Vingt ans de bonheur – 20

Texte de Palmyre Landrieu (2.1), son enfance à l’Heure 1862-1882

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20 – Canchy

Mes Grands-Parents Landrieu, après le mariage de leur dernier fils, lorsqu’ils lui eurent cédé leur domaine de Canchy, s’étaient retirés dans une charmante propriété qu’ils avaient absolument créée et qui était située non loin de la ferme. Durant des années, avec leurs fils, ils avaient fait des rêves et des projets en vue de ce petit coin, oasis paisible de leur vieillesse. C’est là, après 1870, que nous allions passer nos dimanches. Une vaste salle réunissait toute la famille, une pièce plus petite garnie de grandes armoires, était la salle des enfants.

Ma Grand-Mère mettait à la disposition de ses cinq belles filles, toutes ayant de 4 à 6 enfants, le linge, les aliments, vaisselle et argenterie nécessaires pour tout ce petit monde et disait « Mes filles, vous êtes chez vous, toutes cinq vous rendez nos fils heureux, toutes cinq avec de beaux et bons enfants, vos méthodes pour les élever sont différentes. Comme vous arrivez aux mêmes résultats, faites et agissez ainsi qu’il vous plaît. S’il vous manque la moindre chose, adressez-vous à la cuisine ». Et de la journée, Maman Mère n’apparaissait plus dans cette pièce. Elle était aimée et appréciée de ses belles-filles qui lui reconnaissaient de belles et nobles qualités.

En 1877 à 82 ans, mon Grand-Père est mort. Ma pauvre Grand-Mère avait une grande peine, elle perdait le compagnon et l’ami de toute une longue vie. Sa vue s’affaiblissait de plus en plus. Elle avait la cataracte molle, inopérable à cette époque.

Elle était servie par la mère et la fille, Mélie et Hermance, qui étaient le type de ces servantes de jadis, de vrais chiens fidèles.

Mélie ne quittait pas sa maîtresse qui tricotait toute la journée. Souvent elle laissait tomber des points, il fallait les relever sans que Mme la Mère s’en aperçoive. Puis Mélie avait cette coquetterie que Madame soit impeccablement attifée.

Chère, bonne et admirable Maman Mère, comme nous l’aimions, quelle joie de la voir assise, au coin du feu, dans un grand fauteuil. Aussitôt la porte ouverte, elle tendait vers nous ses mains, elle nous attirait près d’elle et devinait à notre taille lequel de ses petits-enfants elle pressait sur son cœur. Elle était toujours souriante, affable, friande de nos paroles et de petites histoires. Par contre elle savait nous intéresser en nous racontant des histoires vraies du bon vieux temps.

Nous lui faisions surtout répéter, sans cesse, le conte simple, beau, patriarcal : l’histoire de son mariage.

Après la cérémonie à l’Église de l’Heure et le repas traditionnel, son mari notre Papa Père, avait fait approcher la belle jument blanche, qui avait été dressée spécialement pour elle et marchait à l’amble.

Après l’avoir aidée à se mettre en selle, lui-même est monté sur un jeune et beau cheval noir. Les deux montures sont enrubannées de pompons blancs. Tous deux sont alors partis, par monts et par vaux, à travers vallées et collines, passant rivières et ruisseaux à gué.

A cette époque, les chemins vicinaux étaient à peine tracés, il n’y avait que des sentiers.

Elle nous décrivait si bien son bonheur, sa confiance dans celui qu’elle avait choisi et qui allait être l’ami de tous les jours, les bons et les tristes, pêle-mêle tous ensemble, et qu’il fallait vivre avec la même égalité de caractère et d’humeur.

Vers le soir, après Drucat, le Plessiel, Neuilly-l’Hôpital, voici qu’on aperçoit les ailes du moulin de Wicquigny.

Le soleil se couche et flamboie à l’horizon, le sentier s’élargit, on sent un village proche, c’est Canchy. Tout à coup arrive à leur rencontre une chevauchée de cavaliers au petit trot. Ils sont jeunes, en chapeaux haute forme, garnis de longs rubans de toutes couleurs qui flottent au vent. Sur les poitrines de gros bouquets de fleurs d’où s’échappent également des flots multicolores. Ils sont armés de fusils. Le trot s’accélère et arrive près des jeunes mariés. Dressés sur leurs étriers, ils brandissent leurs armes qui, chargées de poudre, partent seules.

