Vingt ans de bonheur – 19

Texte de Palmyre Landrieu (2.1), son enfance à l’Heure 1862-1882

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19 – L’Abbaye de Saint-Valéry-sur-Somme

Nous allions souvent à Saint-Valéry-sur-Somme.

La sœur de ma Mère y était mariée à M. Édouard Demay.

C’était une joie, nous aimions notre cousine, la petite Céline, enfant frêle et délicate, qu’on choyait beaucoup. Aussi les départs s’accompagnaient de multiples recommandations de calme et de sagesse.

Il ne fallait ni énerver ni exciter notre jeune Cousine.

Grand émoi pour notre bande joyeuse, turbulente, gaie à l’excès.

Heureusement maintes compensations nous étaient offertes.

D’abord le mystère de la grande maison, Abbaye perdue au milieu des bois et des ruines de l’Église Abbatiale, le parc et ses découvertes, le souterrain et ses secrets, les promenades au bon soleil sur le sable, au bord de cette large baie qui arrondit sa courbe le long d’une pittoresque falaise boisée, et les après-midis dans les bois, aux Bruyères, aux bois du Brun, Cassin et Houdant.

Pour ces longues expéditions on emmène l’ânesse Nanette, la petite Céline est assise sur son dos, bien maintenue par une selle de peau de mouton, et disparaît au milieu des paniers et corbeilles où sont rangés de bons goûters. Nous y faisons honneur avec des cris de Peaux-Rouges.

Jadis, pour traverser la Somme, il fallait passer par Abbeville, tête de ponts, ou emprunter les fameux gués, comme celui de Blanquetaque qui, révélé aux Anglais, nous fit perdre la bataille de Crécy en 1346. On en était resté là quand, au début du XIXe siècle, la mer s’étant retirée, on construisit, de Noyelles à Saint-Valéry, une estacade de 1200 mètres reliant deux tronçons de digue et enjambant la baie.

Depuis lors, le sympathique tortillard s’achemine vers le joli port de Saint-Valéry. A l’heure de la marée, la mer déferle sous l’étroite estacade à voie unique, les vagues éclaboussent les portières, on se croit en pleine mer.

S’il fait de la tempête, c’est effrayant. Maman joignait nos petites mains et depuis je ne suis jamais passée sur l’estacade sans élever mon arbre vers Dieu.

Mon Père, dans son enfance, prenait des bains de mer à Laviers, mais de plus en plus, la mer se retirant, ce pont dangereux fut remplacé en 1914 par une digue pleine, traversée de place en place par de gros collecteurs, à travers lesquels la mer monte aux grandes marées et inonde de vastes prés salés, paradis des moutons.

En tous temps il reste de larges courants et c’est si beau de contempler par les jours de chaleur, les belles vaches rousses, entrées dans l’eau jusqu’au poitrail et continuant inlassablement leur rêve en regardant l’horizon.

Les collines qui enserrent la vallée sont très douces et ont des courbes larges et pleines, harmonieusement cadencées, toujours de beaux nuages arrondis se mirent dans les courants, rendus vivants par le friseli du vent de mer et la course de tout un menu peuple de gibier d’eau.

Une route nationale double la digue. Elle fut inaugurée en 1914 par l’exode des populations fuyant le nord menacé, emportant hardes et cheptel, des milliers de bêtes à corne.

On se serait cru revenu au temps des patriarches.

Bonne Maman nous emmène à tour de rôle à l’Abbaye.

Elle va presque tous les après-midis à la Chapelle Saint Pierre. Je l’y accompagne souvent.

Bonne Maman s’abime dans ses méditations, elle n’est plus sur terre. Je n’ose pas la toucher, encore moins lui parler.

Je dis mon chapelet en examinant le naïf chemin de Croix, puis quand j’ai compté les prie-Dieu, épelé leurs noms, rêvé de beaux voyages vers les pays fabuleux à bord des bateaux charmants, ex-voto qui pendent de la voute basse, je reviens m’asseoir près de Bonne Maman. Bref, je trouve le temps long et pourtant dès mon entrée à la Chapelle, je suis secouée d’un petit frisson. L’horloge de la tribune m’interpelle avec son balancier qui jamais ne s’arrête.

