Vingt ans de bonheur – 23

Texte de Palmyre Landrieu (2.1), son enfance à l’Heure 1862-1882

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23 – La Mort de Papa

Mais dans l’ombre déjà se meut le malheur, l’affreuse, la terrible épreuve, la catastrophe qui allait briser tant de bonheur.

Mon Père allait souvent en Angleterre. Il n’avait pas le pied marin et était malade à chacun de ses voyages.

Dans le courant de l’année 1881 le navire sur lequel il voyageait fut pris dans une tempête effroyable. Mon Père fut si malade que le médecin du bord le crut mort.

A partir de cette date sa santé d’altéra, ses forces diminuèrent, il dut cesser ses voyages.

Avec ma Mère, il est allé consulter le docteur Jaccoud, qui a diagnostiqué une maladie de la rate.

Le traitement, confus, fut impuissant à guérir ce mal, alors presque inconnu. Les mois qui ont suivi ont été des jours d’angoisse et de souffrances morales.

Les docteurs, ayant craint les brouillards humides de la vallée, conseillèrent à mon Père de passer l’hiver à Canchy, dans son pays natal. Ma Grand-Mère Landrieu, bien vieille et aveugle, mit toute sa maison à notre disposition. Bonne Maman restait à l’Heure avec les plus jeunes enfants.

Gabrielle et moi sommes près de nos parents, hélas… si affreusement malheureux. J’avais compris que mon Père n’avait aucune illusion sur son mal, mais ma pauvre Mère s’accrochait à l’espérance.

Cet hiver 1881-1882 eut des journées ensoleillées, la saison fut mêlée de grands froids et ensuite de température printanière. Mon Père se promenait, s’appuyant au bras de ses grandes filles.

Un jour, de loin, je le vois au bras de Gabrielle, s’aidant de sa canne, tout emmitouflé dans un long manteau brun, avec une toque de loutre sur la tête, ses pauvres chers yeux décolorés et anxieux, ce cher visage pâle et émacié, une impression de si grande lassitude dans tout le corps que j’eus à l’instant la certitude que Papa, Papa, allait nous être enlevé, que c’était fini à tout jamais de lui, sur la terre.

Je me suis sauvée, cachée dans une chambre inhabitée, blottie comme en une tanière, j’ai pleuré, hurlant de douleur, une désespérance affreuse s’était emparée de moi.

A partir de ce jour, mon Père a été de plus en plus mal, jusqu’au matin où il ne s’est plus levé.

Quel affreux chagrin, comment peut-on vivre en souffrant autant…Ma pauvre Mère, courageuse quand elle entrait dans la chambre, avait des crises de désespoir quand elle en sortait.

Un Ami de la famille, Ami particulier de mon Père, le chanoine Armand Échaut, supérieur de St Stanislas, venait très souvent, restait longtemps près de mon Père.

Dans le courant de février, il nous avertit qu’il passera la nuit près de mon Père et le matin lui apportera le bon Dieu. Gabrielle et moi nous occupons de l’autel.

Nous trouvons encore dans les jardins de belles roses de Noël. Pauvre Père, ce sont les dernières fleurs qu’il ait palpées, touchées, conservées tout un jour à portée de sa main.

Avec quelle foi, quelle dévotion mon Père a reçu la Ste Communion, puis le sacrement des malades. A ma Mère éplorée il disait : « Courage, Marie, ma chère femme, Dieu peut encore me guérir ».

Il était à tout, ayant conservé toutes ses facultés. De l’Heure, trois fois la semaine, on venait lui rendre compte de l’administration du domaine. Il donnait ses ordres, appréciait, redressait, approuvant ou condamnant.

Le jour où mon Père a reçu le bon Dieu, on lui avait amené son dernier enfant, le petit Pierre. Jamais bébé plus beau n’est venu embellir une famille. Il était blond, d’admirables yeux bleu foncé, un visage menu aux traits fins, bien dessinés. A cet âge charmant, il est un splendide bébé, plus tard jeune homme et homme, il est devenu le portrait de mon Père, dont hélas il n’a aucun souvenir.

Ma Mère l’avait assis sur le lit de mon Père et le cher petit, tout heureux de voir son Papa, lui prodiguait tout le vocabulaire de ses gentillesses. « Papa, Papa, embrasse Jésus », et il lui présente la Croix d’un Chapelet. « Papa, Papa, belles fleurs », et il lui promène sur le visage une rose de Noël.

Il s’est endormi près de son Papa qui n’osait plus faire un mouvement et nous tous témoins de ce Père mourant, les yeux ardemment fixés sur son dernier-né, nous avions le cœur déchiré. On a dû enlever Pierre endormi, mon Père l’a embrassé, des larmes coulaient de ses yeux. Il ne devait plus revoir son benjamin qui avait 26 mois.

Les derniers jours de février, l’agonie de mon Père commença.

Agonie affreuse où mon Père étouffant, continuait à donner des signes de connaissance. La maison était remplie de ce râle précurseur de la mort.

Nous étions près de lui, une religieuse de Bon Secours était venue se joindre à nous.

Sans cesse, c’était autour du cher malade des prières, des invocations ardentes, des supplications désespérées que nous offrions à Dieu pour le soulagement de ces affreuses souffrances.

Le 1er mars, date anniversaire de la naissance de mon Père – il prenait cinquante ans – les étouffements se sont calmés, mais alors il ne se réveillait de sa torpeur que lorsqu’on lui parlait, ce que nous évitions le plus possible.

La nuit du 1er au 2 mars, une terrible tempête secoua la terre. Le vent déchaîné brisait tout sur son passage et la pluie torrentielle venait fouetter les vitres de la chambre.

Plusieurs fois, mon Père ouvrit les yeux, cherchant à se rendre compte du bruit. La religieuse lui tâtait le pouls. Vers 3 heures du matin, elle nous dit, à Gabrielle et moi « La fin approche, il faut doucement avertir votre Mère ». Pauvre Mère qui, ayant vu le calme revenu, espérait encore. Quelle mission affreuse, pourtant, tout bas, Gabrielle lui dit « Maman, ma Sœur trouve Papa plus mal, mettons-nous à genoux et prions ».

Tout à coup on entend un pas hésitant, la porte s’ouvre et voici Maman-Mère au bras de sa fidèle Mélie. Elle s’approche du lit : « Mon fils, mon fils… Émile, je suis là, ta vieille Mère qui vit encore ». Et comme, aveugle, elle ne pouvait voir ce fils chéri, doucement elle effleure de ses mains le cher visage, cherche à reconnaître les traits de son enfant. Mon Père, de ce moment, a repris connaissance, nous a parlé, nous a embrassés tous, tenant serrée, près de lui, notre chère Maman qu’il aimait tant.

Au bout de quelques minutes il s’est écrié : « Marie, …  Marie, ma chère femme, mes chers enfants, adieu… adieu, mon Dieu, mon Dieu » et ce fut tout, le meilleur des Pères n’était plus.

Nous restions sur la terre désemparés, en proie à une douleur presque inhumaine. Je ne pense pas qu’on puisse souffrir plus.

Suite : 24 – In memoriam

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