Adieu moulin joli ! – la mort d’Émile

Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre XIII : Adieu moulin joli !

Trois ans déjà depuis la mort de Maman-Mère. Mais dans ces temps de deuils interminables, les dames portaient encore leurs longs voiles de crêpes et les enfants n’avaient droit qu’au blanc et au mauve. Les petits Charles étaient toujours vêtus de leurs longs jerseys blancs, les filles avec des jupes plissées et les garçons en culottes courtes.
C’est ainsi que tous se rencontrèrent l’été suivant pour un grand dîner au moulin de L’Heure. On parlait ouvertement des beaux bénéfices qu’Emile avait faits cette année-là sur les farines et ce fut le mois d’août qui fut choisi pour cette réunion de famille, dans le jardin aux eaux claires, autour des petits ponts enguirlandés, au son joyeux du tic-tac du moulin, la grande chute ayant été arrêtée. Les cousins Thibaut et Padieu d’Amiens avaient été invités et les jeunes filles, très excitées, attendaient avec impatience ces hôtes de choix. Les Thibaut étaient trois : une fille et deux fils, et Gustave Padieu était l’unique fils du Docteur renommé, qui avait soigné tous ces messieurs Landrieu. Ce jeune homme, qui n’avait que 20 ans, était auréolé d’une légende que tante Maria enflait de soupirs et de sous-entendus. Sa mère, Clémentine, née d’Hangest, avait épousé toute jeune le Docteur Padieu, médaille d’or de l’Internat, et s’était suicidée deux ans après, en rentrant d’un bal, où probablement elle avait découvert quelque infidélité. Le Docteur Padieu venait de mourir et son fils portait sur ses jeunes épaules une lourde hérédité mentale et une énorme fortune. Pas beau, mais grand avec une mèche blonde et un long nez, il était pour le moment le parti rêvé de toutes les mères d’Amiens, Abbeville et des plages de la Somme !

Ce beau dimanche d’août, le temps était superbe, les ruisseaux couraient sur les cailloux blancs et les violettes passées avaient fait place à des bordures d’œillets mignardises qui embaumaient au soleil.
Palmyre et Paul avaient, avec un goût charmant, décoré la table avec des fleurs des champs et sur les menus une jolie fleur à l’aquarelle reproduisait un bleuet, une nielle, un coquelicot ou même un épi doré. Mathilde expliqua que c’était une idée qui venait de Paris, mais ces messieurs Landrieu n’en parurent pas enchantés et dirent qu’ils préféraient une belle tête de veau dans son persil à tout ce jardin sur la nappe !

Les inséparables cinq frères n’étaient plus à ce jour que quatre, car les “d’Amiens”, qui étaient à présent les “de Valenciennes” n’étaient pas venus. Landrieu était toujours bien maigre, Émile très pâle, mais Charles et Florentin toujours aussi frais et gais que dans leur jeunesse. Il y avait à table une vraie corbeille de jeunes filles, car les dernières, montées sur tige, Madeleine, Antoinette et Suzanne, promettaient d’être jolies. Marie, de “La Vierge”, avec sa drôle de bobine, sa toison rousse et son esprit endiablé, n’était pas trop déplaisante. Il n’y avait de vraiment ratée que la grosse Charlotte, qui, obèse et nouée, ronflait et bavait en parlant.

Le déjeuner se déroula selon la coutume, avec l’éternel pot-au-feu et le gigot aux légumes verts, mais pour une fois, la tête de veau avait été remplacée par une nouveauté, des tomates farcies. Quelles grimaces avant d’y goûter, et comme la recette avait été donnée par Lucie Thibaut, on félicita la cuisinière, mais pour se confier entre soi, que c’était exécrable !

Après le déjeuner, on alla faire un grand tour dans les pâtures, car le domaine du moulin était entièrement consacré à l’élevage. Il s’y trouvait de belles vaches, des ruisseaux nombreux et de grands étangs à tourbe. Tout cela, comme l’avait expliqué Maman-Mère, c’était une propriété Brocquevielle, ces “originaux”, comme on les appelait dans le pays, qui avaient drainé, planté, semé d’herbe ce qui avait été des marécages incultes, et l’un d’eux avait bâti le manoir du moulin et dessiné avec un goût très XVIIIème siècle ce jardin plein de chemins d’eau, ces petits ponts, ces tonnelles et ces rangées de saules qui pleuraient le long de la grande rivière.

