiets. Les domestiques aussi sont tout autres. Aux repas, mon Oncle n’accepte que des rôtis, défense de boire de l’eau et à mille riens je sens l’inquiétude planer sur la maison.
Un jour mon Père arrive sans être attendu, nous sommes à table. Mon Oncle se lève et s’écrie : « Émile, Émile, que venez-vous faire ici ? Je ne vous ai pas écrit de venir chercher cette enfant car j’estime que pour elle il n’y a aucun danger, mais il n’en est pas de même pour vous. Partez au premier train, laissez nous Palmyre qui n’aura rien et qui pourrait vous porter la contagion ». Mon Père partit sans m’avoir embrassée, on m’avait occupée dans une autre pièce.
Amiens est la proie d’un terrible fléau : le choléra.
Il y a tellement de mortalité qu’on enlève les morts dans un tombereau. J’entends encore dans mon oreille la cloche sonnant. On ouvre sa porte, le cercueil est emporté et le même enterrement sert quelquefois, pour vingt cercueils. A la fin on bénit seulement les morts, ils n’entrent plus à l‘Église.
Quand le terrible fléau prit fin, la municipalité décida de faire dans les rues, à tous les carrefours, de grands feux purificateurs alimentés par les habitants.
Je vois encore les domestiques de la maison descendre des greniers, tirer des remises, un tas de vieux meubles, restes boiteux et inutiles. Que de trésors ont, sans doute, alimenté ces feux qui ont rougeoyé pendant trois jours.
J’avais quatre ans, je me rappelle parfaitement les épisodes que je relate. Le personnel de cette chère Maison d’Amiens était un élargissement de la famille.
Éléonore (Nonore) et Marie assuraient le service de la maison et le vieux François, après lui Charles, était le cocher et le valet de chambre pour le service de table.
Une vieille femme, Virginie, très très vieille, venait toutes les semaines remailler les bas. Elle portait un haut bonnet blanc, s’apparentant au bonnet cauchois. Elle avait une figure de vieille fée, fine, édentée, rieuse et bonne, pleine de malice. Virginie raccommodait toujours les bas dans la cuisine, mais Melle Borée, que ma Tante appelait Borée tout court et qui était lingère, travaillait dans une pièce attenante à la salle à manger.
Que de moments charmants j’ai passés avec Borée qui m’apprenait à coudre, et qui me racontait des histoires vraies, dont Bonne Maman et Maman étaient les héroïnes. Cette vieille fille, fanée et démodée, avait le sens et le culte du souvenir. Son langage était imagé, elle savait ménager ses effets, vous tenir en haleine et tout à coup dire : la suite est pour demain. Rien alors n’aurait pu la décider à continuer. A sa façon, elle était aussi une douce entêtée, du moins je le pensais ainsi.
Je vois s’estomper un autre visage bien attachant, vieux portrait doux et émouvant : Melle Vast, qui avait été l’institutrice des deux demoiselles d’Hangest, Bonne Maman et Tante Padieu. Elle était un puits de science, parlant couramment plusieurs langues, pouvant enseigner grec et latin. Quand je l’ai connue, elle était très vieille. Elle venait régulièrement passer ses jeudis et dimanches à la rue de Beauvais.
Je ne crois pas qu’elle se soit enrichie à courir le cachet, elle était pourtant très soignée dans sa mise. Toujours en robe de soie très ample avec un corsage en pointe qui accentuait son buste étroit.
Coiffée en bandeaux épais et soufflés, avec une figure émaciée aux yeux décolorés, un sourire fugitif sur des lèvres minces et spirituelles. Le menton à fossettes. Toujours des cols et manchettes de lingerie, de longues mains pâles, des mitaines, des souliers de satin. Elle arrivait coiffée d’un énorme cabriolet de taffetas coulissé, dans lequel son mince visage disparaissait tout entier, sur ses épaules un long et vaste châle aux effilés de soie. Elle prenait grand soin de ce vêtement. En le quittant, de suite elle le rangeait, le remettant dans ses plis.
Alfred et Léon Padieu qui avaient appris à lire avec elle, la taquinaient volontiers. Elle était contente et savait parfaitement, avec esprit, se défendre et leur renvoyer la balle. On avait beaucoup de déférence pour elle, chacun s’ingéniait à lui rendre la vie plus facile. Léon Padieu, très espiègle, cachait quelque fois sous sa serviette, des sonnets, d’amusants vers où il lui déclarait toute la flamme dont son cœur était animé pour elle. Elle souriait humblement. Pauvre fille, qui jamais s’était occupé d’elle ? Sa vie s’achevait sans bonheur, avec une seule satisfaction, celle du devoir accompli et d’une confiance en la Providence, en Dieu, qui a été le but de toute sa vie.