C’est une salve joyeuse, des cris de bienvenue, d’enthousiasme, des vivats, les chevaux caracolent, s’effraient. Ce sont les jeunes hommes du village qui accueillent « Madame » à la limite du territoire.

Ces manifestations de joie, de plaisir, vraies fantaisies villageoises, sont bien éloignées maintenant, de nos temps modernes et de l’automobile. Elles avaient leur charme.

Il faut voyager dans l’Afrique du Nord pour en retrouver les pittoresques aspects, rutilants sous le chaud soleil du Maroc et de l’Algérie.

Mes Grands-Parents, encadrés de toute cette jeunesse à cheval, entrèrent en triomphateurs dans Canchy. Sur le seuil de la ferme, les femmes et les jeunes filles endimanchées les attendaient les bras chargés de fleurs et un compliment aux lèvres.

Mon Grand-Père avait offert à sa fiancée vingt mètres de splendide dentelle au point de Malines, ornée de flexibles œillets. Elles garnissaient sa robe de mariée et étaient restées en un seul métrage, intactes et très belles.

Après la mort de mes chers Grands-Parents, au moment du partage, un lot de vraies dentelles échut à mes parents. Au milieu de beaucoup d’autres plus usagées, se trouvaient les Malines de Maman Mère.

Nous les avions religieusement gardées, elles n’avaient servi que pour garnir sa robe de mariée, mais la guerre impitoyable qui détruisit Reims et notre maison, a tout fauché.

Dans les flammes, parmi les obus, les dentelles et mille souvenirs précieux irremplaçables ont été anéantis.

Mes Grands-Parents étaient nés l’un en 1800, l’autre en 1810, et s’étaient mariés, je crois, en 1828.

Entre bien des histoires vraies que Maman Mère se plaisait à nous raconter, deux surtout me sont présentes et bien souvent dans nos promenades en forêt, nous, ses petits-enfants, les évoquions.

Vers 1830, alors qu’elle était encore toute jeune femme, elle attendait un soir le retour de son Mari, parti à Crécy-en-Ponthieu.

C’était l’hiver, il faisait froid, les routes, les chemins étaient gelés et voici que la neige se met à tomber.

Ma Grand-Mère ordonne qu’on ouvre la grille, afin que son Mari puisse entrer directement dans la cour, sans descendre de cheval.

Jamais elle ne fut mieux inspirée.

Au passage de la forêt, en plein Rondel, Papa Père sent son cheval nerveux, excité, finalement il s’emballerait prenant le mors aux dents. Comme la neige tombe et que le froid est vif, il pense sa monture impatiente et se hâtant vers l’écurie. Mais, de plus en plus, le cheval galope, rue, les oreilles dressées et mobiles, donnait ainsi des dignes de peur.

Mon Grand-Père se retourne, et que voit-il ?

Des yeux verts flamboyants qui luisent dans l’obscurité.

Ce sont des loups attachés à leur sillage et qui les suivent d’un trot pressé. De suite, il se rend compte que si le cheval fait le moindre écart, le moindre faux pas, les loups qui ont faim seront sur eux pour les dévorer. Alors mon Grand-Père rassure son cheval, le caresse, le flatte, lui parle, lui redonne confiance, le met à une allure régulière, sachant bien que les loups ne l’attaqueront pas de front, mais profiteront de la moindre défaillance. Heureusement c’était une bonne bête, aux jambes fines et sûres. Elle s’est calmée et à ramené son Maître à Canchy. La grille était grande ouverte, mon Grand-Père est entré directement dans la cour. Les loups qui l’avaient suivi, ont continué leur course, traversant tout le village.

On a le lendemain retrouvé, sur la neige, leurs traces, en direction de la forêt.

Seconde histoire vraie :

Dans cette première partie du XIXe siècle, la forêt de Crécy était un repaire de loups et de sangliers. C’était sans cesse que des moutons étaient enlevés. Des battues étaient organisées, mais le pays restait infesté de ces animaux dangereux.

Quelquefois, entre chien et loup, lorsque ses petits-enfants étaient groupés autour d’elle, regardant les bûches rougeoyer, nous suppliions Maman Mère de nous raconter Gaget.

Cette histoire vraie faisait briller nos yeux et palpiter nos cœurs d’enfants. On sentait que ma Grand-Mère avait été mêlée aux épisodes qu’elle racontait, qu’elle les avait vécus, qu’elle en avait connu les héros, que ces récits vivants elle les tenait d’eux-mêmes.

