Vingt ans de bonheur – 8

Texte de Palmyre Landrieu (2.1), son enfance à l’Heure 1862-1882

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8 – Adéodat le piqueur

Adéodat habite Canchy, le pays des mes Grands-Parents paternels.

De son premier métier il est laboureur, semeur, moissonneur ; et de son second, qui est certes celui de son cœur, il est porte-carnier, piqueur, chasseur, plus qu’un chasseur, ayant le flair d’un chien, connaissant toutes les habitudes, la vie, la ruse du gibier, le surveillant, le pourchassant des kilomètres, surprenant leur gîte et leur tanière, et y conduisant, à coup sûr, mon Père et mes Oncles, à qui il était dévoué corps et âme. Il n’a jamais possédé de fusil, mais il n’est pas certain qu’il ne fut un habile et rusé poseur de pièges, frisant le braconnier.

Il faut le voir, grand mince, perché sur de longues jambes, la tête courte et petite, des yeux vifs enfoncés dans l’orbite, des yeux de chat qui voient clair dans l’obscurité, des cheveux roux toujours invisibles, cachés l’hiver sous une sorte de calotte à oreilles, en peau de renard, l’été sous un panama roussi par le soleil de nonante saisons. Toujours habillé de toile bleue délavée, avec de courtes bottes.

Son éternelle carnassière en bandoulière et tout un arsenal d’outils, de sifflets, de cornes dont il tire des sons variés.

C’est un type. Mon Père disait : « Adéodat, tu es de la famille des échassiers, tu es planté haut sur pattes, comme les hérons, qui descendent le soir dans la prairie ».

Il est superbe quand il tient les chiens en laisse, surtout ces chiens courants bas sur pattes, qui sont si précieux pour la chasse en forêt. Il est alors le plus heureux des mortels, dans les sous-bois il sait dépister lièvres, chevreuils, et même sangliers.

Adéodat, les soirs de grande chasse, est souvent appelé par les chasseurs et vient dans la salle raconter dans un langage pittoresque de patois picard les incidents curieux et palpitants de la journée.

Dans sa bouche, chaque récit prend une saveur, un accent, une émotion ou un succès de fou-rire que tous apprécient.

Adéodat est mort vieux. Il ne pouvait plus, quoique bien droit encore, surprendre le gibier dans son gîte, mais il aimait l’odeur de la poudre, les aboiements des chiens, les récits de chasse et, jusqu’à la fin, on l’a vu rôder à l’affut dans les champs moissonnés et à l’orée des bois.

Suite : 9 – Norbert Train

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