Elle était retirée aux Incurables, dans une partie de la maison réservée aux vieilles Dames. Les sœurs de St Vincent de Paul l’aimaient beaucoup.
Elle a disparu de ma vie sans que je me rappelle ni comment, ni quand. Sans doute, un jour, ne l’ai-je plus revue, et puis c’est tout.
L’enfance est si ingrate….
Plusieurs fois la semaine, M. Émile Levoir, un Oncle de mon Père, ami des Padieu, venait passer la soirée rue de Beauvais.
Mon Oncle et M. Levoir, tous deux grands fumeurs, s’installaient autour d’un pot à tabac. Ce pot d’un seul bloc de grès, était la figure grimaçante, au sourire subtil, d’un faune.
Je regardais avec effroi les longues mains blanches des fumeurs plongeant dans le crâne du faune et sous forme de tabac, lui enlevant toute sa cervelle qui, tassée en petites mottes, allait bourrer les pipes.
J’avais une sensation bizarre en voyant toute cette cervelle devenir de la fumée. De leurs longues pipes sortaient des flots de nuages épais qui, petit à petit, envahissaient les choses et les gens, tellement et si bien qu’on ne se voyait plus dans la pièce.
On entendait leurs voix qui sortaient comme d’une vague de brouillard. Et comme les soirées que j’évoque étaient celles après 1870, j’entendais venir de loin des récits de batailles, de marches de nuit, de froids terribles, des armées en déroute, des horreurs de guerre, et toujours ces noms : l’Empereur, Bismarck, Guillaume, Frédéric-Charles, Chanzy, Sedan… Sedan… et Gambetta.
Quand ma Mère nous accompagnait à Amiens, c’était une joie d’aller à la Cathédrale, elle nous faisait tout admirer.
Elle en connaissait les moindres détails et nous faisait pénétrer au cœur de cet art si primesautier et français. Chaque saint nous devenait familier. J’aimais me faire redire la belle histoire de St Sauve, le Christ byzantin à robe d’or, arrivé dans une barque avec celui que l’on baptisa le Saint Esprit de Rue.
Saint Sauve avait suivi, avec ses yeux d’émail (que l’on avait vu vivre) les reliques de Sainte Philomène à leur entrée à la Cathédrale. Nous finissions par une prière au Saint Sacrement, contenu dans la jolie colombe d’or, surmontant le Maître Autel et par une station à l’autel de St Sébastien, don de la famille de Hollande.
On y lit encore le nom d’une aïeule qui, comme Maman, se nommait Marie de Hollande.
En sortant de la Cathédrale, nous entrions souvent chez nos Cousins d’Hangest, rue Pierre l’Ermite. Maman aimait très particulièrement Mme Romain d’Hangest, si éprouvée par la vie. Son mari l’avait abandonnée le jour même de son mariage. Partie en diligence pour son voyage de noces, elle fut très étonnée de voir son jeune mari grimper sur l’impériale, alors qu’il l’avait confortablement installée à l’intérieur.
Au premier relais, plus de mari. Une lettre lui fut remise où, avec de multiples excuses, le jeune homme lui demandait pardon, avertissant qu’il ne reparaîtrait jamais, mais n’avait pas trouvé d’autre moyen que le mariage pour entrer en possession de sa fortune personnelle.
Aujourd’hui une jeune fille réclamerait annulation et divorce.
Ma cousine Nathalie s’était retirée de la vie, gardant sa peine, ayant repris son nom de jeune fille, n’ayant conservé de son mari que le prénom, Romain. Elle vivait avec son frère et son institutrice restée dame de compagnie. Très grande, mince, le visage exsangue, beau et régulier comme taillé dans le marbre, le nez assez accentué et de longues anglaises blanches.
Véritable artiste, nous la trouvions souvent assise devant son piano à queue, ses belles mains courant sur le clavier et en tirant des sons admirables, de vraies harmonies. Elle se levait de suite, et, les mains tendues, venait vers nous avec un lumineux sourire. J’aimais la regarder, son visage me semblait translucide, comme éclairé en dedans par une flamme intérieure. Avec elle et son frère Charles s’est éteinte la branche aînée des d’Hangest issue du frère aîné de Bon-Papa.
Je ne fus pas toujours seule à jouer sous les grands arbres du jardin et à savourer les mystères des grands arbres du cabinet.
Mon Cousin Alfred Padieu s’était marié. Sa femme Clémentine Lendormy de la Chaize, fille de magistrat, était petite, très jolie, sémillante et élégante. On la disait originale. En fait elle était artiste musicienne et sculpteur. Pour garder sa vélocité sans ennuyer la maison, elle faisait courir ses doigts sur un clavier muet… et composait à ravir des sonates, rondes et autres morceaux dont on se disputait la dédicace.
