Texte de Palmyre Landrieu (2.1), son enfance à l’Heure 1862-1882
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21 – La Vierge, au Crotoy
Nous passions, chaque année, le mois d’août à La Vierge.
La Vierge est un vaste domaine agricole dépendant de St Firmin-lès-Crotoy et complètement isolé en plein Marquenterre (Somme).
Dans ces plaines basses conquises sur la mer du Nord et la baie de Somme, le vent souffle presque constamment et parfois en rafales. Les bois sont rares et les gros bouquets d’ormes tourmentés, se serrent frileusement autour des fermes isolées pour leur faire un semblant de rempart.
Toujours agités, ils poussent leurs branches, dans un même sens, comme une chevelure déroulée et emmêlée par le vent.
Le ciel est changeant, avec de grands nuages voyageurs qui galopent vers l’intérieur du pays. Cela achève de donner à toutes ces terres plates un grand caractère d’éternité.
C’était pour nous le royaume de la pleine joie.
Mon Grand-Père Landrieu avait acheté la Vierge en 1848.
Elle avait été payée en pièces d’argent de 100 sous.
Une grande charette, pleine de sacs de cette lourde monnaie, s’était acheminée de Canchy à Rue, par la forêt, pour déposer son précieux fardeau chez le Notaire de la localité.
Grand-Père avait cinq fils, à tous il voulait donner une parcelle de cette bonne terre de France, si belle et si nourricière.
Le fils aîné Florent que l’on appelait toujours Landrieu, marié à Melle Olympe Maillet, eut la Vierge.
Le second Émile, mon père, marié à Melle Marie de Hollande, eut les herbages et la propriété de l’Heure avec le moulin qui en dépendait.
Le 3ème fils Anatole, marié à Melle Aurélie Levoir, une filature importante à Amiens.
Le 4ème, Charles, marié à Melle Stéphanie Letellier, un lot de terres à Marcheville près de Canchy. Cet oncle dans les affaires, au Havre, vendit ces terres, et voici que quelques années plus tard on y découvrit un gisement de phosphates. C’était une royale fortune qui lui échappait.
Le 5ème et dernier fils Florentin, marié à Melle Marie Dubois, eut la propriété de famille, la belle ferme de Canchy.
Le voyage de la Vierge est un événement, on en parle longtemps à l’avance, on s’y prépare dans une agitation mêlée de rires et de chansons. De grand matin, le jour venu, le break vient se ranger devant la porte, on entasse les colis dans les coffres et chacun trouve sa place, les plus contents sont sans contredit, ceux qui encadrent le cocher sur son siège. La route est longue et le voyage ne peut s’effectuer dans la journée, que grâce à un relais à Nouvion-en-Ponthieu.
Nous sommes attendus à la sortie du Bourg, chez Mme Robin, où nous est servi un repas succulent.
M. Robin, grand chasseur en forêt de Crécy, comme mon père, possède une meute excellente. Mme Robin élégante et incomprise, se plaint à ma Mère et l’entretient à mots couverts de multiples griefs contre sa vie solitaire, loin des plaisirs mondains.
Nos bons trotteurs reprennent le chemin de l’Heure tandis qu’on attelle au break les chevaux de la Vierge, et en route vers le pays des libres espaces et de la grande liberté !
La côte descendue au galop, nous nous acheminons vers Rue, reconnaissant et saluant le paysage familier avec des hourrahs de joie.
Notre arrivée à la Vierge tient du délire.
De bien loin, nous apercevons dans la campagne plate, le bel orme centenaire qui étend sa frondaison touffue au-dessus de la petite Chapelle, ruche blanche et rustique, coiffée en pointe et au creux de laquelle, enchâssée et blottie, se cache une Vierge ancienne.
Chaque année, nos Cousins Valentin et Raoul inaugurent des idées neuves pour nous accueillir : arcs de triomphe, chemins semés de fleurs, route barrée de guirlandes qu’il faut rompre. Les fleurs jouent toujours le rôle principal.
Je me rappelle qu’une année, le break franchissant le portail vint s’arrêter devant le perron. Avant que nous ayons pu faire un mouvement, nous fûmes couvertes de fleurs.