Le balancier bruyant, sonore, dont le glas remplit la chapelle, me dit sans arrêt : « Toujours, Jamais, Toujours, Jamais » Toujours, à droite, Jamais, à gauche. Ce Toujours, Jamais, m’a bien occupée, bien troublée. Il était à sa façon une méditation. Toujours en enfer, Jamais en sortir. J’en avais froid au cœur.

L’horloge existe encore, son tic-tac sonore, Toujours, Jamais, remplit la chapelle de ces deux mots effrayants.

Pour remonter à l’Abbaye, nous traversons la rue de la Ferté si étroite, avec ses minuscules boutiques tassées le long de la falaise et séparées de la mer par une digue pas bien large.

Par de petites ruelles en pente, nous sommes vite sur la digue.

Quelle exquise promenade quand, vers la fin du jour, le flux envahit l’immense baie. La mer sourdement, gonfle les courants et l’eau se met à bruire autour des longs bancs de Somme fauves, bleus, gris, ou mauves, selon le ciel.

C’est un long mugissement contenu, comme un prélude d’orgue.

Avec la marée, les barques rentrent au port : sauterelliers aux voiles gonflées par la brise. Leur long défilé remplit toute la baie de courbes gracieuses suivant les méandres du courant.

Nos mamans savaient nous faire apprécier la grandeur et la pureté d’un tel spectacle. Et quelle joie, quand on arrive justement pour voir amener la voile et débarquer les marins tannés, alourdis par leurs grosses bottes et portant les paniers de poissons. Petites soles, raies, limandes qui sautent et vous échappent quand on veut les saisir et que les pêcheurs dans leur patois savoureux appellent des “quinettes”, mannes de belles crevettes grises, sauterelles qui donnent leurs noms aux bateaux-pêcheurs.

Mais notre admiration reste sans borne devant les beaux maquereaux, trésors raidis de nacre et de perle.

La mer renferme vraiment des merveilles pour nos yeux extasiés.

Souvent, aux barques se mêlent de grands radeaux plats, chargés de galets bleus du Hourdel. On les expédie en Angleterre pour fabriquer de la faïence. Les hommes sur l’avant manœuvrent une longue perche, l’arcboutant sur les bas-fonds, courant le long du bord plat avec des gestes nobles. Nous pensions irrésistiblement aux Normands remontant la Somme et pillant la riche Abbaye de Saint-Riquier.

Bonne Maman, souvent, nous raconte les histoires légendaires de sa famille et comment, pour arrêter ces brigands, Charlemagne qui aimait tant son Abbaye de Centule, avait placé là un de ses barons, Engilbert, pour la défendre et défendre ainsi les marches picardes de son empire et, afin de se l’attacher complètement, le grand empereur avait donné à Engilbert le titre de Comte, d’Abbé de Saint -Riquier et sa fille Berthe en mariage. De ce mariage sortit la maison de Ponthieu, dont une fille Marguerite passa dans la maison de Picquigny qui donne à son tour, une fille Marie à la maison d’Hangest. Elle épousa, vers 1350, Jean d’Hangest. Bonne Maman était la dernière des d’Hangest et heureuse de sentir derrière elle toute une lignée de bons serviteurs de la France. Engilbert eut vite, du reste, assez des honneurs et des guerres. Il se fit simple moine et mourut à Saint-Riquier en odeur de sainteté.

On y garde fidèlement encore le reliquaire de St Engilbert.

De cette terre picarde qui touche la mer et dont Abbeville est la capitale, les souvenirs se lèvent en foule, tout au long des âges, pour décupler en nous l’amour de ce coin du sol, pour l’honneur duquel les nôtres ont vécu et souffert.

Cela, même très jeunes, Gabrielle et moi, les aînées, le sentions à merveille et de notre petit pays nous aimions toutes les histoires, tous les ciels, toutes les nuances, les chaumières blanches coiffées de rouge, les beaux arbres roux à l’automne se mirant dans les étangs et cette baie d’opale, terre illimitée ouverte à nos imaginations vagabondes.

C’est dans cette baie, dans la brume, au creux d’une anse, que s’est formée la flotte de Guillaume le Conquérant, fils de Robert le Diable, Comte de Ponthieu. Les noms chevauchaient dans nos petites têtes.

Venant de la mer, passant devant la tour Harold, nous débouchions après une grimpette en lacets raides, au pied des grosses tours Guillaume.