Gaget était un homme de Canchy, vannier de son état, il était aussi bon musicien, battant le rappel sur le tambour et était à la procession de la Fête-Dieu, un superbe sapeur, dont le tambour faisait courber toutes les têtes au moment de la bénédiction. Mais son instrument favori était le violon. Il était le vrai violoneux de village, celui qu’on invite aux fêtes et aux noces.

Il allait ainsi faire danser la jeunesse à 10 lieues à la ronde.

N’étant pas riche, il faisait toutes ses courses à pied, son violon et sa musette sur le dos.

Vers 1838 il est invité à une noce à Forêt-l’Abbaye, de l’autre côté de la forêt de Crécy.

Il faut partir très tôt car le violoneux précède les mariés à l’Église, l’archet en main, tirant de son violon des sons gais et chantants qui invitent le cortège à esquisser un pas de danse.

Toute la journée, tard dans la nuit, le violoneux monté sur son tonneau, charmait jeunes et vieux.

La liberté lui était rendue dans la nuit après un bon repas, et poches et musette bourrées de brioches.

Voici donc Gaget qui pense au retour, en mars les jours rallongent, dans quelques heures ce sera le petit matin, la traversée de la forêt se fera allègrement. Il a gelé, les chemins sont secs et un bon gourdin est un sûr soutien.

Depuis quelques heures, Gaget marche en plein sous-bois, on voit au profond des taillis, un reflet avant-coureur de l’aube.

Tout à coup Gaget sent à l’intuition certaine, que quelqu’un le suit, se rapproche de plus en plus, va le serrer de près.

Il se retourne et voit sur ses talons, presque sur lui, un loup, un loup efflanqué, redoutable parce que solitaire et féroce quand il a faim.

De plus en plus il s’approche et Gaget sent son souffle chaud qui halète et son nez qui renifle, comme s’il sentait une bonne proie, une chair fraîche à déchirer.

Gaget pense tout à coup à ses « boins quintiaux de brioche ». Il tire de sa poche un morceau, le jette au loup par-dessus son épaule et tandis qu’il le mange attire sa musette à portée de sa main.

Chaque fois que le fauve se rapproche et qu’il perçoit le reniflement de son féroce nez, il jette une parcelle de brioche, n’ayant qu’une crainte, c’est que la provision ne soit épuisée avant la sortie de la forêt. Enfin voici là-bas, loin encore, dans une ogive des taillis, un pan de ciel visible.

Gaget se hâte, tâte sa musette qui est presque vide. Encore un morceau, puis un autre, puis une miette, et ce sera tout.

Enfin c’est l’orée du bois. Jamais traversée de forêt ne fut plus émouvante.

Le loup amusé mais non assouvi par le gâteau, n’a pas osé se jeter sur l’homme. Il l’a laissé à la lisière du bois, retournant dans l’ombre à la recherche de sa tanière. Gaget est arrivé chez lui chancelant, mort de peur, la musette, les poches vides et jurant que plus jamais il n’affronterait la forêt la nuit.

Plus grandes, nous avions de longues conversations avec Maman Mère. Souvent elle abordait la question mariage.

Elle était fière, il lui semblait qu’aucune famille n’était digne de s’unir à la nôtre.

Elle avait horreur de l’armée et nous disait : « Surtout, mes enfants, ne m’amenez jamais un pantalon rouge ! »

Autour d’elle ne s’étaient trouvés que des grognards qui avaient suivi Bonaparte dans ses campagnes. Ils avaient le verbe haut et buvaient sec. Puis, du fait des guerres de l’empire, les campagnes n’avaient plus d’hommes. Ceux qui revenaient étaient perclus ou infirmes.

Maman Mère nous a laissé un souvenir emprunt de gaieté, de bonté, de jugement très sûr et un amour de la famille, de ses cinq fils, si exclusif, si partial que dans sa vieillesse ses fils lui disaient : « Mère, Mère, vous n’êtes plus de votre temps ! ».

Ces Messieurs Landrieu, les cinq frères, ont entouré leurs parents qui tous deux sont arrivés à la vieillesse, d’une si tendre affection, d’un respect, d’une soumission, d’un attachement, d’une vénération si grande, que dans cette partie de la Picardie, cet amour filial est resté longtemps un exemple qui fut rappelé sur les images mortuaires de mon Père.

Suite : 21 – La Vierge, au Crotoy

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