Vingt ans de bonheur – 7

Texte de Palmyre Landrieu (2.1), son enfance à l’Heure 1862-1882

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7 – La Chasse

Mon Père, mes frères, notre parenté, tous, sont chasseurs.

Mon Père, tous les ans, dès le printemps, surveille l’éclosion des nids. Il sait où les compagnies de perdreaux nichent. Aussitôt que j’ai compris, il m’est venu un flair de chasseur et souvent, mon père que j’accompagne, m’appelle son petit chien d’arrêt, ce dont je suis très fière.

Le jour de l’ouverture de la chasse, c’est branle-bas général. Dès le lever du soleil, les chasseurs battent la plaine. Toute la vallée et les coteaux sont parcourus. Que de gibier, perdreaux rasant les éteules blonds, lièvres roux dévalant les coteaux, cailles menues blotties au coin des meules, ont été débusqués, mis en arrêt par les chiens, en joue par les chasseurs, et sont venus grossir les carniers déjà pleins.

La matinée s’avance. A la cuisine on prépare des corbeilles, des paniers où l’on entasse des boissons froides et toutes sortes de victuailles.

Un break porte le déjeuner des chasseurs qui se trouvent réunis à onze heures au lieu-dit “le chemin vert”, en face de ce doux vallonnement du Vauroi, souvenir de Louis XI, venu par ce chemin en pèlerinage à Notre Dame de l’Heure. On aperçoit au bout de la vallée les tours de St Wulfran et à l’opposé l’Abbaye de St Riquier qui m’a toujours parue en ivoire comme la Vierge de Maman.

Lorsque le soleil a atteint un point déterminé, c’est-à-dire, quand ses rayons dorent le bois Boulon sur la côte Rôtie, les chasseurs sifflent les chiens, se rassemblent, et la chasse reprend.

Tout à coup, là-bas, de l’autre côté de la vallée, vers Drucat, des coups de fusil précipités, pan, pan, font lever les têtes. Dans un nuage de poudre et de fumée, on aperçoit Émile Marmin qui, croyant tirer sur un gibier, tue son chien. C’est ainsi, régulièrement, chaque année.

Quand le soleil est sur le point de disparaître, que le soir tombe et que les ombres s’allongent, chacun reprend le chemin du retour, non sans avoir jeté un regard sur cette vallée, berceau de notre famille.

Ce sol, depuis des générations, a été foulé par les nôtres, leurs regards se sont posés aussi sur St Riquier, sur St Wulfran qui s’estompe dans la brume, sur ces arbres splendides qui serpentent au creux de la vallée et indiquent que là, coulent le Scardon et la Sautine, noms charmants, noms de famille mêlés aux noms de mes ancêtres. Chères, gracieuses petites rivières cristallines et verdoyantes, je ne puis penser à vous, à vos beaux ombrages, à vos truites argentées, sans que les larmes ne me mouillent les yeux.

Le soir de la chasse, un dîner réunissait tous les invités.

Chacun a son histoire, voire même son aventure, à raconter.

Un grand office regorge de tout le gibier abattu. J’ai vu souvent des tableaux de 300 perdreaux, 50 lièvres, cailles, râles de genêts et lapereaux à l’unisson. Une année, un chasseur inconnu a tué, dans la prairie, une vache. Gibier un peu encombrant et qui, je n’ai pas besoin de le dire, n’est pas entré dans l’office.

Quand arrive novembre, mon Père part à la chasse au bois, en forêt de Crécy et d’Eu. Il aimait beaucoup cette chasse : ces journées en pleine forêt, suivi de son piqueur et de son chien, étaient pour lui un enchantement. Je me rends compte maintenant que mon Père était un poète, très sensible aux beautés de la nature.

En forêt, on abat du lièvre, du lapin, des bécasses et surtout le gibier de choix, celui qui fait courir, une journée entière, un chasseur : des chevreuils. Un jour, mon Père a poursuivi ainsi durant des kilomètres, une biche. Elle était blessée, son sang coulait, mais voici qu’elle fléchit, ne pouvant plus continuer sa course. Mon père s’approche pour l’achever et la biche qui, sans doute, avait des petits, se met à pleurer, ses larmes coulent, ses plaintes sont si humaines, que le cœur manque à mon Père pour l’exécuter. Il dut appeler Adéodat, son piqueur.

Tous les hivers le Comte de Paris qui habite le château d’Eu, organise une grande battue à laquelle mon Père et ses frères, mes Oncles, prennent part. Mon Père, sauf le sanglier qu’il trouve utile de détruire, n’aime pas les hécatombes de ces charmants animaux, les chevreuils aux yeux si doux, à la robe si brillante et aux mouvements si gracieux.

Toute une saison les quatre petites sœurs ont porté, sur leurs feutres bruns, une aile de bécasse abattue par Papa, et ce cher Père ne pouvait voir sa nichée sans sourire. Ces petites têtes lui rappelaient le bel oiseau migrateur qu’il faut surprendre au creux d’un buisson, qui s’envole difficilement et qu’il faut tirer avec le fusil vertical.

La bécasse est un beau et bon gibier que tout chasseur est heureux d’abattre.

Suite : 8 – Adéodat le piqueur

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