Elles tombaient par mannes en délicieuses avalanches odorantes. Venant des mansardes il pleuvait des feuilles de roses et des pétales de toutes les couleurs.
Les cousins avaient fait emmancher au bout de longues perches, ces mannes rondes où reposent les belles miches dorées et sans arrêt les corbeilles déversaient sur nous, le trésor des fleurs de tout un village, car Saint-Firmin tout entier avait été mis à contribution pour fêter notre entrée triomphale. Valentin et Raoul finirent par se montrer et, nous saluant d’un grand geste à la d’Artagnan, ils nous couvrirent encore de fleurs, leurs chapeaux en étaient remplis.
Ces séjours à la Vierge étaient le libre bonheur, la joie, la grande récompense de nos années d’études. Nous étions toute une bande.
Valentin, Raoul, leurs sœurs Marie et Charlotte. D’Amiens c’était Louise, Georges, Jules, Gustave et nous cinq.
Parfois les plus présents, Antoinette, de Canchy et Aline Maillet, de l’âge de Jeanne. Tous les jours, des voitures sont mises à notre disposition. Ce sont alors des promenades et des randonnées parmi ces chemins verts, encadrés de fossés débordant d’eau, à certains endroits devenant de vraies chaussées au milieu des marais.
De partout nous apercevons le clocher de Saint-Firmin, ancien phare dominant des terres basses conquises sur la mer. Il ne rallie plus par sa lumière les bateaux en détresse, mais par la voix de ses cloches, appelle vers la vraie vie le petit troupeau des humains campé dans le maigre village qui se blottit à son ombre.
Le plus grand bonheur est d’aller à la mer. Il faut une voiture lourde et solide, avec de bons chevaux de trait, car l’effort est rude.
Nous partons dans la voiture à l’herbe, assis sur des bottes de foin odorant, les chevaux attelés en flèche. Après Saint-Firmin, Froise, Saint-Quentin, nous arrivons à la limite des terres cultivées.
C’est maintenant le désert, à perte de vue des dunes succédant aux dunes, parfois très hautes, faites d’un sable blanc, brillant comme du mica, volant au moindre souffle, se déplaçant en tourbillons. Les teintes sont invraisemblables de douceur, comme éclairées en dedans, vrai pays de l’illusion et du mirage. Ces dunes mouvantes sont un danger, on les a rendues plus stables en les plantant d’oyats. Elles y ont perdu leur caractère irréel, leur charme de planète morte. Dans la même heure elles sont d’une blancheur de neige, puis passent à l’azur ombré de rose, pour finir à l’or roux comme un trésor.
Après une zone pénible où l’attelage souffle, enfonçant dans le sable léger et sec, on atteint enfin la plage unie et dure. Les chevaux éreintés, dételés, sont attachés aux roues du char et nous prenons possession de ce royaume de l’immensité, nulle habitation, nulle hutte, nul être humain.
De l’extrême horizon arrive le grand mugissement de la mer agitée sans répit par le flux et le reflux, déroulant sans arrêt la grande tresse de ses vagues, vertes et bleues. Au ciel une mer de gros nuages se mouvant doucement comme un troupeau paissant et profilant sur l’étendue des sables de grandes ombres violettes.
L’air nous paraît vif et neuf. Nous ouvrons des yeux extasiés sur les origines du monde et la liberté des premiers hommes.
C’était alors des cris de joie, des courses folles.
La plage unie, plate, de sable fin, nous semblait élastique et nous renvoyait bondissant comme des balles, l’univers était à nous.
A perte de vue le grand cercle de l’immensité, eau bleue, sables dorés, nous entoure.
Nous partions avec les Mamans pour la journée entière.
Avant le repas nous prenions un bain. Il y avait le croc (dune) des filles et le croc des garçons. Que de fous-rires, quelles farandoles et quel plaisir d’aller au devant de la vague, et tous ensemble, se tenant la main, de se faire mouiller, fouetter et rouler par cette bonne vague fraîche et mousseuse.
Nous faisons honneur au repas pris au creux douillet d’une dune.
Après le déjeuner, nous allons généralement au pas en chantant jusqu’aux cabanes de la pointe. C’est très loin, à l’abri du vent.
