Vingt ans de bonheur – 1

Texte de Palmyre Landrieu (2.1), son enfance à l’Heure 1862-1882

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1 – La visite de Papa-Père et de Maman-Mère

Rien n’est plus pittoresque que l’arrivée à l’Heure de mes grands-parents. Ils viennent de Canchy, chaque semaine, passer une journée au milieu de nous. Ils ont alors, tous deux, près de 70 ans.

Ils arrivent dans un cabriolet, voiture à deux roues, et leur cheval, une bonne et fidèle jument, s’appelle « Rigolette ».

Ils sont assis, côte à côte, mon grand-père la tête haute, excite de la voix son cheval, ma grand-mère coiffée de sa grande capote coulissée, avec un voile qui lui garantit ses yeux délicats et un immense manchon de putois qui s’étale sur le tablier de la voiture.

Ce tablier est tout un poème. Il est rigide, cerclé de cuivre brillant et se rabat sur les occupants, les enfermant jusqu’au buste.

Leur entrée dans la cour est sensationnelle, on court, chacun s’empresse pour les faire sortir de ce coffre. Ils y sont serrés, comprimés, aplatis par les corbeilles de fruits et gâteries diverses qu’ils apportent à leurs enfants.

Ce jour de visite est toujours le vendredi, car mes grand-parents aiment le poisson, qu’à l’Heure nous avons facilement. Outre le poisson de mer, nous avons de ces délicieuses truites de la Sotine, qu’on attrape au trident.

A propos de trident, je me vois petite fille, dans la grande chambre que je partage avec mes sœurs. Une veilleuse est posée sur la cheminée, éclairant la belle vierge d’ivoire que Maman aime tant.

Je suis éveillée par un bruit vague et lointain et tout à coup une grande lueur éclaire la chambre. J’ai peur, j’appelle Papa, Maman, dont la chambre est contiguë à la nôtre. Mon père accourt de suite et donne les signes de la plus grande contrariété.

Ce sont des braconniers, qui pêchent, la nuit, au trident. Ils sont dans la prairie, ont allumé un grand feu. Le poisson attiré par cette lueur, vient en quantité sur les bords de la rivière et se fait, de suite, harponner par le trident. On les voyait très bien, les hommes se détachant en ombres chinoises. L’un entretenait le feu et trois autres balançaient les terribles engins. C’était sinistre. Mon père voulait absolument aller les trouver, les menacer et prendre leurs noms, mais ma mère l’a supplié de n’en rien faire, tant elle craignait leur vengeance. Mon père s’est contenté de tirer quelques coups de fusil dans le jardin, ce qui d’ailleurs ne les a pas fait partir de suite.

La nuit, quand il m’arrive d’être éveillée, j’écoute alors tous les bruits venant du dehors. Il y a surtout celui de la chute d’eau, qui, régulièrement comme une respiration, comme le cœur même de notre petite vallée, remplit l’air de son battement précipité.

Puis ce sont les arbres bordant la rivière qui s’agitent et, s’il fait de la tempête, c’est grand vacarme. Le vent de loin, à travers la vallée, il mugit, arrive en rafales. Tous les arbres grincent, plient, les hautes branches plus flexibles s’enchevêtrent, l’air est agité et toujours la chute d’eau vit et le cœur de la vallée bat de son pouls régulier.

Quelquefois on entend le mugissement d’une vache, le hennissement de jeunes poulains, qui, la crinière au vent, traversent au galop la prairie. Un chien, très au loin, hurle à la lune. Il appartient à cette ferme de la Bouillarderie qu’on aperçoit entre les arbres, mais qui est séparée de nous par la largeur de la vallée.

Que de rêves nous avons faits, sur cette Bouillarderie qui nous est aussi inaccessible que l’Amérique. Que de rêves enfantins sur ces gens que nous apercevions au milieu de leurs champs, sur ce chien inconnu, sans doute toujours enchaîné, qui nous réveille la nuit.

Et nous nous racontions des histoires fantastiques sur la vie que, sans doute, on mène dans cette maison qui nous attire et nous effraie.

Suite : 2 – La promenade avec Mademoiselle

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