L’effondrement Letellier – Gabrielle Saglier

Texte de Thérèse Barthas-Landrieu [5.5] 1874-1964, fille de Charles, extrait de « Notre famille picarde » – chapitre XIX : L’effondrement Letellier

La ruine totale de Madame Letellier fut, en vérité, la manœuvre la plus inattendue, la plus saugrenue qu’on puisse imaginer. Depuis le jour où Madeleine, grignotant son crayon, avait affirmé : “Il me faut absolument une sixième demoiselle d’honneur. Ah, j’y pense, Gabrielle Saglier !”, la belle brune, mariée à l’oncle Édouard était entrée dans la famille. Elle n’y avait gagné aucune sympathie, on la sentait jalouse, hargneuse et prenant ombrage de la réussite de ses anciennes amies qui étaient devenues ses nièces. Elle avait une volonté têtue d’en avoir plus que les autres et c’est incroyable la quantité de bijoux qu’elle se fit offrir d’un époux trop faible et dont la déchéance était rapide. Elle avait d’abord voulu l’enlever à ses mauvais amis, en cela on l’avait approuvée, mais elle avait remplacé le café en ville par un cabaret at home. Elle approvisionna la cave de toutes sortes d’apéritifs et de liqueurs, fit des commandes de grands vins et de calvados, et le bienheureux n’eut plus à se déranger pour boire abondamment sous l’œil encourageant de son épouse.

Sa sœur, Stéphanie, qu’il avait tant aimée, vint lui faire quelques remontrances, mais il n’écouta rien et cette démarche fut un prétexte pour une rupture presque complète. A part quelques réunions chez sa mère, où il apparaissait plus déjeté chaque jour, on ne le revit que vers sa fin, avec une ascite énorme, causée par une cirrhose alcoolique et il mourut à 42 ans. Sa délicieuse femme y ayant puissamment contribué. C’est quelque temps avant cette mort, que le notaire de famille était venu avertir Monsieur Landrieu de ventes nombreuses de fermes et propriétés de Madame Letellier. Il lui restait heureusement de nombreux biens, mais Stéphanie eut le tort de ne pas s’en inquiéter.

Quand Gabrielle eut, en trois ans, liquidé son mari, on pensa, avec un soupir qu’elle allait reprendre le chemin de Paris et rentrer chez ses frères dont le petit atelier Saglier prospérait étrangement. Mais on apprit avec stupeur que Madame Letellier l’installait chez elle, dans l’immense et désolé pavillon de la rue d’Étretat. Et comme cette veuve coquette était tout ce qui lui restait de son fils adoré, elle lui confia les clefs de son coffre et la direction de ses affaires. Et là encore ce ne fut pas long. La riche Madame Letellier, la commerçante avisée, la femme des sages économies et des bons placements se laissa rouler comme une vieille incapable. On commença à vendre les grands immeubles de la Place de l’Hôtel de Ville, on vendit les grandes prairies d’alluvions qui bordaient la Seine du Havre à Tancarville, on vendit les logis ouvriers du vieux Havre. Le notaire, qui y avait son profit, ne venait plus prévenir amicalement Monsieur Landrieu. Même avertie par d’inquiétantes rumeurs que faisait la famille Charles, Stéphanie, complètement aveuglée, disait : “Maman a raison de ne pas rester seule avec son affreux chagrin”. Les enfants ajoutaient ironiques, et comme cela les touchait peu :”La tante Gabrielle se fait payer cher ses trois années auprès d’un demi-dément plein à vomir chaque soir, bégayant et bavant chaque matin, ça ne devait pas être très drôle !”. Monsieur Landrieu ajoutait : ”Ça ne me regarde pas et je n’ai aucun droit de m’en mêler”.

Un bon vieux docteur, ami sincère de la famille, conseilla de surveiller de près cette vieille dame qui perdait la tête et ajouta qu’un conseil judiciaire n’avait rien d’infamant. Mais Stéphanie se rebiffa, soulignant que sa mère pour son âge était restée extrêmement lucide et tout en resta là.
Lucide, en réalité Madame Letellier ne l’était plus du tout. La vieille mère Saglier avait rejoint sa fille, auprès de la vieille dame, les frères Saglier y venaient faire de fréquents séjours et ces réunions étaient prétextes pour évincer les petits enfants et pour banqueter aux frais de la succession.

On faisait boire la vieille Madame Letellier plus que de raison. On l’encourageait à goûter ce vieux Bourgogne qu’Édouard aimait tant, à prendre quelques petits verres de ce Calvados qu’il avait lui-même mis en barils de chêne et, si un des enfants venait cet après-midi-là rendre visite à sa grand-mère, il la trouvait rouge et congestionnée. Il est évident que dans cet état, elle avait signé tout ce qu’on volait d’elle.

Hélas, un jour, Madame Letellier, cette fois-là lucide et affolée, fit venir Stéphanie pour lui avouer qu’elle était totalement ruinée. On venait de vendre son beau pavillon, elle se retirait dans un pauvre rez-de-chaussée de trois pièces et n’avait plus pour vivre qu’une rente viagère de trois cent francs par mois que lui avait consentie “par charité” sa belle-fille Gabrielle.

Celle-ci rentrait enfin chez elle. Il lui avait fallu six ans, depuis le cortège nuptial, dans le luxueux pavillon des Letellier, six ans, et l’on apprenait qu’elle avait acheté, à ses frais, tout l’immeuble de la rue d’Enghien. Un grand atelier moderne occupait le rez-de-chaussée. Les magasins de vente en gros étaient au premier et trois étages, remis à neuf, logeaient la famille. Immeubles, capitaux et marchandises représentaient plusieurs millions.

Stéphanie plus pâle et plus maigre, pleurait la fin lamentable d’un frère dont elle embellissait le souvenir et la vie mesquine et sans confort de sa vieille mère. Elle faisait son possible pour l’aider, mais les affaires de la maison de commerce n’étaient pas brillantes. La concurrence des grands bazars devenait effrayante et au moment où on aurait eu besoin de capitaux pour des achats massifs, les banques faisaient la sourde oreille. Il est évident que la ruine de Madame Letellier avait arrêté tout geste complaisant.

C’est à la fin de l’été, dans un octobre pluvieux et triste que Stéphanie allait s’éteindre d’une crise d’asystolie. Elle finit ses jours à Canchy, comme Maman-Mère, et les gens du village qui lui devaient beaucoup de discrètes charités défilèrent de nouveau dans la jolie chambre d’acajou où sur des cretonnes rouges des bergères grises dansaient dans des bosquets. Elle avait près d’elle ses six enfants qui l’aimaient tendrement, sa chère belle-sœur Maria. Des amis en visite venaient lui parler de sa vie admirable, de la reconnaissance et de l’amitié que tous lui avaient vouées. Mais malgré cela elle mourut bien inquiète. Qu’avait-elle prévu ? Que craignait-elle de l’avenir menaçant ? Pourquoi, de ses bras squelettiques et caressants, prit-elle sa grande Thérèse en lui confiant : ”Ma vie a été belle et bien facile, la vôtre sera peut-être moins clémente ! J’ai tort peut-être de voir l’avenir si redoutable, mais j’ai bien peur pour vous, mes chers petits. Courage, la lutte sera dure, mais je te sais vaillante et tu sauras aider les autres, c’est une tradition de la famille Landrieu”.

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