Elles se défilent à la pointe extrême de Saint Quentin.
Il y a là en pleine mer une énorme bouée qui mugit dans les vents de tempête et qu’on appelle « le beuglant ». Elle avertit les marins en peine, du péril de cette côte aride et de la présence sous-marine des fameux bancs de Somme qui barrent l’entrée de la baie et sur lesquels, chaque année, les bateaux pêcheurs viennent se perdre. Cette côte fut longtemps inhospitalière et hostile, habitée par tout une tribu de pilleurs d’épaves. Les cabanes, but de cette excursion, sont encore habitées par une famille de braves gens vivant en sauvages et qui, au physique, ont gardé l’apparence de redoutables bandits.
Une après-midi particulièrement chaude et incertaine, nous sommes en route vers les cabanes, quand, tout à coup, du fond de l’horizon de mer nous arrive un grondement sourd et lointain, presque immédiatement suivi d’un long éclair en zigzag. Une vive volte-face et, en courant, nous revenons vers le groupe protecteur des Mamans.
L’orage court plus rapidement que nous.
Un des chevaux, effrayé, vient de casser sa longe et de se sauver.
Le domestique le rattrape à la course, c’est sur la plage une galopade effrénée, entretenue et excitée par le bruit du tonnerre. Il faut le calmer longtemps, il frémit sous la pluie diluvienne qui nous transperce tous. Pas le moindre abri.
L’orage sévit une heure. C’est d’une beauté impressionnante et sauvage. On se croirait aux premiers jours de la Genèse quand Dieu dit : « Séparons la terre des eaux ».
Les éléments sont déchainés dans le vent de tempête, la grêle nous fouette comme une averse de silex.
La mer monte avec un grand bruit, envahissant la plage bien au-delà de ses limites ordinaires.
Quand la tempête a paru se calmer, nous sommes sortis de nos précaires abris de sable et vite nous sommes repartis vers le logis, non sans avoir jeté des regards d’effroi vers le ciel tourmenté, aux nuages d’encre et de feu. Des bandes d’oiseaux sauvages fuyaient en poussant leurs cris aigus et tristes, on sentait que c’était seulement une accalmie.
Par ordre des Parents, chacun gagna sa chambre, son lit. Il y eut distribution de grogs et de tisanes chaudes puis quelques éternuements, mais pas de maladie.
De gras pâturages entourent la Vierge. Le plus beau s’appelle le Champ-Neuf. Nous admirons les vaches, toutes pareilles, robes brun rouge et têtes noires ; elles paissent indolemment l’herbe drue. Beaucoup de ruisseaux et la rivière la Maie, entretiennent dans le sol une bonne fraîcheur propice aux herbages.
Au milieu du Champ-Neuf, une vaste mare fait notre joie.
Ses bords marécageux donnent naissance à une folle végétation aquatique. Dissimulée parmi les joncs, les osiers et les roseaux, est une hutte. C’est là que par les nuits de lune, les chasseurs s’embusquent pour surprendre le gibier migrateur.
Mes jeunes Cousins sont fiers de nous raconter leurs premières émotions de chasse et volontiers nous entraînent à la hutte.
Elle est d’ailleurs charmante cette taupinière mystérieuse.
Au ras de l’eau, les « hayons » s’ouvrent comme des lèvres mi-closes, laissant filtrer une lumière verdâtre, diffuse et parcimonieuse.
On s’habitue vite à cette demi-teinte et l’on distingue les divans bas, les murs de pitchpin comme dans une cabine de navire, les sièges rustiques, vite on court aux « hayons ».
D’un coup d’œil, on prend possession de cette surface plate, lisse, miroir d’opale, parfois d’acier, serti de sombre, sur lequel sans méfiance les beaux oiseaux viendront se poser.
Valentin nous raconte alors, dans un récit de jeune collégien, faisant ses humanités, les préparatifs d’une nuit de chasse.
Dans un cageot on apporte les « appelants » toute une équipe, assez rare, de canards mi-sauvages ; le maillard, chef de file, qui des heures durant fera entendre son coin-coin-coin espacé et régulier ; « la chanteuse » dont le cri plus lent, plus doux et modulé, est ensorcelant pour ceux de sa race, le court-cri. Tous ces appels différents, plaintifs ou graves, forment un concert qui, tout à l’heure, dans l’espace étoilé, fera tressaillir les vols de canards sauvages.