Gabrielle, Céline, eurent leurs médaillons modelés par elle. Elle exposait des statues qui n’étaient pas sans mérite.
Elle eut un fils, Gustave, qui fut pour notre génération un cousin charmant boute-en-train, spirituel, érudit et artiste aussi.
Ma cousine Clémentine était très fêtée, je l’admirais beaucoup.
En 1880, j’étais à Amiens, j’avais 18 ans, très amusée et intéressée par les préparatifs d’un grand bal costumé chez Jules Verne, ami de la famille. J’avais été admise à la toilette de ma cousine Clémentine et l’avais trouvée belle à ravir dans un splendide costume de sultane. La veste courte de satin blanc tombait sur de larges pantalons de satin rose pâle.
Ses cheveux noirs en boucles sur le cou, étaient maintenus par un cercle d’or fermé par une aigrette de diamants. Un voile léger la drapait toute et tamisait l’éclat de ses bijoux qu’elle avait superbes, rivière de diamants, bagues, et bracelets qui s’étageaient sur les bras nus. Les pieds, très petits, chaussés de mignons souliers de satin rose.
J’étais émerveillée. Enveloppée d’une ample sortie de bal garnie de fourrure blanche, elle descendit le grand escalier dans un froufrou de soie.
Vite à la fenêtre, j’ai soulevé le lourd rideau de brocart pour la voir monter dans son coupé.
Dans mon lit blanc je rêvais de contes fantastiques des mille et une nuits. Vers 6 heures du matin, un coup de sonnette impérieux, suivi de beaucoup d’autres, réveilla la maison… Hélas, la charmante Clémentine agonisait sur son lit.
Sur le canapé, le costume soyeux, les petits souliers roses.
La commode ventrue, aux tiroirs ouverts, laissait apercevoir, dans un beau désordre, ses trésors. Sur le marbre, les diamants inutiles ruisselaient… Elle, avec un calme poignant réclamait un prêtre, demandant pardon à chacun, faisant à son petit Gustave d’ultimes recommandations.
A midi, elle n’était plus, emportée par une embolie lente.
Ce fut un grand malheur.
Il y avait à Amiens une jeune et jolie veuve, intelligente et intrigante. Elle était née Marie le Bouffy, veuve du colonel Colonieux mort à la guerre de 1870. J’ai entendu raconter que se trouvant dans un magasin lors du passage du convoi funèbre de ma Cousine (Amiens atterré, lui fit des obsèques splendides) la jolie veuve, se frottant les mains, dit entre haut et bas « Et maintenant, à nous deux, mon petit Alfred ».
Moins d’un an après, elle était Madame Alfred Padieu.
Ma chère Tante Padieu fut abreuvée de douleurs par ses fils.
Léon, homme superbe, était un vrai d’Hangest. Sa vie, dans les détails de laquelle je n’entrerai pas, fut un véritable roman feuilleton. Il s’était engagé en 1870 et se conduisit en héros. Il me gâtait, me promenait sur les boulevards. J’étais très fière de donner la main à mon jeune Cousin. Je savais l’admiration de tous. Il avait été décoré de la Légion d’Honneur sur le champ de bataille, sous Paris, à Bourg-la-Reine. Il avait entraîné ses hommes en s’écriant « Qui m’aime me suive ». Plus tard, marié à Paris, dans la finance, il habitait un joli hôtel rue Pergolèse, dans le quartier des Champs-Élysées. De 1878 à 1884, je fus souvent chez lui. Sa femme était très élégante et belle. Une beauté de gitane. Tous deux aimaient à me promener, me faisaient admirer les monuments, les coins pittoresques et historiques du vieux Paris. Les expositions de peinture, le Salon, étaient un régal pour moi. Je me familiarisais avec les grands artistes, j’apprenais à les connaître et à les apprécier.
Je sortais souvent aussi avec ma Tante Stéphanie, femme de mon Oncle Charles Landrieu. Havraise extrêmement intelligente et bonne, qui passait avec ses filles aînées Madeleine, Susanne et Thérèse, les hivers à Paris. C’est avec elles que je suis allée pour la première fois au Théâtre, à l’Opéra voir jouer Faust, et, ce qui m’a enchantée : M. Poirier au Français et Mignon à l’Opéra comique.
Léon Padieu et ma Tante Stéphanie aimaient les chevaux et avaient de beaux équipages. Les journées se terminaient par une promenade au bois. La voiture de Léon Padieu était très luxueuse, les chevaux étaient bai clair et les livrées du cocher et du laquais de même teinte.
La vie s’ouvrait devant moi, heureuse, sans soucis, belle, pleine de sécurité et mes yeux, avec confiance, envisageaient l’avenir.
