Vingt ans de bonheur – 3

Texte de Palmyre Landrieu (2.1), son enfance à l’Heure 1862-1882

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3 – La fratrie

Gabrielle et moi sommes très unies, onze mois nous séparent et l’on nous considère comme des jumelles. Gabrielle est un bon diable, prête à toutes les escapades, les exercices violents, inventions et innovations quelquefois hasardeuses.

A neuf mois, alors qu’on la croyait encore un petit bébé, elle se mit à marcher toute seule, avant que l’on ait essayé de la mettre sur ses jambes. Ma Tante de la Vierge voulant rendre visite à son Curé, emmène Gabrielle avec elle. Pour s’en débarrasser on la fourre au  jardin où en un quart d’heure, elle arrache toutes les salades, carottes, oignons et autres légumes. C’est au printemps, notre petit lutin a pris toutes ces feuilles pour de l’herbe. Ma Tante est obligée, toute la saison, de fournir M. le Curé de légumes.

Une autre fois, Melle l’ayant enfermée au grenier comme pénitence, elle se met à bousculer tous les vieux meubles boiteux et ayant trouvé au milieu d’instruments de musique hétéroclites, un cor de chasse, elle s’en empare, que voit-elle dans le cornet ? Toute une nichée de rats. Elle les prend au creux de son tablier et quand Melle intriguée de son silence, vient la chercher, elle trouve ma Gabrielle assise jouant avec les petits rats, qui n’avaient pas de poils et qu’elle ne voulait pas quitter.

Melle nous lit et nous commente les annales de la Sainte Enfance, toute notre pitié, le trop plein de nos petits cœurs, va vers ces enfants chinois dont le sort est si malheureux.

Un jour nous nous promenons avec Maman dans le potager, quand Gabrielle accourt rouge, essoufflée, émue au dernier point.

Avec des larmes dans la voix, elle s’adresse à Maman la tire par sa robe, l’amène au bord d’un champ d’artichauts.

« Maman, Maman, vois là-bas, viens, il y a un petit chinois couché sous les feuilles. » Intriguée, ma Mère s’approche. Le petit chinois est un pot de fleurs neuf, presque rose comme de la chair tendre. Gabrielle a bien pleuré son chinois. Mais de ce jour, de cet amour des enfants, des déshérités, lui est venue la vocation religieuse.

Une vocation enracinée, venant des premières années où elle a pris conscience de la vie. Jamais elle n’a pensé à autre chose qu’aux malheureux, à la misère humaine, qu’à Dieu qu’elle a voulu servir dans ses pauvres. Elle est encore aujourd’hui, ma chère petite sœur Gabrielle, une admirable fille de St Vincent.

Notre bande espiègle ne rêvait qu’excursions et robinsons. Nous avions repéré un énorme garde-manger qui avait trouvé sa place, au jardin, au milieu d’un massif d’arbres. Un verni du Japon au feuillage menu et délié y étend ses longues branches contournées. A la fourche la plus haute le garde-manger s’aperçoit. Nous avons vu, bien des fois, la cuisinière manœuvrer la chaine qui actionne une poulie et le garde-manger monte, descend, se balance dans le feuillage touffu.

Un jour, idée saugrenue et stupide d’enfants, nous hissons Jeanne la toute petite, à califourchon sur ce garde-manger. Elle est, lui dit-on, en exploration sur un cocotier où sont cachés des singes, et Gabrielle et moi la hissons, tirant sur la chaine, la mettant au cran d’arrêt, et Jeanne est dans l’espace.

Tout à coup des voix, des rires, toute une conversation nous arrive à travers les branches.

Une visite est venue et Maman promène ses amis dans le jardin ! Vite, nous nous esquivons et petite Jeanne reste perchée là-haut. Elle commence à en avoir assez, la position n’est pas confortable. Alors, quand le groupe des promeneurs arrive à sa hauteur, elle pousse des cris d’oiseaux, ou plutôt de jeune cochon d’inde. Ma Mère intriguée écarte les branches, entre dans le massif, écoute, cherche, et tout à coup levant la tête, aperçoit des petites jambes qui s’agitent désespérément. En un clin d’œil le garde-manger et son gentil gibier est descendu, on nous appelle, nous sommes punies.

Nous ne quitterons pas la classe de l’après-midi et n’assisterons pas au beau goûter que l’on sert sur la pelouse.

Mathilde est la troisième petite fille. Son enfance fut délicate, elle ne nous suivait pas toujours dans nos escapades. Elle était très vive, avait le désir d’agir, de jouer, de faire partie de la bande des grandes. On l’avait surnommée « Melle moi aussi », tant de fois elle disait ces mots voulant nous suivre. Elle allait souvent à St Valéry, étant l’amie de cœur de notre petite cousine Céline. L’air de la mer  lui donnait des couleurs.

Jeune fille il n’y avait plus souvenir de cette délicatesse. Elle avait beaucoup d’entrain. Très spirituelle, elle avait du succès et était fêtée partout où elle allait. Elle s’est mariée, a été heureuse, mais a eu la douleur de perdre ses enfants en bas âge.

Paul, mon frère, était en réalité une quatrième fille. A-t-il joué à la poupée avec nous !
Il faisait de la tapisserie et du crochet. Jamais, enfant, il n’a été le garçon de la famille. Gabrielle se chargeait de le supplanter dans ce rôle. Il était intelligent, a fait de bonnes études au collège St Stanislas.

Il était excellent musicien, un véritable artiste. Dieu l’a appelé. Il a été prêtre, est mort encore jeune, à Fribourg en Suisse, Chanoine de la Cathédrale St Nicolas où il est enterré. Il lui est arrivé, bien souvent, de tenir les célèbres orgues de Fribourg.