Quand on rentra, le piano chantait et Mathilde exécutait ses pluies de perles avec des doigts légers. Puis Paul, à son tour, fit entendre ses dernière compositions, jamais il n’avait été plus en verve. Hélas, rien ne devait rester de ces mélodies délicieuses, car il ne les écrivait pas et ses doigts seuls suivaient son inspiration.
Adolphe Thibaut chanta tout un répertoire de romances sentimentales avec une voix de ténorino. Les dames émues battaient la mesure avec leurs têtes, en croisant leurs mains sur leur cœur qui palpitait. Les messieurs avaient des yeux attendris et les enfants reprenaient les refrains du temps des cerises et des v-i-ô-lettes fanées. Pour secouer cette crise de sentiment, tante Marie commença à danser. Monsieur l’Abbé avait défendu la valse, mais il n’était pas là. Valentin dansait la polka comme un criquet qui saute, Raoul retrouvait son équilibre dans le pas des patineurs, Thérèse passait de Maurice à Gaston essayant d’entraîner ces deux lourdauds qui la faisaient tourner, comme à la fête de St-Firmin, mais Paul Thibaut vint l’inviter. Il était très grand et dansait si bien qu’ils ne se quittèrent plus, et l’on vit, pendant une heure, tourner, sans parler, ce couple timide, qui tenait leurs deux mains unies par un bouquet d’œillets mignardises.
– Eh, eh, fit Lucie Thibaut à son frère aîné, Petit Paul se lance avec Thérèse, ils ne dansent pas mal, mais ils sont un peu rouges.
– Bah, répondit Adolphe, le temps des cerises….”.

Tante Marie attaqua alors une valse brillante, malgré la défense de Monsieur l’Abbé. Beaucoup de danseurs incapables s’arrêtèrent de tourner, mais on vit s’élancer un couple ravissant. Jeanne et Renée dansaient ensemble, légères comme deux libellules volant sur un étang. La grande fille brune et la petite gosse aux cheveux dorés menaient comme deux professionnelles cette valse à six temps qui réclamait tant de grâce et de mesure, et toute la famille émerveillée la termina par des applaudissements.

Le crépuscule arrivait, c’était la fin d’une belle journée et les omnibus en file avec les yeux ronds de leurs lanternes donnaient le signal du départ. Au moment où le cortège se mettait en route, deux cabriolets et trois omnibus, on s’aperçut que Suzanne n’était pas là. On la chercha partout et Gabrielle la ramena avec de véhéments reproches : on l’avait trouvée très rouge et un peu décoiffée, dans une tonnelle avec…. Gustave Padieu.

Dans l’omnibus où l’on avait entassé les jeunes filles, Madeleine et Antoinette déliraient en parlant d’Adolphe Thibaut, de sa beauté et de ses chansons. Suzanne, un peu honteuse, se taisait, Thérèse serrait sur son cœur le petit bouquet d‘œillets mignardises que Paul Thibaut lui avait donné au départ. Quant à Marcel, qui n‘avait pu trouver place assise, on l‘avait étendu tout de son long sur les genoux des demoiselles, avec ses pieds dépassant par la portière et dans cette position incommode, il continuait tranquillement son bon sommeil de pochard.

Dans un autre omnibus, celui qui s’en allait cahin-caha vers “La Vierge”, c’était un concert d’indignation ! Les jumeaux disaient : “Elle est idiote, cette Thérèse, danser sans souffler avec ch’l’Amienois et nous laisser en plan !” et Charlotte s’indignait de la tenue indécente de Suzanne, trouvée seule au crépuscule avec le fils Padieu !
– Bon, bon, faisait Maman Olympe conciliante, j’en ai fait autant avec mon Landrieu, quand j’avais son âge et certes je ne le regrette nie !”.

Pendant ce temps, Gustave Padieu était en train de recevoir un savon de l’Abbé, dans ce même bosquet où on l’avait trouvé avec Suzanne. L’Abbé accumulait les reproches, au sujet de ce tête à tête scandaleux avec une demoiselle hérétique, à l’écart des yeux de la famille. Gustave l’écoutait avec un sourire ironique en lançant des ricochets dans le ruisseau qui coulait à leurs pieds :”Mais Monsieur l’Abbé, finit-il par demander d’un air innocent, comment pouvez-vous savoir ce qu’on éprouve dans un bosquet, avec une jolie fille, puisque vous avez fait vœu de chasteté ?”.
L’Abbé vexé se tut et s’en alla.