Assise au fond de la victoria, je me laissais bercer au trot cadencé de nos beaux coursiers. On admirait les toilettes et toutes les élégantes que nous dépassions. On se montrait discrètement les grands noms de France, les hommes politiques, le futur Général Boulanger, le plus beau cavalier de l’Armée. Les Castellane, les princes de Sagan, les princes de Lesseps, les belles étrangères qui arboraient les dernières modes. Chapeaux minuscules, tailles pincées, poufs, nœuds et retroussis amplifiant la jupe. De délicieuses ombrelles à canne, toutes fanfreluchées de rubans et de dentelles. En somme, rien d’esthétique.
De chaque côté de l’Avenue du Bois, des Champs-Élysées, des rangées de chaises où des familles entières venaient s’asseoir et contempler le défilé des voitures. Au soir tombant, l’air était plus léger, l’Arc de triomphe s’estompait de bleu, On était gai, aimables à l’unisson, à l’Heure comme ici, la vie paraissait facile et il me semblait qu’elle ne pouvait être autre. Si j’avais pu entrevoir l’avenir j’aurais été effrayée par le gouffre de douleur entr’ouvert sous mes pas.
Ces promenades au Bois de Boulogne, autour du lac, sont restées mon dernier souvenir de bonheur humain, de vie calme.
Je suis restée ensuite 46 ans sans retourner au Bois.
Je l’ai revu cette année 1932, vieille et malade. J’y ai évoqué ce temps lointain de ma jeunesse et j’ai trouvé que cette vie simple, naturelle, touchait de bien près la vie luxueuse et facile.
Heureuse elle ne le fut guère dans la suite, ni pour les uns, ni pour les autres.
Adieu luxe, beaux équipages. Adieu surtout douce vallée, maison chérie, lieux bénis de mon enfance, de ma jeunesse.
Tous Ceux que j’ai tant aimés, tendres Parents qui avez modelé notre cœur et nous avez donné le meilleur de vous-mêmes, soyez bénis à jamais. Vos cœurs vivent encore, ils palpitent dans les nôtres.
Sur tant de souvenirs lointains, passent les chères figures, si aimées, de mes Parents. Vous qui avez tant fait, tant peiné, tant aimé pour nous donner, nous assurer le bonheur. De là-haut, vous avez vu s’éparpiller le fruit de tant de labeurs. Cette sécurité du lendemain nous a vite échappé. Me voici vieille, bien vieille. Papa, Maman, votre vie terrestre fut plus courte que la mienne… J’ai peiné, j’ai souffert, j’ai pleuré, mais je ne regrette rien, je n’ai pas laissé s’éteindre le flambeau que vous m’avez appris à garder en moi. Ma vie ne fut pas inutile.
Sans doute la fortune m’aurait-elle gâtée, comme tant d’autres. Et ma chère fille n’aurait pas été pour moi ce qu’elle est.
Aucun regret, mon Dieu, ce que vous avez fait est bien fait. La vie est si courte.
J’avais aussi, à Amiens, un frère de mon Père, mon Oncle Anatole. Il avait une filature de laine, rue des Capucins.
Mes quatre petits cousins étaient des enfants aimables et bien élevés. Louise, la fille aînée, qui est de mon âge, a toujours été, petite, grande, et vieille, une de mes amies les plus chères.
Bon-Papa de Hollande avait une sœur qui avait épousé M. Agricole Gamounet, originaire d’Avignon. Étant venu apprendre l’industrie du tissage à Amiens, il avait épousé Melle de Hollande et n’avait plus quitté les rives de la Somme. Ils avaient un important tissage.
De la génération de mes Grands-Parents, leurs neuf enfants, cousins très affectionnés de ma Mère, étaient tous mariés quand je suis née.
Eux-mêmes eurent de nombreuses familles. Nous étions très liés avec les Thibaut-Gamounet qui habitaient aussi Amiens.
Mes cousins Adolphe et Léon Thibault passaient, avec Léon Padieu, pour être les plus beaux hommes d’Amiens, ils étaient très amateurs de chevaux.
C’était une joie quand ils nous promenaient, leurs chevaux se cabraient, caracolaient et nous étions contentes du petit effet produit.
Ils avaient trois sœurs et un jeune frère. Trois sœurs charmantes, dont Marie et Lucie furent nos amies de cœur. Marie était belle à ravir, un visage de Madone.
Leur jeune frère Paul Thibault, né longtemps après les autres, venait chaque année, avec ses sœurs, passer quelques jours à l’Heure.
Je l’ai porté dans mes bras, il faisait notre joie.
Suite : 19 – L’Abbaye de St Valéry sur Somme
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