Jeanne, ma chère petite sœur Jeanne, était une enfant délicieuse, jolie comme un amour, brune comme Bonne Maman, avec les mêmes yeux, de vrais diamants noirs. C’était une souris qui furetait partout, n’étant de trop nulle part, tant elle savait se faire aimer.

Elle est devenue une personnalité. Son souvenir reste lié, certes, à des jours heureux, mais aussi, surtout, à des jours sombres, quand les aînés ayant quitté le bercail, le malheur s’est abattu sur la maison de famille.

Elle a été, en ce temps-là, la femme forte, le soutien de ma Mère, puis après bien des douleurs, bien des déceptions, la voix de Dieu s’est fait entendre pour la troisième fois chez nous. Elle est entrée chez les petites sœurs de l’Assomption. Dieu l’a rappelée à Lui, quelques années plus tard. Elle avait 29 ans.

Pierre, notre petit Pierre, né 13 ans après Jeanne (j’avais 18 ans) a été la joie, le rayon de soleil, la consolation de la Maison. Il avait plusieurs Mamans, puisque nous toutes, ses grandes sœurs, le considérions comme notre fils. Il était beau comme un jeune dieu. Il n’est pas d’enfant qui fût plus aimé, plus choyé.

Lui aussi, fit de bonnes études, est entré dans l’industrie. Puis la guerre l’a fauché. Après 18 mois de captivité, il est revenu dans un train de grands blessés, infirme pour la vie. Son usine (des petits soldats de plomb) a été fermée. Il vit maintenant dans le midi, administrant un grand domaine de chasse.

Il a épousé une charmante anglaise, notre chère Cissie. Toute notre joie, ce qui nous reste sur la terre, sont leurs deux enfants, Philippe et Françoise. Nous les aimons de tout notre cœur, mais hélas, la France nous sépare…

J’avais 7 ans environ, je revois notre chambre d’enfant avec ses quatre petits lits blancs. Mes petites sœurs dorment. A la lueur de la veilleuse, j’aperçois sur chaque oreiller l’ombre que projettent leurs mignons visages. Je ne dors pas… j’attends. La soirée s’égrène lentement, 9 heures, 10 heures, 11 heures, comme c’est long l’attente.

Mais voici que loin dans le silence de la nuit, un chien se met à aboyer, un autre lui répond ; c’est ainsi de chaumière en chaumière. Une voiture légère, que je ne puis entendre mais que je devine, traverse le village, occasionnant tous ces réveils.

Bientôt, je l’entends, elle a tourné l’avenue.

Ma Mère qui veille en bas a ouvert une porte, elle aussi a entendu le réveil du village. Ma fenêtre est éclairée par le rayon de lumière que projette la lampe qu’elle tient à la main. La voiture arrive, s’arrête brusquement. J’entends des exclamations confuses, je reconnais les voix aimées de mon Père et de ma Mère. Mon cœur d’enfant bondit de joie. « Il est arrivé, c’est Papa ». Et presque de suite, je les entends sur l’escalier. Je suis en défaut, je désobéis, je dois dormir, je vais être grondée, vite sur l’oreiller, j’essaie de fermer les yeux. Mais il est trop tard, les voilà… Tous deux se penchent sur chaque lit. Maman tient la lumière. Comme elle est jeune et jolie dans sons long peignoir à fleurs et Papa, quelle tête de volonté, douce, énergique et loyale. Je me sens fière d’être leur petite fille.

Auprès de chaque couchette, ils s’attardent. Jeanne, la benjamine, a une boucle qui lui cache les yeux. Mathilde est toujours pâlotte, il faudra la faire changer d’air. Gabrielle, le bon diable, s’est fait deux bosses au front.

C’est mon tour….ils sont près de moi. Papa se penche, je sens son visage tout près du mien. Je ne puis résister, dans un élan de passion enfantine, je lui passe les bras autour du cou. « Quoi, tu ne dors pas, mignonne ? Es-tu malade, qu’as-tu ? » – « Oh non, dis-je, je ne pouvais dormir, tu n’étais pas rentré, j’étais inquiète, la nuit est noire et la route déserte. Je pensais à toi, Papa, je priais mon bon ange de te garder ». Je vis des larmes dans les yeux de mes parents, tour à tour ils s’embrassèrent bien fort. Je sens encore leur étreinte chaude et vibrante.

Mon Père dit « Hélas, la voici femme déjà, elle va commencer à souffrir » Des années et des années ont passé sur ce souvenir, me voici vieille, bien plus âgée que mes parents n’ont vécu, pourtant je n’ai rien oublié de cette scène.

De ces parents chéris, nous n’avons eu que des exemples admirables. Jamais, devant nous, n’a été prononcée une parole qui puisse blesser nos oreilles. Ils avaient compris que le secret du bonheur est d’agir, toujours, sous l’œil de Dieu, que le vrai bonheur n’existe que dans le devoir accompli. Que ce bonheur n’est fait que de celui des autres, que toute la douceur de vivre n’est que dans l’oubli de soi-même.

Si petits que nous étions, on nous apprenait à penser aux autres, à nous sacrifier pour eux. Les petits sacrifices d’enfant, des vrais, tout de renoncement, étaient vraiment l’école de la vie. Là, à manger ce miel fort et parfumé, nous avons appris l’amour du prochain, l’oubli de nous-mêmes et l’union d’une famille dans ce qu’elle a de plus pur et de plus traditionnel.

Suite : 4 – Le baptême des poupées 

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