On nous racontait encore l’histoire de la “Tante Adèle”, sœur de Marguerite de Ponthieu, mariée à St Thomas de Saint-Valéry, et que son père avait enfermée dans un tonneau et jetée à la mer… Elle en est sortie, heureusement.

Que de contes fantastiques !

Ces tours de Guillaume sont le dernier vestige du beau château d’Adèle.

Quelques pas encore et nous sommes arrivées à la grille de l’Abbaye, demeure enchantée comme le château de la Belle au Bois dormant.

De suite, l’ombre des grands arbres séculaires nous accueille, familière et propice au mystère. Au fond de la sombre voute de feuillage, s’aperçoit la façade rose, sobre vision des beaux logis du Grand siècle.

Ordonnance de lignes pures, si harmonieuses, briques et pierres ivoire et rose fanée. Sous le haut toit d’ardoises mauves, au comble pointu, le fronton triangulaire aux armes et à la devise de l’Abbé « Pax » domine le gracieux balcon et la porte d’honneur à double cintre de pierre.

Visage austère et beau où le soleil vient rarement mettre son sourire.

Au détour d’une allée, entre de grands sapins sombres, apparaît tout un pan ruiné de l’Église abbatiale, avec de hauts futs de colonnes et une gracieuse porte ogivale sous laquelle nous passons toujours, l’entrée familiale de la maison étant sur l’autre façade.

Alors commence un vrai enchantement. Le parc se déploie tout en largeur, n’étant plus que douceur et joie de vivre. Je n’ai jamais pu assister aux derniers rayons du jour, à cet instant féérique que j’appelle « l’heure exquise », sans émotion.

Les rayons obliques du soleil viennent dorer doucement les piliers vétustes de la terrasse, de grands rayons zèbrent le parc, projetant les longues ombres des arbres du bois sur les pelouses. La façade rose aux arcades en plein cintre vit d’un doux éclat, dans toute cette verdure. On respire la joie de vivre, d’être là au milieu de ceux qu’on aime.

Une vieille citerne Louis XV achève de donner à ce côté de la maison, un charme exquis. Tout est contraste entre les deux façades, l’une austère et belle, l’autre souriante, joyeuse, ensoleillée ; inséparables comme une âme et son jardin secret. J’ai vécu là avec mes frères et sœurs et petite Céline, des jours incomparables. Dans les bois, c’étaient des journées de Robinson, nous attendions avec des carottes, les lapins à l’entrée des terriers.

Dans le profond souterrain (80 marches) c’était la recherche du trésor des moines, caché à la Révolution.

Dans la petite Abbaye, ferme enclose dans les arbres du parc, de formidables parties de cache-cache et, les beaux soirs de mai, puis de tout l’été, la prière dans la minuscule oratoire perdu au fond des bois.

Mon Oncle aimait le monde et j’ai souvenance de réceptions bien belles en été ou en septembre au moment des chasses.

Mon Père et lui étaient très bonapartistes et liés d’amitié profonde avec Paul de Cassagnac. Ai-je entendu discuter et approuver « l’autorité » ! M. de Cassagnac était un homme splendide, aux aventures retentissantes. Les conversations roulaient et brillaient d’un vif éclat. Une phrase parfois me laissait toute éblouie, surtout quand arrivaient un cousin, Maxime du Camp, écrivain de talent, grand ami de Gustave Flaubert, puis l’Amiral Maréchal de Guerry, neveu de ce saint abbé de Guerry, curé de la Madeleine qui fut fusillé à la Commune avec Mgr d’Arbois. L’Amiral Courbet, camarade de collège de mon Père et de mon Oncle, venait aussi, ainsi que le Docteur Capitan, savant préhistorien et aquarelliste de talent. J’aimais ce cercle vivant et intelligent, où chaque conversation entrouvrait pour mon jeune esprit des perspectives illimitées.

Le cadre était si joli, la grande galerie voutée, avec ses beaux meubles anciens, resplendissant d’un doux éclat aux feux des bougies.

Tout me paraissait beau et immuable.

La vie m’a bien éprouvée, ballottée de toutes les façons.

Je suis toujours revenue à l’Abbaye avec une joie profonde, comme à un port d’attache.

Suite : 20 – Canchy

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