Hélas, cette amusante réunion au moulin de “L’Heure” fut la dernière à laquelle les enfants prirent part. On se rappelle la phrase inquiète de Maman-Mère au sujet de la pâleur d’Émile ? Celui-ci répondait en plaisantant : ”Mais ma pauvre Maman, parce que j’ai eu la scarlatine à 12 ans au Lycée d’Amiens, vous vous êtes toujours inquiétée de ma mine. Je suis un pâle, voilà tout et cela vous surprend au milieu de vos peaux-rouges d’enfants”.
Maman-Mère avait raison, Émile n’était pas robuste et une néphrite, qui s’aggravait, minait peu à peu sa santé. Il avait consulté le Docteur Padieu, qui l’avait mis au régime lacté (cela, c’était très nouveau). Il alla mieux, put reprendre toute son activité, s’engagea dans de grosses spéculations pour lesquelles il gagea son moulin de L’Heure à la banque Adam. Tout allait se résoudre par de gros bénéfices, mais un œdème douloureux le força à rentrer chez lui et, trois jours après, il était mort. Jamais une succession ne se trouva aussi embrouillée, jamais on ne vit une famille plus incapable d’en éclaircir les complications. Il y avait tout de même de l’argent en banque, on retrouva les cent vingt mille francs qu’Émile avait placés là lorsqu’il avait dit satisfait : ”En trois mois, j’ai gagné la dot de Palmyre !”. Cette dot serait à présent partagée en quatre. Les marchés de farine annulés, sans perte mais sans bénéfices, laissèrent à la veuve douze mille francs de rente, mais le moulin charmant, l’héritage de Maman-Mère fut escamoté par Adam et alla rejoindre l’usine de tante Aurélie dans la poche de l’ami et conseiller de ces Messieurs Landrieu.

Tante Marie, qui n’avait jamais fait autre chose que des roulades sur son piano, qui n’avait vu la vie que comme un sujet de contes merveilleux où des princes faisaient, à de belles princesses, des vies dorées, dut aligner les chiffres, signer des papiers, décider des ventes de terrains, puis abandonner le coin charmant du moulin pour aller habiter à Abbeville, une maison spacieuse mais sombre, où sa joyeuse famille allait s’étioler, se décourager en regrettant le décor rare où s’étaient épanouis leurs dons merveilleux.

Aussitôt après la mort de son père, Gabrielle, qui avait vraiment la vocation religieuse, entra au couvent des sœurs de St Vincent de Paul.
Palmyre et Mathilde se marièrent médiocrement : l’aînée à Mantes, avec un quincaillier mi-usine mi-boutique et qui gagnait peu. Elle installa à la place d’un salon un atelier où elle transporta sa boîte d’aquarelle, ses meilleures toiles et l’arbre généalogique des familles d’Hangest, de Hollande-Landrieu et put y rêver à son enfance dans le manoir du moulin, aux domaines de L’Heure et à une soirée à l’Opéra, où elle avait été si élégante et distinguée que Lebargy y était allé de deux doigts de cour. Mathilde, la joyeuse pianiste, dut s’accommoder d’une vie confortable à Paris, mais dans un milieu commun de vendeurs d’apéritifs. Les murs de sa salle à manger s’éclairaient d’aquarelles délicieuses de Palmyre et toutes étaient des souvenirs du moulin : la chute de la rivière, les petits ponts, les ruisseaux dans les fleurs, et les dames en visite l’écoutaient, avec un sourire incrédule, quand elle disait : “C’est le jardin de mon enfance, c’est là que nous avons été élevées”.
Jeanne connut, à Abbeville, de beaux succès mondains, auprès des officiers de cavalerie. Le jour, elle était à peine jolie, un peu jaunette et le nez long, mais en soirée elle resplendissait, pâle, bien faite avec un décolleté de reine et surtout elle dansait à ravir. On espérait beaucoup un joli mariage.
Paul, en fin de compte, ne faisait rien, si ce n’est qu’avec son goût rare il s’était mis à collectionner les vieux meubles picards et les faïences anciennes, mais au lieu de l’encourager, on se moquait de lui.
Pierre, toujours aussi beau, faisait de vagues études à Stanislas.
Quant au moulin de L’Heure, il était devenu la demeure du meunier, les fées avaient déserté les bosquets en friche et les tonnelles en broussailles. Le long des ruisseaux au lieu des chemins de viôlettes, il y avait des cordes à linge et les nymphes s‘étaient enfuies des grottes pleines de roches moussues où l‘on y accrochait à présent le garde-manger. Quant à l‘âme du vieux Brocquevielle, qui avait légué à ses enfants élus, son moulin et ses dons de fantaisie, elle avait dû rentrer toute déçue au paradis des originaux.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.