Ils écouteront… descendront…et le triangle s’abattra par larges cercles dans la mare, près de leurs pauvres frères retenus prisonniers par la patte.
Ils seront bien étonnés, ces fils de l’espace, de se retrouver nez à nez avec les vieux appelants de bois rigides (blettes ou étombins) que d’en haut ils avaient pris, aussi, pour de vrais canards.
Par de belles nuits calmes et par certains vents, le gibier abonde. Outre les canards il y a des sarcelles, des bécassines, des poules d’eau, des bléries, des vanneaux huppés à pattes rouges. Par les grands froids et les nuits de gel ce sont des oies, des grèbes argentés et de superbes cygnes blancs. L’oreille et l’œil aux aguets, l’homme perçoit le plus léger friseli de l’eau.
Le gibier s’abat sur le miroir liquide, c’est la minute palpitante pour le chasseur à l’affût. Le canon du fusil sortant à peine du hayon protégé par un petit auvent au ras de l’eau, il tire ces brillants canards aux reflets verts qui tout à l’heure encore, chatoyaient sous un rayon de lune.
Des chiens de marais dressés à cet usage, nagent, rapportent le gibier tombé qui n’est plus qu’une pauvre boule de plumes mouillées.
Tout cela se fait silencieusement, avec le minimum de gestes, afin de ne pas effrayer les autres oiseaux qui rôdent dans la nuit bleue. La mare reprend son calme, sa paix.
Du ciel viennent de longs cris doux, appels pressants et mélancoliques, de la terre répond inlassablement l’équipe des appelants, auxiliaires inconscients du traitre chasseur.
Un huttier est aussi un poète. Il faut qu’il aime la nature, la solitude et le silence qui laisse l’esprit plus libre.
Valentin, inspiré par ces nuits à la belle étoile, faisait des vers qu’il offrait à ses cousines.
A la limite des terres cultivées et des prairies s’étend une grande zone de dunes. Une maigre végétation les recouvre, c’est un chaos de buttes herbeuses, vraies montagnes russes. L’herbe pousse par plaques laissant apparaître de larges bandes de sable fin. On croirait une grande peau de léopard tachetée de fauve. Des pins rabougris, tordus par le vent de mer, se profilent sur le ciel tourmenté. De beaux rayons sortent des nuages pour faire mieux resplendir l’or de cette terre aride.
J’aime cet âpre paysage et quand, dans l’année, je viens seule à la Vierge, je m’assieds au sommet d’une dune avec un livre. Je n’y suis pas longtemps seule, au bout d’un court instant je suis entourée d’une troupe de jeunes lapins roux. Leurs petites queues blanches se trémoussent, leurs longues oreilles s’agitent, c’est un va-et-vient, des sauts, des cabrioles et au moindre mouvement « flutt », tous les petits derrières blancs sautent en l’air et rentrent dans leurs terriers.
Je serais restée des heures dans cette thébaïde.
En 1873, alors que nous étions toutes au jardin entourant Maman, mon Père paraît sur le perron, brandissant une dépêche :
« Marie, Marie, il y a du nouveau à la Vierge ».
On attendait un bébé et le ciel en envoyait deux.
De suite, on ouvre les armoires, on descend des paquets, des cartons. On réunit toute une layette, une superbe robe, dentelle et broderie, qui avait servi à tous nos baptêmes, de minuscules bonnets et le tout va partit à la Vierge. Ce sont deux beaux petits garçons, Gaston et Maurice, et ma Mère est marraine du second.
Nous parlons souvent des jumeaux que l’on ne peut reconnaître, tant ils se ressemblent. On ne les appellera plus jamais que les … « Jumeaux de la Vierge ».
La Vierge est restée la maison fidèle aux vieilles traditions des Landrieu ; l’esprit de famille y est vivace et chacun revoit chaque année avec émotion, ses toits d’ardoises bleues et de tuiles rouges, son orme séculaire abritant la petite Vierge solitaire.
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Suite : 22 – Pierre